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Full text of "Revue du Lyonnais"

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REVUE 


DU LYONNAIS 


Juillet 1854. 1. 


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RF 


VUE 


DU 


LYONNAIS 


RRCUEIL HISTORIQUE ET LITTÉRAIRE. 


(NOUVELLE SÉRIE). 


TOME IX. 


LYON. 
CHEZ AIMÉ VINGTRINIER, IMPRIMEUR-ÉDITEUR, 


56. 


QUA# SAINT-ANTOINE, 


PARIS. 
CHEZ M. J. TECHENER, LIBRAIREF, 


PLACE DU LOCYRE, 12. 


19854. 


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REVUE 


DU LYONNAIS 


RABCUEIL MISTORKIQUE ET LITTERAIRE, 


L - - ES rm, 


… Poésie. 


CESSY 
ÉPITRE 


6 Mons Felix Dao 


+ Quand les chemins de fer auront abrege irs distances 
qui nous scpareut, si je mc trouve toujouts dans les 
mimes conditions de santc et d'indépendance, j'irai vous 
visiter a Cessv. + 

‘Lettre de M Dauer a M. ne Suexr) 


Hœc requies mea... 


Quoi! vous visiterez mon paisible ermitage ! 

Cela me rend heureux, mais heureux comme un sage, 
Car on n'oserait plus dire heureux comme un roi. 

Le temps de ce proverbe est bien passé, je croi. 

Oui, j'aime à vous entendre, en votre aimable lettre, 
Me donner l'espérance et même me promettre 

Que vous viendrez un jour, sous mes bocages verts, 
Au bruit de mes ruisseaux. me réciter vos vers, 


6 CESSY. 

Je connais votre prose et à trouve fort bonne ; 
De ma Muse ottomane elle fut la patronne, 

Et, si j'ose louer qui me loua si bien, 

Blle m'a rappelé défunt Quintilien. 

Enfin, que la santé, jointe à l'indépendance, 

Se maintienne chez vous, et superbe est ma chance. 
Mais, aux wagons futurs préférant les chevaux, 
Sans attendre que l’art par de hardis travaux, 
Ait uni votre Saône à la mer de Genève, 

Venez, et qu'à loisir ce grand projet s’achève. 


Cessy, telest le nom du champêtre réduit 

Où je vis retiré loin du monde et du bruit. 
Cessy! ce nom est doux sans être bien sonore. 
Cessy! dirait-on pas qu’au lever de l’aurore. 

A travers la forêt humide de la nuit, 

Un sylphe aérien se glisse à petit bruit! 
Faut-il de ce séjour vous offrir la peinture ? 
C'est un joli castel, de moderne structure, 

Sur le pied du Jura négligemment jeté. 

Où le luxe le cède à la commodité. 

Mais, ce qui plait surtout dans cette résidence, 
C'est qu’elle abonde en eaux, en ombrage, en silence. 
C'est qu'on peut, à travers des bosquets ravissants. 
Sans sortir de chez soi se promener longtemps. 
Ces bosquets, en effet, forment plus d’un méandre : 
Tantôt ils font monter, tantôt ils font descendre. 

Là, d’un torrent fougueux ils suivent les contours: 
lei, d’un clair ruisseau bordant l'aimable cours, 
Mélent leur bruissement au murmure de l'onde. 

Et l'on s'y croirait presque aux limites du monde. 
Le tic-tac d'un moulin vous avertit pourtant 

Que ce profond désert n’est pas sans habitant. 


CESSY. 

Car on ne voudrait point, la chose se devine. 

Pour les oiseaux du ciel faire de la farine. 

Auprès de ce moulin est un pré gracieux, 

Vrai tapis d’émeraude à récréer les yeux. | 
L’aulne, le coudrier, le peuplier blanchâtre. 

Forment tout à l’entour un vaste amphithéâtre 

Où l'œil du promeneur aime à se reposer. 

Un soleil de juillet vient-il tout embraser, 
Sentez-vous son ardeur pénétrer dans vos veines, 
Approchez : à grands flots l'argent pur des fontaines 
Coule dans un bassin de sapin revêtu, 

Qui de vous rafraichir possède la vertu. 

Ailleurs, sur un cours d’eau, près d’un chène qui penche, 
Est un rustique banc porté par une planche, 

Et, devant, un pupitre où vous pouvez, au frais, 
Ecrire à vos amis ou dessiner leurs traits. 

Mais l'hiver a jeté son manteau blanc de givre 

Sur ces lieux où naguère il faisait si bon vivre ; 

Les ruisseaux sont glacés, les prés ne sont plus verts, 
Et l’aquilon mugit dans les bosquets déserts ; 

Plus de fleurs, leur absence attriste la nature. 

Eh bien! si vous aimez les fleurs et la verdure, 

Sous ces brillants vitraux, voyez de tous côtés 

Du printemps qui n’est plus resplendir les beautés ; 
Voyez s'épanouir la tulipe, la rose, 

L'œæillet où doucement le regard se repose, 

Le riche achiménès, le fuchsia pendant. 

La bleuâtre pervenche et le cactus ardent. 

Sous des abris moins chauds voyez vivre en famille 
Le laurier, l’yucca, l'oranger où l'or brille. 

Ainsi, quand les beaux jours se sont évanouis, 

Par leurs produits encore les yeux sont réjouis. 


si 


8 CESSY. 

Voilà, cher Daviot, là retraite bénie 

Où je laisse couler le reste de ma vie. 

Jadis, des soins nombreux en agitaient le cours. 

Un peu d’ambition préoccupa mes jours. 

Sur la scène du monde, où tout cherche à paraitre, 
Moi je voulus aussi, tant l’homme est peu son maitre, 
Désertant la campagne et son calme enchanteur, 

Me montrer, à mon tour, frivole imitateur, 

Mais un amer regret suivit ma tentative, 

Et, du milieu des flots m'élançant vers la rive, 

Je regagnai des lieux restés chers à mon cœur, 

: Lieux de repos, d'étude et d’innocent bonheur. 

Je n’en sortirai plus, et cet ami s'abuse 

Qui voudrait que Thémis vint renchainer ma Muse (1). 
Non, quelque rang que m'offre entre les magistrats 
Un homme bienveillant que je n'oublirai pas, 

Je veux vivre mon maître, et n'ai plus fantaisie 
D'entendre de forfait traiter la poëésie. 

Je ne veux pas courber sous un obscur niveau 

Un front où la pensée allume son flambeau. 

Quinze ans, le Code en main, j'ai poursuivi le crime; 
Mais moi-même j'étais sa première victime, | 
Car de tant de noirceurs le spectacle odieux 
Oppressait mon esprit, désenchantait mes yeux. 
Enfin, tout m'a causé chagrin, inquiétude. 

Une chose exceptée, une seule, l'étude. 

Je veux donc sans partage en goûter les douceurs. 
Qu'on ne me parle plus ni d'emplois ni d'honneurs ; 
Je les souhaite à ceux qui, courtisans du monde. 
S'enivrent à la coupe où tant de lie abonde. 
Dédaignant les plaisirs du vulgaire troupeau, 

Moi, j'aime à m'abreuver à la source du heau, 


(4) M. Alcoock, conseiller à la Cour de cassation. 


CESSY. 
Je pense, je travaille à devenir plus sage. 

Et prépare mon âme au terrible passage. 
Heureux qui, près d'entrer dans l’obscur avenir. 
Peut laisser de lui-même un léger souvenir ! 


Bosquets qui m'ètes chers, retraite fraiche et sombre. 
Sur mon front qui s’meline épaississez votre ombre. 
Contre l'ambition, vautour intérieur, 

Contre l’envie encor défendez bien mon cœur: 

Avec ces passions peut-on vivre tranquille ? 

Mais laissez l'amitié visiter cet asile ; 

Laissez venir à moi ceux qui sont indulgents. 
Simples, affectueux, en un mot, bonnes gens, 

Ceux sur qui les grandeurs n'exercent point d'empire. 
ls me plaisent, près d'eux largement je respire. 

De l'hôte de Tibur je n'ai point les talents, 

Mais ses goûts sont en moi : comme lui, rat des champs. 
Je préfère à l'éclat des royales demeures 

Un petit coin de terre où vous bercent les heures; 
J'y trouve oubli des maux, liberté, doux sommeil ; 
Tous les palais du monde ont-ils rien de pareil”? 

Venez donc au plus tôt dans ce pays que j'aime. 

Du tableau que j'ai fait voir l'original même, 

Et pour vous assurer si j'ai bien peint Cessy. 
Séjournez-v longtemps : on juge mieux ainsi. 


ED. SERVAN DE SUGNY. 


A UNE MÈRE. 


Quel espoir te ramène au champ du cimetière 
Pour y porter tes pleurs, à douloureuse mère ‘ 
Tu veux en arroser ton enfant, ton seul bien. 
Ah! c’est un sol ingrat qui ne rend jamais rien ! 


Sans raviver ce lieu chaque soleil retombe : 
Et la mauve et l’hortie envahissent la tombe 
Où le passé repose, où germe l'avenir : 
L'homme y reste enfoui comme son souvenir ! 


Déjà son clair sourire avait trahi son âme. 

Déjà le feu de vie avait jeté sa flamme 

Par ses premiers regards, chauds rayons pour ton cœur, 
Où l'enfant appuyée enfermait ton bonheur. 


A présent, c’est la Mort, sur un tertre accroupie. 
Qui la tient dans ses bras et la berce assoupie. 
La couche à son côté sous un épais gazon. 

Et son ricanement remplace ta chanson. 


Sois patiente, Ô mère ! et jette ta souffrance. 
Comme un riche collier au cou de l'Espérance. 
Aiin que, s'envolant avant toi dans les cieux, 
Elle y fasse un trésor des perles de tes yeux. 


Le corps de ton enfant, sa voix, son doux sourire, 
Et son grand œil surpris où tu savais tout lire. 

Et ses bras étendus vers toi naïvement, 
Renaitront éternels au dernier jugement : 


Puisqu’en ce jour la Mort étouffera sa plainte 

Sous son poudreux linceul, et qu’à son tour atteinte, 
Comme une mère en deuil contemplant un berceau. 
On la verra pleurer le vide du tombeau ! 


ARTHUR DE GRAVILLON. 


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XVe BULLETIN MONUMENTAL 


DE 


LA VILLE DE LYON. 


PRÉAMBULE. 


Depuis la publication du XIVe Bulletin, le 31 mars 1852, de 
grands projets d'aménagements nouveaux pour la ville de Lyon et 
d'embellissements pour sa monumentalité, ont ému l'opinion pu- 
blique ; mais peu de modifications réellement importantes se sont 
produites, soit au point de vue des édifices, soit à celui des sim- 
ples maisons, dans l'immense enceinte de l’auguste cité. Chacune 
des principales villes de France s'efforce aujourd'hui de suivre le 
mouvement d'idées venu de Paris, et de faire plus de place dans 
son sein à l'air, à la lumière, par de vastes alignements réguliers 
mettant le centre en communication directe avec la circonférence. 
ll y a, dans ces subversions violentes du passé, d'incontestables 
avantages, mais elles offrent aussi leurs inconvénients que nous 


12 BULLETIN MONUMENTAL 

n'avons pas mission d'apprécier. Marscille s’apprète à imiter Pa- 
ris et Lyon ; Avignon retentit de la gigantesque entreprise, 
presque résolue, de relier par une artère principale magnifique 
traversant la place de l'Horloge, le palais apostolique à la nouvelle 
gare du chemin de fer; Nimes et Montpellier changent rapide- 
ment leur ancienne ichnographie, et le plan de Dijon lui-même va 
recevoir les plus heureuses rectifications. — Décidément, le vent 
de notre époque est aux révolutions de petite voirie dans les cités 
françaises. — Mais occupons-nous exclusivement de Lyon. 


l. — SAINT-PIERRE DE VAISE. 


Ce temple peut ètre considéré comme le chef-d'œavre de 
M. Desjardins (1). Maintenant qu'il est à peu près fini, on peut 
Je juger dans tous ses effets. Sa flèche romane, à toiture poly- 
chrômique où le ton d’or domine, montant à l'horizon, donne au 
quartier de Vaise la saillie qui lui manquait, l'élément indispen- 
sable d’un paysage complet. En général, M. Desjardins s’est 
montré fidèle aux bonnes traditions de l’École romano - byzan- 
tine ; toutefois , j'aurais désiré qu’il fit, en plusieurs parties de 
détail, moins de concessions au goût actuel, et qu'il se monträt, 
pour certains motifs d'ornementation, plus intimement pénétré 
du génie austère ct liturgique de l’ère représentée. — Pourquoi 
a-t-il joué avec la croix d'amortissement du clocher, et ne l’a-t-il 
pas rigoureusement subordonnée à la tradition de l’église ?.. 


1H, — ÉGLISE DE NOTRE - DAME-SAINT - LOUIS. 


Enfin, cette église catholique à cessé de ressembler à un tem- 
ple protestant à l'extérieur. A défaut d’un couronnement coupo- 
laire surmonté d'une flèche, promis à son clocher, on à donné à 
son faite une vaste croix de fer. Cette croix latine s’est implantée 
en 183 sur la plate-forme du clocher de Saint-Louis. Il me reste 


L'administration vient d'appeler cel artiste à la tête de «on burean 


d'architecture. Ce choix ne pouvait être plus honorable. 


DE LA VILLE DE LYON. 13 


à exprimer le vœu qu'elle soit bientôt couverte d'or. La coupole. 
placée au point d'intersection du chœur, de la nef majeure et 
des croisillons se termine tristement par une voûte qui forme 
son amortissement. Ne conviendrait-il pas d’ériger à cette cime, 
ou la statue de la sainte Vierge-Mère, ou celle de saint Louis, 
comme symbole de l’une ou l’autre consécration de l'édifice ? 

Un orgue neuf a été récemment placé dans l’église de Notre- 
Dame-Saint-Louis, qui ne suffit réellement pas, par suite de son 
développement borné, à contenir tous ses fidèles. On parle de 
projets d’agrandissement en SUppEImANt la cour qui précède 
l’église au couchant. 


I. — ÉGLISE DE SAINT - POLYCARPE. 


Cette église moderne est devenue certainement une des plus 
brillantes et des plus riches de la ville de Lyon, depuis son 
agrandissement. Des fresques ornent la coupole et les transsepts. 
Des fonds d’or ont été donnés à toutes les frises et à toutes les 
arabesques. La chapelle de la sainte Vierge dans le croisillon 
méridional est d’un excellent effet, et par la matière noble qui la 
décore (le marbre blanc) et par les dispositions. L'orgue est d’un 
appareil vraiment somptueux. 

Malheureusement, ce temple bâti en contre-bas de la rue du 
Commerce, sera toujours exposé aux causes d'insalubrité que 
nous voudrions pouvoir éloigner de sa pieuse enceinte. Aussitôt 
que le conseil de fabrique de cette opulente paroisse aura des 
ressources suffisantes, il se hâtera de bâtir un clocher monu- 
mental pour Saint-Polycarpe. 

Une nouvelle paroisse dans le quartier des Gollinettes est 
formée d’un démembrement de celle de Saint-Polycarpe. 


V. — ÉGLISE DE SAINT - AUGUSTIN. 


Le saint évêque d'Hippone à maintenant un temple lyonnais 
sous son invocation, c’est l'église élevée sur le plateau des Tapis 
par M. Bourdet. Les transsepts et le chœur de ce monument in- 
spiré de l’école gothique, Satisfont l'œil et la pensée ; mais la fa- 


1 4 BULLETIN MONUMENTAL 


çade à angles coupés n’est pas supportable si elle doit rester 
permanente. J'espère aussi que ce mauvais clocher en flèche, qui 
ne m’a pas paru (si mes yeux ne m'ont pas trompé), parfaitement 
d'aplomb, n'est qu'une œuvre provisoire. Quant à la phase du 
type ogival représentée par M. Bourdet, elle ne se manifeste 
point ici d’une manière précise. 


© V. — ÉGLISE DE SAINT-BONAVENTURE. 


L'’orgue de ce temple, l’un des plus vastes de Lydn, est enfin 
à sa véritable place. On l’a ajusté avec un art infini au fond de 
l’abside , sans nuire aux grandes baies munies de verrières 
peintes. La restauration de Saint-Bonaventure se continue avec 
beaucoup d'intelligence et d'activité. On s'occupe en ce moment 
même à compléter les verrières des baies qui éclairent la nef 
majeure. J'ai parlé dans les précédents bulletins de la magnifique 
chapelle, bijou de cette belle église. Le zèle de M. l'abbé Pater, 
curé de Saint-Bonaventure, ne se ralentit pas. Je n'aurai plus de 
querelles avec ce vénérable pasteur à propos d'orgue et de messes 
en musique. Ma croisade contre la musique prétendue religieuse 
ne se renouvellera pas. Je n'ai jamais voulu déclarer la guerre 
aux intentions Îles plus désintéressées , les plus généreuses, les 
plus pures; je ne veux pas même en blesser les plus légères sus- 
ceptibilités. é 


VI. — HOTEL-DE-VILLE. — PALAIS-DES-ARTS. 


Ces deux majestueux édifices sont maintenant l’objet d'une 
restauralion sérieuse. Le premier où va s'établir bientôt le ma- 
gistrat chargé de l'administration du département du Rhône, sera 
consolidé et regratté dans toutes ses parties. Le regrattage était 
nécessaire pour raccorder les portions fraichement refaites à neuf 
aux portions anciennes. 

La restauration du palais Saint-Pierre, dont la cour a été ornée 
de platanes et de squares , se borne à des opérations de badi- 
geonnage, de recrépissage et de peintüre, qui régénèrent l'édifice. 


DE LA VILLE DE LYON. 15 


VIH. — ÉGLISE DE L'HOTEL- DIEU. 


Un nouveau groupe en marbre blanc est veau, en 1853, dé- 
corer la belle chapelle de l’Hôtel-Dieu lyonnais. Il représente la 
sainte Vierge soutenant sur ses genoux le corps de son fils déta- 
ché de la croix. Cette œuvre de M. Fabisch est d’une bonne école 
et d’une touchante expression. Elle occupe le retable de l’autel 
dans la chapelle faisant suite à celle où l’on remarque le groupe 
de Notre-Seigneur chez Marthe et Marie. 


- 


VIT. — ÉGLISE DE NOTRE-DAME-DE-FOURVIÈRE. 


M. l'abbé Roux à jugé avec l'autorité de ses opinions, et la nef 
septentrionale si barbare et si grossière, et le clocher si décousu 
dans toutes ses parties, et la Sainte Vierge, si malheureuse 
comme expression et comme symbole. La Mère de Dieu sans 
son divin enfant n’est plus la mère des méres, elle n’a plus de 
sens touchant, traditionnel et populaire ; ce n’est point celle que 
nos mères nous ont fait connaître, honorer, chérir ; ce n’est point 
la Vierge de Fourvière. 

L'anniversaire du 8 décembre aura beau revenir avec toutes 
ses admirables explosions de la piété lyonnaise, avec toutes ses 
effusions, toutes ses fêtes, toutes ses pompes, tous ses élans, 
toutes ses salves d'artillerie, tous ses feux d'artifice et toutes ses 
illuminations ; prêtres et population auront beau, au son de 


16 BULLETIN MONUMENTAL 


toutes les cloches lvonnaises, saluer d’acclamations unanimes et 
confondues, ces cimes de la prière et la cité où brille la statue de 
la Vicrge, il n’en sera pas moins éternellement regrettable que 
le coteau et l’église de Fourvière n'aient point recu la Vierge de 
Fourvière, la Vierge de Lyon et du monde. 

Au Puy, on va ériger une statue monumentale à la sainte Vierge 
sur l'une des cimes qui dominent la cité, celle-ci sera la Sainte 
Vierge-Mère, celle qui hénit et qui protége. Le cœur deS. E. le 
cardinal de Bonald doit tressaillir de joie en songeant à cette ma- 
gnifique inauguration promise à son ancienne ville épiscopale. 

L'Immaculée Conception dun clocher de Fourvière a inspiré 
l'inscription : 

BENFFICIORVM. MEMOR. 
CIVITAS È 


AËRE LVGDVNIL. 


a 


MDCCCLII. 


Que l’on veuille bien toujours ne pas tant maudire l'observa- 
toire de Fourvière. Il peut un jour s’utiliser comme second clocher 
du sanctuaire. 11 est moins difficile qu'on ne le croit d'en mou- 
vementer la structure par des contreforts, des arcatures, etc. 

Les PP. Jésuites ont bâti à côté de l’église de Fourvière un ve- 
ritable palais. C’est grandiose de style, de dispositions, c'est d'un 
bel effet. L'idée si souvent émise de déblayer la cime de Fourvière 
n'est pas réalisable, à mon sens; il est tout naturel que les com- 
* munautés et les âmes pieuses recherchent l'ombre du sanctuaire 
et s’y fassent des abris. — Fourvière, c’est la ville sainte au-dessus 
le la ville profane. 


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IX. — BASILIQUE PRIMATIALE. 


L'orgue de cette basilique ne voile plus la verrière centrale ue 
l’abside ; il a été posé, comme ceux d'Italie, sur le flanc gauche 
du chœur, vis-à-vis de la chaire archiépiscopale. — Du reste, 
aucune modification appréciable ne s’est produite ni dans la mo- 
numentalité ni dans les détails de Saint-Jean. 

Outre que l'orgue d'accompagnement placé au fond de l’abside 
détruisait l'harmonie , il donnait aussi au premier temple de 
l'Église de France un point de ressemblance avec les temples 
luthériens où l'orgue joue le HS rôle dans la décoration et 
dans le culte. 

Au reste, je ne puis parler de Saint-Jean sans émotion. Quelle 
majesté austère et vraiment traditionnelle dans la liturgie ! ei 
rien de théâtral comme dans les églises de Paris ; point de simi- 
lor, point de clinquant, mais la gravité dans les chants, dans les 
poses, dans les cérémonies, et je ne sais quelles ineffables éma- 
nations d’hiératisme que l'on ne trouve pas ailleurs. 


13 BULLETIN MONUMENTAL 


11 parait décidé que la régénération du palais archiepiscopal ne 
se fera pas attendre, et tous les projets sont déjà partis pour Pa- 
ris. — Félicitons-nous d’avoir, le premier, élevé la voix pour in- 
voquer celte régénération. | 

Son Em. Mgr le cardinal de Bonald avait eu l'excellente idée 
d'acheter une croix byzantine et une croix latine, l’une argentée, 
l’autre dorée, pour être placées derrière l’autel majeur de Saint- 
Jean, conformément à la tradition de cette basilique qui, par ce 
double symbole, rappelle le concile œcuménique de Lyon où fut 
prononcée la réunion des églises d'Orient et d'Occident. Je me suis 
aperçu avec peine qu'on ne s'était pas servi de ces croix caracté- 
ristiques le jour de la Fête-Dieu. 

Les verrières de la grande nef doivent solliciter des réparations 
urgentes, car, le 18 juin, les fidèles assemblés dans le chœur re- 
çurent plusieurs gouttes de pluie s’introduisant par les fissures ou 
la solution de continuité de ces vitraux. 


X. — ÉGLISES DIVERSES. 


Rien de nouveau à Saint-Nizier, à Saint-François, à Saint- 
Paul, à Saint-Just, à Saint-Irénée, aux deux églises de la Croix- 
Rousse. Seulement, l’église de Notre-Dame-Saint-Louis de la 
Guillotière achève sa décoration. Quant à celle de Saint-Pothin, 
il serait utile de redorer la croix qui couronne son clocher, car si 
neuve elle est déjà complètement détériorée, vraisemblablement 
l'or était de mauvaise qualité ou sa couche était trop mince. — 
Toutefois, un meuble monumental a été inauguré cette année à 
Saint-Nizier. C’est un dais gothique d'un richesse fabuleuse. — 
Ah ! c'est une belle idée d'encourager les magnificences de la fa- 
brique lyonnaise pour le matériel du culte catholique ; mais, au 
lieu de les appliquer à des meubles qui servent deux fois par an, 
et que l'on dénature dans leur forme reçue, ne pourrait-on pas les 
mettre mieux à leur place, les employer pour des fabernaculum 
ou ciborium, des haldaquins, des parements d’autels majeurs? 

Le dais gothique est un non-sens, car dans l'ère gothique on 
nc se servait que de dais souples, pliants, légers; tels qu’on les a 


DE LA VILLE DE LYON. 19 


conservés à Rome. De grâce, renonçons donc à une gothicomanie 
facheuse qui nous fait oublier les usages liturgiques et les formes 
traditionnelles de l'Église ! Le dais gothique est sans précédents. 
À Saint-Nizier, on a, selon moi, fait abus de la richesse, et cette 
énorme dépense faite pour un dais eût été plus utilement placée 
dans des cloches, puisque cette basilique n’a pas de sonnerie. 


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XI. — ÉGLISE DE SAINT-GEORGES. 


Le croisillon septentrional, aujourd’hui complet, est d’une rare 
magnificence. Les verrières peintes sont au niveau de cette splen- 
deur. On remarque surtout dans ce transsept le retable et le 
contre-retable en bois de la chapelle, chef-d'œuvre d'art et de 
goût. Toute la menuiserie du monument est de la même école. 


XII. — BASILIQUE DE SAINT-MARTIN-D'AINAI. 


Heureuse église ! elle a pour premier pasteur un prêtre plein 
de cœur, de science, de persévérance et d'inspiration, à qui aucun 


20 BULLETIN MONUMENTAL 


sacrifice ne coûte pour achever l'œuvre si noblement entreprise, 
et qui s’est identifié avec elle. L'architecte chargé des travaux est 
ici d'accord avec le pasteur; c'est M. Benoît qui, lui aussi, appar- 
tient à la bonne école, qui est constructeur comme Flachéron et 
homme de goùt comme Gay. L'âme et la verve de M. le curé 
Boué, les connaissances pratiques de M. Benoit se prètent un 
mutuel concours : tout arrive à point dans le temple pour satis- 
faire aux triples besoins de la liturgie, de l'œil, de l’histoire. 

La confession byzantine ou crypte de sainte Blandine est depuis 
longtemps terminée, et j'en ai parlé ailleurs ainsi que de la 
chapelle de la sainte Vierge également achevée. Là est une Im- 
maculée Conception, fille du merveilleux ciseau de Bonnassieux. 
Rien de plus logique que cette personnification à Ainai où le culte 
de ce mystère a pris naissance. 

Une mosaïque représentant le pape Paschal II (M C Vf) qui 
consacra la basilique, a été récemment découverte sous l’autel 
majeur. Elle va être restaurée avec les plus grands soins. Le 
clocher est à la veille de recevoir une rénovation sérieuse, deve- 
nue nécessaire par suite des dégradations que le temps ya 
amenées. | 

Une jolie croix romane dorée a été implantée extérieurement 
sur l’abside de Saint-Martin d’Ainai. 


XIII — PORTE DE SAINT -JUST. 


La porte de Saint-Just n'est pas un monument, mais c’est 
une innovation notable par le type éminemment militaire qui la 
distingue. Elle clot d’une manière sévère, au sud-ouest, la rue 
des Farges qui y aboutit. 


XIV. — STATUE DE NAPOLÉON. 


Il y a longtemps que je réclame pour la place des Terreaux une 
statue historique. — En attendant cette inauguration, celle de 
l'empereur Napoléon [er s’est élevée sur la place de ce nom. C’est 
l'œuvre de M. de Neuwerkerke, Le piédestal est riche et très-beau; 


, DE LA VILLE DE LYON. 21 


la statue semble grêle ; on ne trouve-point d’axe pour saisir la fi- 
gure du héros. La queue du cheval est beaucoup trop tendue et 
produit un disgracieux effet. Ce monument n’a rien de médiocre, 
toutefois, et mème dans ses défauts, il annonce la verve et l’inspi- 
ration de son auteur. Mais il ne peut, en aucune manière, être 
comparé au Louis XIV de Lemot, chef-d'œuvre de la statuaire 
moderne en France. 


XV. — REVUE GÉNÉRALE. 


La belle maison Vincent, place de la Charité, n° 3, a été ap- 
propriée à la destination de la mairie du deuxième arrondissement 
municipal de la ville de Lyon et le Petit-Collége à celle de la mairie 
du cinquième. Parmi les demeures particulières construites dans 
l'intervalle de la publication du XIVe et du XVe Bulletin, aucune 
ne s’est mise à ce niveau d'art atteint par la maison Richard dans 
la rue d'Algérie, et plus récemment encore par plusieurs mai- 
sons de la place de l'Herberie. Celle élevée à l'angle septentrional 
des rues Saint-Joseph et François-Dauphin, ornée d’une niche 
contenant un saint, m'a paru d’un goût équivoque. 

Je nommerai la maison neuve bâtie dans le prolongement de 
la place Saint-Pierre, entre cette place et celle de la Platière, 
comme une construction d’un faire irréprochable. Sobriété et 
tempérance d’ornementation , choix des matériaux, conditions 
sages de la hauteur par rapport à la largeur, tels sont les mérites 
de cette bâtisse. 

La matson que M. Tavernier fait construire par M. Benoit, à 
l'angle des rues Saint-Pierre ct de la Cage sera un archétype de 
somptuosité et de goût. Une niche ornée y est préparée pour 
recevoir la statue de saint Pierre. Ce sera assurément le plus 
beau monument privé de la ville de Lyon, et on peut déjà 
conclure de ce qui existe à ce qui existera. | 

Le quartier-général de M. le maréchal de Castellane, c’est-à- 
dire l’hôtel de la 8e division militaire, a reçu d'importantes mo- 
difications dans ses dépendances extérieures. 

Une nouvelle passerelle s’est dressée sur la Saône : le mode de 


29 BULLETIN MONUMENTAL L 


suspension adopté pour elle-peut offrir d’incontestables éléments 
de solidité, mais à coup sûr, il n'est pas harmonieux. Disons plus, 
tout ici dans la forme produit le plus triste effet. 


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St = =, 


Aucune stalue n'a été jusqu'ici posée dans le Palais-de- 
Justice , dont toutes les parties intérieures semblent avoir été 
sacrifiées aux vestibules. La salle des Pas-Perdus est d’une ma- 
jestueuse ordonnance ; on peut y faire de l’art à volonté, car elle 
est ouverte au levant et d’une admirable salubrité. 

Les grands travaux, dans ces deux dernières campagnes, sem- 
blent s'être concentrés dans les ouvrages nécessaires pour l’ar- 
rivée du chemin de fer à Lyon. Cette jonction de la ligne donnera 
naissance à plusieurs édifices industriels dont nous parkerons en 
temps et lieu ; déjà d'immenses bâtiments couvrent la gare de 
Vaise. 

Le percement de la rue Impériale projetée entre la place Belle- 
cour et celle de la Comédie est commencé; il amènera un amé- 


DE LA VILLE DE LYON. 23 


nagement nouveau de tous les quartiers de la région rhodanienne 
de Lyon. Une foule d'étranglements, de sinuosités, de masses 
informes privées de soleil et d’air disparaltront, et ce sera un | 
grand bien. L'administration préfectorale ne laissera pas com- 
mettre, pour cette magnifique artère, la faute consommée dans 
la rue Centrale ; on lui donnera une largeur digne de la ville de 
Lyon, et en rapport avec la route impériale qui en empruntera le 
parcours. ; 

L'hôtel de la Préfecture et son beau jardin sont condamnés à 
une destruction prochaine. N'est-ce pas une circonstance bien 
favorable pour réparer un grand malheur, la ruine de l'église des 
Jacobins ? Une paroisse nouvelle dans cette région fait le plus 
grand besoin. Espérons qu'elle sera bâtie sur l'emplacement du 
jardin de la Préfecture. 

La place des Cordeliers sera complètement rénovée, et de ses 
flancs jaillira le palais de l’Industrie destiné aux expositions lyon- 
naises industrielles, au tribunal de Commerce, à toutes les in- 
stitutions consulaires, à la Bourse. , 

Si le XVe Bulletin monumental de la ville de Lyon a eu peu de 
faits à constater , les XVIe et XVIIe, on peut le prévoir, seront 
surabondamment défrayés. Notre tâche deviendra plus sérieuse. 
— D'honorables liens nous prescriront plus impérieusement en- 
core la loi de nous montrer inflexible envers l'ignorance présomp- 
tueuse, indulgent pour l’inexpérience modeste qui tâtonne au 
début, et porte une main timide sur les monuments ecclésiasti- 
ques ou civils, sympathique pour les grands travaux nés sous 
la double inspiration de la conscience et du génie, équitable pour 
tous. Nous n'avons de parti pris ni contre les personnes ni contre 
les choses. De mème que l’étincelle se cache dans le silex le plus 
grossier, souvent l'instinct du beau moral et idéal dort au fond 
d’une âme en apparence vulgaire ; il faut qu'il jaillisse à la voix 
indépendante et ferme qui s’est donnée la mission d’exalter les 
éléments de l’art lyonnais. | 

A part Fourvière, l’art, dans ces deux dernières années, n'a 
pas commis de fautes graves, soit dans les monuments publics, 
soit dans les édifices privés. — Qu'on le sache bien, sous le cou- 


24 BULLETIN MONUMENTAL 


rant de l'art lyonnais (et cela est consolant à dire), il y a plus 
d'encouragements que de blâmes à distribuer, il y a plus de 
mérites à constater que de hontes à flétrir. Et puis, Lyon n'est pas 
une grande ville de province ordinaire, c’est une capitale en dis- 
ponibilité, c'est la cité la plus sérieuse de France en toutes choses, 
c'est l'expression suprème de la nationalité provinciale. Tout en 
elle est empreint d’une individualité, d’un esprit comrhunal qu’on 
ne trouve pas plus ailleurs que le type de son clergé et les rites 
de son Église, d'une admirable force de résistance à l'invasion 
des idées parisiennes qui ravagent le pays. Pour comprendre et 
juger la ville de Lyon, il faut sentir un cœur lyonnais battre dans 
sa poitrine, avoir vécu de la vie lyonnaise, avoir participé aux 


douleurs et aux joies de cette auguste cité. Nous dénions formel- 


lement aux étrangers qui se bornent à la parcourir rapidement 
le droit de l’apprécier. — Quant à nous, enfant adoptif de Lyon, 
nous ne cesserons d'augmenter de tous nos efforts l'énergie du 
principe lyonnais. Lyon est et sera l'inspiration constante, la fin 
de tous nos travaux. 


Juin 1854. 
Joseph Barp. 


LA 
DIPLOMATIE FRANÇAISE EN ORIENT 


SOUS FRANÇOIS Ier. 


Après la prise de Constantinople par les Turcs, en 1453, 
Venise s'était hâtée de faire tourner celle catastrophe à son 
profit en accaparant, au détriment du reste de la chrétienté, 
tout le commerce possible avec les barbares. Son empresse- 
ment à reconnaître les nouveaux venus, à se présenter à eux 
comme une puissance tout à fait indifférente aux événements 
politiques, pourvu, toutefois, qu'ils ne portent aucune atteinte 
à la prospérité de ses comptoirs et à la libre circulation de ses 
navires , fut couronné d’un succès complet. Pendant plus d’un 
demi-siècle, le pavilion de St-Marc se promena seul de l’Adria- 
tique an Bosphore et se vit sans contrôle et sans concurrent 
en possession du monopole commercial de l'Orient. Mais, dès 
‘que l’Europe eût accepté les faits accomplis, dès que la France 
catholique se fût familiarisée avec l’idée que Ste-Sophie avait 
pu être transformée en métropole de l’islamisme , l’astucieuse 
république dut faire un relour sur elle-même et s'avouer 
qu'exclure la France du grand marché asiatique , était une 
imprudence dont il lui faudrait plus lard rendre compte. 
Louis XIE, déjà prévenu contre une puissance qu'il tenait pour 


26 LA DIPLOMATIE FRANÇAISE EN ORIENT. 


coupable d'avoir fait échouer toutes les entreprises de la chré- 
tienté, se déclara ouvertement son adversaire et suscita contre 
elle une coalition générale. Il est vrai qu'avant de se ma- 
nifestier d’une façon tout à fait agressive, la colère de Louis 
avait été devancée par Bajazet II, qui, fort peu scrupuleux 
en matière de droit des gens, et rencontrant des possessions 
vénitiennes dans sa marche envahissante , se les élait appro- 
priées el mettait à de rudes épreuves celle reine de l'Adria- 
tique , dont la félonie avait toujours été l’arme la plus usuelle 
et la plus terrible. Au ban du monde civilisé, sans alliances, 
sans sympathies, Venise allait succomber sans la révolution 
qui, fort heureusement pour elle, renversa Bajazet du trône 
en 1512. 

Bien différents des caboteurs véniliens comprimés sous le 
joug d’une aristocratie lâche et jalouse , les Marseillais, en- 
couragés par les rois paternels qui avaient travaillé depuis 
saint Louis à l’affranchissement des communes, déployaient 
leur génie commercial sans autre crainte que celle qu'inspirait 
le peu de sécurité des mers. C'était pour Louis XII l'indication 
de ce qu'il avait à faire. Il rend une ordonnance par laquelle 
les marchandises de l'Orient ne jouiront désormais de l’entrée 
libre dans les ports du royaume , qu'à la condition d'être im- 
portées par navires nationaux. Celle sage mesure, tout inso- 
lile qu’elle puisse paraître aujourd’hui donna un développe- 
ment immense et instantané à nos chantiers de construction, 
el ne larda pas à faire couvrir de nos navires (out le bassin de 
la Méditerranée. L'enthousiasme qu'elle inspira parmi les 
commerçan(s français était si vrai el si unanime, qu'on les 
vit, chacun dans la sphère de ses moyens, prendre à cœur 
de seconder les vues de la couronne, quelque fois même au 
préjudice de leurs intérêts du moment. Ainsi, Laurencia, 
l'un des plus riches industriels de Lyon, chargé par les che- 
valiers de Rhodes d'une fourniture considérable d'artillerie, 


LA DIPLOMATIE FRANÇAISE EN ORIENT. 27 


n'accepte la commande qu'à la condition. sine qua non, que 
loutes les pièces sorties de ses ateliers seront transportées à 
Rhodes sur des navires français. Malgré la facilité qu’auraient 
eue les chevaliers d'opérer sans frais ce transport au moyen 
des galères de la religion , il leur fallut défèrer à la volonté 
(rès-énergiquement exprimée du marchand patriote. 

L'établissement de consulats à Tripoli de Syrie, à Beyrouth 
et à Chypre , se présentait comme une conséquence forcée de 
l'extension dû commerce maritime (1). Rien ne fat négligé 
pour laisser aux personnages attachés à ces postes unc extré- 
me latilude dans la gestion des intérêts de leurs nationaux, 
et élargir, aux yeux des Turcs, le prestige de leur position. 
Pour mieux se concilier le respect des Orientaux, qu'il faut 
éblouir par l'éclat d'un appareil imposant , les représentants 
de notre commerce étaient tenus de donner à toutes leurs ac- 
lions un caractère de grandeur et de majesté. Le cérémonial 
était réglé d'avance. Jamais on ne les voyait sortir, à l’occa- 
sion de leurs fonctions et de leurs visites officielles aax auto- 
rilés locales, qu'accompagnés d'une garde d'honneur et à 
l'ombre d’un parasol , attribut de la souveraineté, porté avec 
autant de pompe que s'il se fdt agi d’une solennité reli- 
gieuse. 

Mieux que n'auraient pu le faire des batailles, ane inspi- 
ralion émanée du trône avait fait pâlir la puissance de Venise 
et nous tenait au moins sur le pied d'égalité avec elle dans 
les contrées qu'un auteur anglais a surnommées le Pactole 
du monde. Telle était notre situation lorsque François 1°", âgé 
de 20 ans, monta sur le trône en 1515. Une conférence qu'il 
avait eue à Bologne avec Léon X, lui avait inspiré l'idée de | 
reconquérir sur les infidèles, au moyen d’une croisade, la 
Grèce où s'était perpélué le souvenir de notre domination ; 


(4) Les eonsuls n'étaient alors que de simples delégues du cominerec. 


28 ‘LA DIPLOMATIE FRANÇAISE EN ORIENT. 


mais les conflits qui signalèrent les commencements du règne 
lui imposèrent d’autres devoirs. Avant de revendiquer, à main 
armée , une terre qu’avaient possédée nos ancêtres à titre plus 
ou moins légitime , François devait songer à se créer des al- 
liances partout où se présenterait la perspective d’un secours 
dans sa lutte contre Charles-Quint. De tous les princes de 
l'Europe, il n’en était pas un seul qui ne fût, de près ou de 
loin, sous la dépendance du roi d’Espagne , et ceux qu'un 
secret instinct eût pu faire pencher du côté de la France, 
avaient trop à craindre , en cas d'’insuccès , pour s avenlurer 
dans une démarche dont les suites menaçaient d'être désas- 
‘reuses. Les mêmes terreurs ne devaient pas se rencontrer 
chez les Ottomans, dont les forces combinées avec celles de 
la France pouvaient être au moins suffisantes pour résisler à 
Charles-Quint , et contrebalancer sa puissance. D'ailleurs, s’il 
lui était possible d’unir les intérêts du Sullan aux siens, 
n'élail-ce pas, pour François I‘, atteindre en quelque sorte 
le but qu'il s'était proposé antérieurement par une conquête 
de la Grèce, puisqu'en Outre de l’abaissement de son rival 
qui lui laisserait la suprématie politique, il pourrait, au mi- 
lieu des terreurs qu'inspiraient les armées oltomanes, dé- 
tourner leur chef de ses vues sur l’Europe , et arrêter ainsi les 
progrès de la barbarie. 

Cette conception si belle, qui promettait des résultats si 
féconds , venait à peine d’éclore dans l'esprit du jeune mo- 
varque, qu'il lui fallut la reléguer au nombre des utopies. 
Sélim , appelé à recueillir la succession de Bajazet, avec les 
idées duquel il s'était identifié, avait enlevé l'Egypte aux 
Mameloucks, vers le commencement de l’année 1517. Par 
suite de cette conquête et de Fabdication du dernier kalife 
Abasside , il s'était vu élevé à la dignité kalifale perpétuée 
jusqu alors dans la tribu arabe des Koreischites, et en cette 
qualité avait reçu du schérif de la Mecque, descendant de 


LA DIPLOMATIE FRANÇAISE EN ORIENT. 29 


Mahomet , les clefs du temple de la Kaaba (1). En même 
temps, la possession de la Syrie et de la Palestine avait fait 
passer entre ses mains les lieux vénérés par la foi chrétienne. 
Léon X , effrayé d’un progrès aussi menaçant, se mit à pre. 
cher une trève des princes chrétiens au profit d'une croisade 
générale, et François IT, malgré ses inclinalions person- 
nelles, dut faire acte d'adhésion sous peine de passer pour 
renégat. | 

La mort de Sélim , survenue en 1519 , vint à propos dé- 
gager le roide France d’une contrainte à laquelleil n’avait pu se 
soustraire. Dans l'espoir bientôt déçu, il est vrai, que le nou- 
veau sullan ne suivrait pas les errements de son prédécesseur, 
on renonça, d'un commun accord, aux projets de la cour de 
Rome qui, elle-même , oublia la croisade , détournée qu’elle 
en était par les progrès de la réforme qui levait audacieuse- 
ment son drapeau en Allemagne. Un autre événement con- 
tribua encore à changer la direction des esprits : la mort de 
l'empereur Maximilien, qui ne devait pas larder à soulever, 
entre Charles et François, les immenses débats de la succes- 
sion. Chacun des deux monarques prélendait à la couronne 
impériale. Parmi les convenances allégnées auprès des élec- 
teurs , celle que la Diète posait en première ligne, était l’ac- 
cession à l’Empire d'un prince qui apportât, par lui-même, 
une puissance capable de tenir tête à la Turquie et de préserver 
l'Allemagne de ses agressions. Tant que le roi de France, 
comptant à tort sur l’efficacité de la coopération du Saïint-Père, 
put croire au succès de ses démarches, il fil de la nécessité 
de défendre la chrétienté le principal argument de sa candi- 
dature ; mais son ardeur religieuse se refroidit lorsque l'élec- 


(1) Depuis cette époque, ce n'est plus seulement comme chef de la 
hicrarchie politique que le sultan d'Istamboul a droit de surveiller les actes 
des ulémas ou ministres de la loi; son titre de Khalife indique la réunion, 
dans ses mains, du double pouvoir spirituel et temporel. 


30 LA DIPLOMATIE FRANÇAISE EN ORIENT. 


tion de son compétiteur lui eût donné la crainte d'un redou- 
blement d'ambition chez le nouvel élu. Comme pour le 
confirmer dans cette appréhension, la mort de Léon X vint 
permettre à Charles-Quint de faire élever, en 1521 , au pon- 
tificat, Adrien VI, son ami, et de réduire ainsi à néant les 
dernières espérances que son rival aurait pu fonder sur l'appui . 
du saint Siège. 

Néanmoins, les préoccupations furent ramenées de force 
vers l'Orient, par l'anxiété qui s'empara de toute l'Europe à 
la nouvelle de la prise de Rhodes, où une poignée de cheva- 
liers avait résislé pendant six mois à une armée de deux 
cent mille Ottomans. Trop occupés de leurs affaires inté-— 
rieures, les princes chréliens s'étaient vus dans l'impuissance 
de protéger ce dernier boulevard de la chrélienté, et tout 
portait à croire que le vainqueur profterait de la panique 
générale pour pénétrer jusqu’en Italie. Ce vainqueur était 
Soliman 11, dit le Magnifique , qui avait succédé à son père 
Sélim, le 22 septembre 1520, héritant d'un empire agrandi 
par de précieuses acquisilions territoriales. A peine sur le 
trône , il se manifestail au monde par deux vicloires, la prise 
de Belgrade, en 1521, et celle de Rhodes, en 1523, else posait 
déjà comme l'arbitre des destinées de l'Europe. Tel était le ré- 
sultat des prédicalions du schisme qui, en paralysant les forces 
dé la chrélienté , l'avaient livrée sans défense au torrent dé- 
vastateur. Pour la seconde fois, les Turcs, à la faveur de nos 
disputes religieuses, se frayaient un passage en Europe ; la 
lâcheté des rhéteurs leur avait ouvert les portes de Constan- 
tinople, en 1453, el les querelles de la réforme venaient de 
laisser lomber sans secours les remparts de Rhodes. Tant il 
est vrai que les nations, lorsqu'elles en viennent à consümer 
leur énergie et leur vitalité dans les luttes oraloires , portent 


LA DIPLOMATIE FRANÇAISE EN ORIENT. 31 


au front le signe indicateur de la main de Dieu, prête à s’ap- 
pesantir sur elles. 

Des défailes avaient depuis quelque temps succédé aux pre- 
miers succès de François If", en Italie, lorsque le désastre 
de Pavie vint achever de plonger la France dans la désola- 
tion. Le roi était prisonnier el ses états à la merci de Charles- 
Quint. C’est alors que du fond de sa prison l'infortuné mo- 
narque, qui avait tout perdu fors l'honneur , se reprit à 
méditer son ancien projet d'alliance avec le Sultan, concep- 
tion sublime qui devail sauver le trône et la France, en lenant 
Charles-Quint constamment en alarmes même au plus fort de 
sa prospérité , et qui se légitimait , d'ailleurs, au point de vue 
religieux par la conduilc de Sélim I, qu'on avait vu 
sur les instances d'un émissaire espagnol, garantir le culte 
des chrétiens en Palestine , et leur laisser bâtir des églises 
en bois. 

A l’insçu de ses geôliers, François trouva moyen d'expédier, 
au nom de sa mère Louise d'Angoulême, un agent secret 
chargé d'intéresser le Grand-Seigneur à ses infortunes ; mais 
cet agent, dont le nom est resté un mystère, ne parvint pas . 
au lerme de sa mission et péril assassiné en traversant la 
Bosnie, ainst que ceux qui l’accompagnaient et au nombre 
desquels se trouvait le bâtard de Chypre. Néanmoins, le ha- 
sard permit que les lettres et les présents, dont il était por- 
(eur, parvinssent à Soliman (1). Ce prince, disposé à se laisser 
aller aux idées généreuses et chevaleresques, ne se sentil pas 
indifférent à la cause du monarque français. Cette cause, 
d’ailleurs, n’avait-elle pas une remarquable coïncidence d'in- 
térêts avec la sienne ? Ne serait-ce point pour la Porte une 


1 


(1) Ces présents consistaient en un rubis de grande valeur , une ceinture 
d’or, deux candélabres d'or estimés dix mille ducats, et un harnais de 
cheval de deux mille ducats. 


+ 


32 LA DIPLOMATIE FRANÇAISE EN ORIENT. 


véritable conquête, une garantie de sécurité que cette alliance 
française qui, l’initiant à la science des rapports élablis entre 
les gouvernements de l'Europe, lui tracerait la marche à 
suivre à leur égard, et la politique à adopter vis-à-vis de chacun 
d'eux. Enfin, puisque l’idée toujours présente à l'esprit des 
Turcs, était celle des Croïisades qu'ils s’attendaient à voir re- - 
naître toutes les fois qu’intervenait un nouveau traité entre le 
Vatican et les cours chrétiennes , quelle incalculable portée 
n’aurail pas un événement qui montrait la première puissance 
de l'Occident, celle que la tradition orientale plaçait en tête 
de la ligue des Etats chrétiens, prête à se séparer de cette 
ligue pour s'unir d'intérêt et d’action à la politique des sul- 
tans. 


Une telle proposition méritait bien qu’on lui fil accueil ; 
mais la mort de l’agent français et la difficulté de mettre la 
main sur un homme assez dévoué aux Turcs et en même lemps 
assez habitué aux usages occidentaux, pour l’envoyer en 
France traiter d'intérêts aussi délicats, ne permit pas à Soliman 
d'envoyer une réponse. Peu après, l'insurrection d'une par- 
tie de l'Asie mineure, lourna ses regards d'un autre côté 
et le contraignit de faire face à des événements d'un'inté- 
rêt plus direct et plus immédiat. 


La captivité de François Ie se prolongeait sans que rien 
laissât prévoir son terme. 11 devenait plus important que jamais 
de connaître les intentions du Sultan. Daris ce but, on fit partir, 
eu 152% , un nouveau chargé d'aflaires nommé Jean Frangi- 
pani, hongrois d'origine, pour reprendre la mission dont 
toute absence de nouvelles semblait dénoter un résullat né- 
galif. Déjà François I" pensait à doter son pays de tout ce 
qui pouvait faire progresser les sciences et les lettres. A la 
suite de son ambassadeur , ou du moins sous sa protection, il 
mil quatre savants, Gilles, antiquaire, Belon, bhotanisle ; 


Cd 


LA DIPLOMATIE FRANÇAISE EN ORIENT. 33 


d'Arvieux et Duloir, chroniqueurs, chargés de rechercher avec 
soin les antiquités, les produits et les usages des pays qu'ils 
allaient parcourir. Ce ne fut qu'à la fin de l’année 1525 que 
le personnel de l'ambassade arriva à Constantinople , où il fut 
reçu avec tant de pompe et d’apparat, que le Baïle de Venise, 
tout ému, s’empressa d'adresser à son gouvernement une note 
où l'on voit percer les marques les plus évidentes d’une in- 
quiète jalousie. C'est de ce moment que date l’usage, con 
servé jusqu'à nos jours, du repas et de la pelisse donnés aux 
ambassadeurs el à leur suite. Jusqu’alors ce n'avait été qu’une 
amère humiliation à laquelle se soumettait le Baïle de la ré- 
pubiique vénilienne. Lorsque ce personnage se présentait au 
sérail, le drogmau allait dire au Sultan : « Un mécréant qui a 
» faim demande à manger et à être vêtu. » Le Sultan répon- 
« dail : Donnez-lui à manger, vêtissez-le, après quoi vous l’in- 
» trodairez. » On couvrait alors le postulant de pelisses et on 
lui offrait le café et la pipe. Soliman, obligé de conserver, 
tot en la réprouvant, cette coutume dont l'abolition eut 
froissé les préjugés de son peuple , sut, à force de générosité , 
la rendre flatteuse pour l’envoyé du roi de France, à tel point 
que depuis lors les ambassadeurs chrétiens ont considéré cette 
cérémonie comme un honneur rendu à leur dignité. Si au- 
jourd’hui le représentant d'une cour avait à se plaindre de 
quelque omission dans l’accomplissement de ce cérémonial , 
Dieu sait s'il n’en résulterait pas un casus bell. 

L'intérêt politique qui s'attachait à la mission de Frangi- 
pani, perdit de son importance par la mise en liberté du roi 
au commencement de l'année 1526, et l'ambassadeur , 
appréciant le nouveau jour sous lequel se présentait la si- 
tuation des affaires, se borna à demander une confirmation 
des priviléges ou capilulalions accordés antérieurement en 
Egypte par les Mameloucks , aux consuls et commerçants de 
Marseille. Ces capilulations , qui n'étaient dans l'origine que 


3 


e- 


34 LA DIPLOMATIE FRANÇAISE EN ORIENT. 


des concessions accordées à de simples particuliers par le 
Soudan d'Egypte, allaient revêlir un caractère plus grave et 
plus solennel en devenant un pacte de souverain à souverain, 
et se présentant comme une base immuable sur laquelle se 
fondèrent, comme nous le verrons bientôt, des traités régu- 
liers entre les deux puissances. 

Un des résultats de cette mission fut le droit de protection, 
octroyé à la couronne de France, sur les saints lieux et les 
religieux gardiens, moyennant une redevance annuelle et à 
perpétuité, de qualorze bourses ou sept mille piastres lur- 
ques, que ceux-ci s'engagèrenl à payer en guise de tribut. 
Le roi de France prit, à celle occasion, le titre de pro- 
tecteur unique des catholiques en Orient, titre religieuse- 
ment conservé depuis par ses successeurs. On connaît 
une lettre de Soliman à son allié au sujet d’une église trans- 
formée en mosquée, qu'il s'excuse de ne pouvoir rendre au 
culte et qui lui fournit l'occasion de protester de son vif désir 
de laisser implicitement eux chréliens, le droil de réparer 
leurs édifices religieux. 

Malgré la loyauté et l’excessive réserve qu'il n'avait ressé 
de montrer dans tous les rapports avec le Divan, Frangipani 
ne put échapper aux soupçons qu'inspira tout naturellement 
sa nalionalilé en présence d'une guerre devenue imminente, 
entre les Hongrois et les Ottomans. Il prit alors le parti de 
rentrer en France. 

Plusieurs années s'écoulèrent avant qu'il fût question 
d'accrédiler un envoyé à Constantinople. C'est pendant cet 
intervalle que l'ordre des Hospitaliers de St-Jean de Jérusa- 
lem, errant depuis son départ de Rhodes, parvint à se re- 
constituer une souverainelé. Le grand maître, Villiers de 
l’Isle-Adam , loujours en quête d’une île où il pül se main- 
tenir indépendant avec ses chevaliers, et désespérant de rien 
obtenir du roi de France, que des liens d'honneur et d'intérêt 


LA DIPLOMATIE FRANÇAISE EN ORIENT. 35 


tout ensemble attachaient au Sullan, avait jeté les yeux sur 
l'île de Malte appartenant à Charlcs-Quint. La demande qu’en 
fit le souverain Pontife, qui s'étail chargé de la négociation, 
ne pouvait souffrir de refus ; car, entre les mains des Hospita- 
liers, Malle devenait, sans qu'il en coûtât rien au trésor im- 
périal , une sentinelle avancée des puissances chrétiennes, au 
devant des flottes ottomanes , el couvrail d’une vigilante et 
valeureuse protection la Sicile, Naples et les côtes d'Italie, 
contre les incursions des barbaresques devenues très-fréquentes 
depuis le dernier siècle. N'était-ce point encore pour l'empe- 
reur une occasion de se ménager des moyens d'action sur 
l'Ordre, au détriment de l'influence française ? Ce motif était 
le plus concluant, et le traité de Castel-Yranco lui donna 
raison en aliénant les îles de Malle et de Gozzo au profit des 
Chevaliers de St-Jean qui prirent alors le nom de Chevaliers 
de Malte. Ainsi placé sous la dépendance espagnole, le conseil 
de l'Ordre n'entretint plus avec la France que des relations 
de pure courtoisie. 

Malgré l'espèce de répugnance que François Ie", sous la 
pression des préjugés de son lemps, pouvail avoir à procla- 
mer ses relations avec les infidèles, ce prince ne se dissimu-— 
‘Jait pas que la conservation de sa couronne lui en faisait une 
loi, d'autant plus impérieuse, que le Sultan venait, par la 
conquêle de ls Hongrie, de prouver à l'Europe combien son 
amitié élait peu à dédaigner. Le moment était venu d’accré- 
diter un nouveau ministre, et Antoine Rincon partit en 15392 
avec le titre d'envoyé. Sa mission officielle élait de tout mettre 
en œuvre pour arrêter le conquérant dans sa marche sur l’Al- 
lemagne , et de s'intéresser aux affaires de la Palestine , en 
verlu du protectorat reconnu de S. M. sur les chrétiens 
d'Orient; mais ses instructions secrètes lui ordonnaient de né- 
gocier une alliance entre la France et le Grand-Seigneur. 

Rincon était un capilaine espagnol exilé de sa patrie et 


30 LA DIPLOMATIE FRANCAISE EN ORIENT. 


entré au service de France par la protection du maréchal de 
Montmorency ; chargé de diverses missions délicates en Hon- 
grie, il s’en était Liré avec une sagacilé et un dévodment qui 
lui avaient valu la confiance de François 1°; malheureuse- 
ment il fut longtemps à se familiariser avec notre langue, et 
l'on peut, en quelque sorte, suivre ses progrès dans ses lettres 
où il mêle assez plaisamment l'espagnol, l'italien, le latin el 
le français, ce qui ne l'empêche pas de jouer, plus tard , un 
grand rôle dans notre diplomatie. 

L'envoyé passa par Venise et Raguse ; une maladie le re- 
tint quelque temps à Zara, puis, après un court séjour à 
Constantinople, il prit la route de Belgrade où Soliman avait 
établi son quartier-général. C’est là que lui fut faite la splen- 
dide réception dont les détails sont consignés dans un Mémoire 
de Moustapha Djelalzad, secrétaire du Sultan. Son entrée 
dans le camp eut lieu le 5 juillet 1539, après le coucher du 
soleil, à la lueur de quatre cent mille torches que les soldats 
turcs portaient à leurs lances, et au bruil d'une salve de 
toute l'artillerie. Objet des prévenances les plus gracieuses, 
Rincon fut admis à l'honneur de baiser la main du Sultan 
et d'assister à un divan général ordonné en son honneur. 
De els préliminaires ne pouvaient que présager le succès 
des négocialions, cependant Soliman , lorsqu'il eut été 
informé des motifs de la mission, resta inflexible dans sa 
résolution de continuer sa marche en avant, Ce ne fut pas, 
toutefois, sans prendre Dieu à témoin que son amitié pour 
le roi de France l'eût déterminé à s'arrêter, s'il eût été 
moins engagé dans son expédition, mais au point où il 
en étail une cessalion des hostilités autoriserait à dire quil 
reculait par crainte de Charles-Quint, et d’ailleurs, ajouta-t-il, 
l'empereur en s'attaquant au pape se montrait plutôt le per- 
sécuteur que l’ami des Chréliens, el ne méritait pas l'intérêt 
que semblait lui porter le roi de France. Devant une réso- 


LA DIPLONATIE FRANÇAISE EN ORIENT. 37 


lution aussi hautement exprimée toute insistance eùt été au 
moins maladroite, et, dès le lendemain, Rincon jugeant le 
moment inopportun pour négocier, prit son audience de 
congé. On lui remil une lettre autographe dans laquelle 
le Sultan traitait le roi de France de frère et de Padischa. 
La maladie du capitaine Rincon qui s'était gravement ac- 
crue par les fatigues de ce voyage le contraignit à prendre 
du repos à Venise, malgré les dangers qui l’ÿ menaçaient. 
Il parvint heureusement à dissimuler sa présence et à 
se soustraire au mauvais parti que lui eussent réservé 
les agents espagnols déçus dans leurs espérances au sujet 
de Soliman. Ce séjour forcé à Venise ne resta pas sans 
résullat. En homme habile, Rincon se créa des relations et des 
intelligences telles qu’il lui fut possible de surveiller les intri- 
gues de Charles-Quint près du Sénat. Sa rentrée à la Cour de 
France n'eut lieu qu'en 1533 ; une faveur bien méritée l'y at- 
lendait. En récompense de son dévoüment, François 1e’ lui fit 
don de la seigneurie de Germoles et le nomma son conseiller et 
chambellan. Peu après, ses services, son courage et sa haute 
intelligence lui valurent une nouvelle mission en Italie. 
Les commerçants de Marseille qui jouissaient déjà d'une 
immense considération dans les états du Grand-Seigneur s’af- 
franchirent vers cette époque de l'entremise des facteurs vé- 
niliens et commencèrent à trafiquer directement avec les 
pays du Levant. Grâce à la haute protection dont il était 
l'objet, le négoce prit de l'importance. Nul comptoir perma- 
nent, nul agent officiel n'existail encore dans ces escales où 
l’on ne connaissail d'autres autorilés françaises que les 
consuls ou représentants du commerce el les capitaines de 
navires. Ce n’était que dans des cas fort rares qu'on avail 
recours à l'envoyé de France lorsqu'il s'en lrouvait un, car 
ainsi que nous l'avons vu jusqu'à présent, ces envoyés n'é- 
laient que de passage, chargés d'une mission particulière après 


33 LA DIPLOMATIE FRANÇAISE EN ORIENT. 


l'accomplissement de laquelle ils s'empressaient de revenir. 
De jour en jour le besoin se faisait sentir de meltre un terme 
à celle situation devenue intolérable par la multiplicité des 
affaires, et, à partir de l’onnte 153%, le roi décida qu'il en- 
treliendrait un ambassadeur permanent auprès du Grand 
Seigneur. . 

Jean de la Forest, gentilhomme d'Auvergne, bailli de l'Or- 
dre de Saint-Jean de Jérusalem est le premier que la cour 
de France ait accrédité en celle qualité à Constantinople. 

Formé de bonne heure à l'usage de la langue grecque par 
le célèbre exilé Lascaris, promu depuis au cardinalat, il dut 
à sa connaissance spéciale d’un idiôme, fort peu répandu 
alors, l'honneur d'être appelé à un poste qui prenait une haute 
importance por suile des guerres de Hongrie et d'Italie. 
Häâtons-nous d'ajouter que sa qualité de chevalier de Saint - 
Jear-de-Jérusalem présentait encore l'avantage de le faire 
considérer jusqu'à un cerlain point comme un gage ou 
plutôt une assurance de trève entre cet Ordre et Soliman, 
sur l'esprit duquel une circonstance aussi extravagante devait 
exercer une heureuse influence. 

_ Tranquille à l'endroit de la paix avec les Turcs, François 1°" 
s'élait plu à laisser le famenx Forban Haïr-Eddin (Barbe- 
rousse I) se former à Alger et à Tunis un royaume destiné 
à tenir Charles — Quint en échec. En reconnaissance des 
procédés du roi dont il tenait à se ménager les bonnes 
grâces pour l'avenir , Barberousse lui envoya, cctte même 
année 153%, une ambassade accompagnée de nombreux 
présents. Après avoir fait aux officiers musulmans une somp- 
tueuse réception qui contrastait, il est vrai, avec les récri- 
minations de quelques princes chréliens, François 1°", pro- 
filant du départ de La Forest pour Constantinople, lui or- 
donna de s'arrêter, chemin faisant, à Tunis pour complimenter 
Barberousse, le remercier de ses présents et l'informer des 


LA DIPLOMATIE FRANÇAISE EN ORIENT. 39 


conventions intéressant le commerce passées entre le Sultan 
et le roi de France, en lui proposant de s'y adjoindre. L'en- 
voyé de France devait également l'encourager à faire la 
course contre les bâtiments de Gènes, pendant l'expédition 
que François projelait contre celte ville. 

Cette première phase de la mission ne fat merquée par 
aucun évènement important, et La Forest continua sa roule 
pour la capitale de l’Empire ottoman. Ses instructions, con- 
servées jusqu'à ce jour au ministère des affaires étrangères 
avaient élé rédigées sur les données du chancelier Duprat et 
sont un curieux document pour l'histoire du temps. En 
voici la teneur : 


« La Forest que le Roy envoye son ambassadeur devers 
je Grant Seigneur , après le salut et recommandalion conve- 
nable, luy presentera les lettres que le dit S' Roy luy escript, 
portant créance qu'il exposera de ceste teneur. 

« Premièrement, que ledit S' Roy envoye icelluy de La 
Forest son ambassadeur devers icelluy Grant Seigneur pour 
l'advertir que par luy ambassadeur du S' Haradin-Begii- 
Baschia, il a reçeu d'icelluy G. S. pareilles lettres à celles 
qu'il luy avoit auparavant el par une antre foys escriples, 
plaines de si bon vouloir, estime, grant affeclion, humanité 
et libéralité envers soy, le tout conforme et respondant à 
ce qu'il luy avoit auparavant faict dire par le S' Rincon son 
ambassadeur, qu’il luy en sçait le meilleur gré qu'il lui est 
possible, el l'en remercie de tout son cueur, offrant de sa 
part le semblable, et d'estre toujours son bon frère el amy 
en toutes choses sans derroger à la foy chrestienne. 

« Et d'autant que ledit G. S., par sesdites lettres, pryc 
ledit S' Roy de luy donner ample et particullier advertisse- 
ment de sa santé, prospérité et disposition de ses affaires, et 
ce qu’il demanderoit de luy, icelluy de La Forest, après avoir 


40 LA DIPLOMATIE FRANÇAISE EN ORIENT. 


récité ce qui lui a esté commandé, et ce qu'il scait de la très 
bonne santé et prospérité dudit S' Roy et de l’estai de ses 
affaires, moyennant l'ordre qu’il y a donné et donne par tout 
événement de paix ou de guerre; dire eadit G. S. que ce qui 
semble pour le présent audit S' Roy le plus louable, néces- 
saire et désirable audit G. S. pour cependant joyr en repos de 
l'honneur et du fruict de ses grandes et mémorables victoires 
et conquestes, aussi pour entretenir toute la chreslienté en 
(tranquillité sans le susciter contre luy à la guerre, dont les 
fortunes et hazards sont incertains, serait une paix, laquelle 
le dit S' comme Roy très chrestlien el zélateur du bien publicq, 
demandoit universelle. Et dès maintenant soy faisant fort de 
nostre sainci père le Pape qui est à présent, pour l’amytié 
et l'intelligence qu'il a avec luy ; du Roy d'Angleterre, son 
perpétuel allyé et confédéré ; des Roys de Portugal et d’'Es- 
cosse ; de la seigneurie de Venise et d'anciens autres princes 
el polentais chrestiens, icelluy S' Roy a donné charge et 
povoir exprès audit de La Forest son ambassadeur de requérir 
très inslamment, traicter et accorder avec le dit G. S. icelle 
paix, en laquelle sera laissé lieu au Roy des Espaignes pour 
y estre comprins, moyennanl que pour extirper loules racines 
d’inimiliés en l'avenir et pour l'établissement de ce bien de 
paix, dans le temps à ce préfix, il se soict mis à raison et 
effect envers le dit S' Roy qui s’ensuyl, à savoir, de luy res- 
tituer l’estat el duché de Gennes, le ressort et souveraineté de 
Flandres et d'Artoys et de laisser le Roy Jehan paisible pos- 
sesseur du royaume de Hongrie, ce qui est à espérer que le 
dit Roy des Espaignes ne reffusera, tant pour la raison qui le 
veult ainsi que pour n'estre pas imputé contraire au repos 
et bien publicq dont pour le littre qu’il prétend il doit estre 
aucleur el prolecieur. 

Touttesfoys, où l'on cognoistroit que le vouloir dudit Roy 
des Espaignes serait aultre, ledict de La Forest ne laissera 


LA DIPLOMATIE FRANÇAISE EN ORIENT. 41 


pour ce de moyenner et conclurre la dicte paix entre les au- 
tres princes el potentals susdicts, pour faire joindre le dict 
Roy des Espaignes à raison de venir à la dite paix univer- 
selle, et satisfaire aux demandes que dessus et aaltres plu- 
sieurs grosses el justes querelles qu’on luy peult mettre en 
avant, el, pour à ce parvenir, ne reslera que le moyen de la 
guerre ; en quoy le dit S' Roy le peult plus aisément et 
griefvement endommaiger et offendre qüe nul autre, tant à 
cause que le royaulme de France abondant de bons combat- 
ans à pied et à cheval, oppulant de vivres, garny d’artille- 
rie, muni sur les frontières de grosses et fortes places et 
villes est propice et commode pour assaillir et guerroyer le 
royaume de Navarre, des Espaignes, Hénault, Flandres, 
Arthoys, la comté de Bourgogne et autres pays que tient le 
dict Roy des Espaignes, prochains et conligus au dit S' Roy: 
que aussi au moyen des alliances, confédérations et intelli- 
gences que le dit S' Roy a avec les Roys d'Angleterre, d'Es- 
cosse, de Dannemarck, les Suisses, le duc de Gueldres, et 
plasieurs princes d’Allemaigne ayans droits, ayants tous 
particullière querelle au dict Roy des Espaignes, qu'ils join- 
draient aisément avec celle généralle, soubz l'auctorité du 
dit S' Roy, avec lequel davantaige et puys naguère par son 
moyen et de ses deniers qu'il a déboursés jusques à troys 
cens mil escus, a remis le duc de Virtemberg, son allié et 
amy sur ladite duché que ledit Roy des Espaignes luy déte- 
nait et dont le dit S' Roy levera des meilleurs gens de guerre 
qui soient aux Allemaignes, comme se fera des Suisses ses 
pensionnaires et de la duché de Gueldres, appartenant par de 
raison au dit S' Roy, où il a envoyé cent mil escus et y 
souldoye gens de guerre. Et par là pourra aussi grandement 
travailler ledit Roy des Espaignes, de sorte que pour vifve- 
ment conduire et exécuter une bonne et grosse entreprinse 
contre le dit Roy des Espaignes, ne serait besoing que donner 


42 : LA DIPLOMATIE FRANÇAISE EN ORIENT. 


secours d’argent audit S' Roy qu'il conviendra employer 
pour cesle guerre, en si grosse somme que chacun entend 
assez, en manière que ledit S' Roy seul ne pourroit bonnement 
porter si gros faiz à l’occasion des grosses et continuelles armées 
qu'il luy a esté nécessaire longuement entretenir, et par mer 
et par terre, pour résister à ses ennemys, de l'excessive ran- 
çon qu'on a de luy extorquée pour la délivrance de ses en- 
fans, des fortifications el réparations qu'il fait chacun jour à 
ses places et villes, de la construction el équippage de galè- 
res el autres navires, de l'ordre et payement des gens de pied 
el de gens qu'il lient en son royaume ordinairement jusques 
eu nombre de deux mil hommes d'armes et cinquante mil 
hommes de pied, la quantité d’artillerye nouvellement faicte 
et autres infinies despenses, oultre l'ordinaire entretenement 
de son estat. À cesle cause, priera et persuadera icelluy de 
La Foret le G. S. de subvenir au dit S' Roy, pour convertir 
à l’effect que dessus, d’ung million d’or, qui ne sera mal aisé 
audict G. S. pour estre ses affaires constituez en toute féli- 
cité et ne lui debvra estre grief ; considérant de quelle impor- 
tance peult estre d'affovblir et rabaisser le couraige et des- 
saing du dit Roy des Espaignes, qui n'aspire et ne tend, 
comme l’on voit, sinon à la monarchie du monde; en sorte 
que pour à mesme temps et de tous caustez poursuivre telle- 
ment ceste poincle, que l'honneur, proufict el victoire en 
demeure aux dils G. S. et Roy, sera très expédient, que le dit 
G. S., oultre le secours d'argent ci-devant mentionné et peu- 
dent que le dit S' Roy par terre exploiclera de son causté ses 
forces, envoye son armée de mer en faisanl mesme comman- 
dement au S' Haradin pour courir sus el entrer première- 
ment en la Sicille et Sardaigne, et y establir pour Roy el 
Seigneur le personnage que le dit de La Forest a charge de 
nommer, lequel a credit et intelligences es dites Îles, qu'il 
pourra lenir et garder à la devotion, et soubz l'ombre el 


LA DIPLOMATIE FRANÇAISE EN ORIENT. 43 


appuy da dit S' Roy. Et davantaige recognaistra ce bienfait 
el païera par chacun un convenable tribut et pension au dit 
G. S. pour le récompenser du secours pécuniaire qu'il aura 
donné au dit S Roy et de partie de son armée de mer , à 
laquelle aussi fera lors tout secours, support et faveur, celle 
du dit Sr Roy. | 

« Et ou le dit de La Forest ne poarroiït indnire le Grand 
Seigneur à fournir argent au dit S' Roy, à tont le moins le 
persuadera d'entamer la guerre au temps qu'il luy a esté 
commandé par mer el par terre au Ray des Espaignes pour 
le faire condescendre à ce que dessus. 

« El en tant que le dit G. S. seroit en délibération de 
plus tost faire la guerre au dit Roy des Espaignes par la 
Hongrye que par aultre endroict, iceluy de La Forest lui re- 
monsirera la puissance des Allemaignes où de présent ledit 
roy des Espaignes a bien peu d’obéissance, lesquelles toute- 
foys lors infailliblement se joindroient à luy et contribueroient 
pour la deffense de leur pays, en façon que cuydant endom- 
maiger icelluy Roy des Espaignes on le pourrait faire grant 
et accroilre son couraige, mais en l’assaillant par le royaume 
de Naples, par la Sicille, Sardaigne, ou par les Espaignes, ce 
sera le toucher au vif et entreprinse aysée à mestre à chef, 
actendu mesmement que les Allemans ne se mouveront pour 
le péril de l'Italie comme l’on scait et veoit par expérience. 
Et quand le dit Roy des Espaignes vouldroit secourir les 
royaumes de Naples et aulires pays dessus dits, comme il fait 
courir bruyt et de y vouloir passer, les armées de mer des 
‘susdits G%. S. et Roy mises au devant, seront si puissantes 
qu'il n’oseroit entreprendre le passaige, mesme que le dict 
S" Roy par autre endroict de terre, la travaillera et mestra 
en telle desplace qu’il est plus que vraysemblable que ne 
povant à tout résister, il se rangera à la dite paix univer- 
selle, en satisfaisant à ce que dessus. 


44 LA DIPLOMATIE FRANÇAISE EN ORIENT. 


« Sur les choses dessus dictes, fera icelluy La Forest toutes 
autres remonlrances necessaires, advisera, traislera et accor- 
dera ce qu'il pourra lirer le plus à propos pour le service du 
G. S. et du tout s’adressera en premier lieu au S' Abrahim- 
Baschia, lui présentant les lettres de créance et declairant 
l’amour et confiance dudit Seigneur envers luy, suyvant la 
demonstration qu'il en a faite de son causté. 

« Fait à Paris, le onzeyesme jour de février, l'an mil cinq 
cens trente et quatre; ainsi signé FRANÇOIS.—Breton. » 


E. p’ESCHAVANNES. 


{La suite au prochain numéro ). 


Et À 0 tt + nr 


IMPROVISATION DE M. PAUL SAUZET 


A LA 


SÉANCF PUBLIQUE DE L'ACADÉMIE IMPERIALE DE LYON 


(11 juillet 1854). 


L'Académie de Lyon a tenu une séance publique le 11 juillet 
4854. M. le docteur Rougier y a prononcé l’éloge du docteur 
Pravaz et M. Hénon un rapport sur le concours de M. Matthieu 
Bonafous. M. Martin-Daussigny, nouvellement admis dans le 
sein de la docte compagnie, a prononcé son discours de réception. 

Mais le fait important, le fait qui domine tout dans cette 
séance, c’est l'improvisation brillante de M. Paul Sauzet , c’est 
le charme sous lequel celte parole harmonieuse a tenu tout l’au- 
ditoire pendant plus d’une heure. 

Nous devons à l’obligeante amitié de notre collaborateur M. le 
docteur Fraisse, secrétaire-général de la classe des lettres, com- 
munication des fragments suivants extraits de cette remarquable 
allocution. 

Après avoir remercié l'Académie qui l’a appelé au fauteuil de 
la présidence littéraire, et payé un légitime hommage aux ora- 
teurs inscrits , M. Sauzet esquisse en ces quelques traits l’hono- 
rable carrière de Mathieu Bonafous qui fut son ami : 

Matthicu Bonafous est ne à Lyon, d’une famille considérable qui consa- 
cra les ressources d’un commerce presque séculaire à étendre les relations 
de la France et de l'Italie, et qui est restée honoréce de toutes deux. 

Sa destinée ressembla à celle de sa famille, et il devint à la fois 
citoyen de Lyon et de Turin. Lyon avait vu les premiers succès de ses tra- 
vaux et de ses écrits. Turin le désigna bientôt pour diriger son jardin ex- 
périmental d'agricullure pratique. Mais , en se dévouant à la terre hospila- 
lière avec tout le zèle de lu reconnaissance , Bonafous ne se sépara jamais 


de son pays natal. Son cœur était assez vaste pour aimer ses deux patries , 


40 IMPROVISATION 
son esprit assez élevé pour les honorer toutes deux , assez pénétrant pour 
savoir les servir l'une par l'autre. 

En effet, tout les rend solidaires ; la nature les a faites voisines , la poli- 
tique doit les allier. Le commercec est appelé à grandir et à féconder leurs 
mutuelles richesses ; le Piémont unit bien plus qu'il ne sépare la France 
de l'Italie , il sera toujours le producteur ct en quelque sorte l'associé de 
notre opulente cité. 

Nœuds précieux que Matthieu Bonafous s'appliqua sans cesse à resserrer: 
il y travailla par ses lumières comme par ses vertus. 

Il était modeste et bienfaisant ; la modestie qui sied toujours au mérite . 
le faisait accueillir et rechercher dans un pays nouveau; la bienfaisance 
le rendait toujours présent à Lyon, quoiqu'il en ait vécu éloigné pendant 
trente ans. 

La bienfaisance et la science sont sœurs ; car la science noblement pra- 
tiquée est déjà presque une vertu, et la bienfaisance judicieusement exer- 
cce est la première de toutes les sciences. 

Cette double et précicuse influence a sans cesse animé sa vic et dirigé 
ses travaux. C’est ainsi que son habile expérience développait en Piémont 
la riche culture du mürier, ct assurait ainsi à sa ville natale lc pain de son 
industrie et le levier de sa puissance. 

En méme temps , sa munificence éclairée ouvrait sous vos auspices plu- 
sieurs de ces concours qui stimulent les esprits par l'attrait de l'émulation, 
et font quelquefois avancer la science par le prestige des découvertes. 

Tantôt c'était un prix offert à la meilleure théorie des assolements de 
nos contrées , tantôt c'etait une prime proposée à la meilleure histoire de 
l'industrie de la soie , la vice ct la splendeur de notre cité. 

Mais son cœur aussi généreux que son esprit était large , aimait surtout 
à payer les grandes dettes de la reconnaissance nationale, et il sc trouvait 
doublement heureux quand il pouvait en même temps mettre en lumière 
quelque nouveau fleuron de la couronne lyonnaise. 

Le patriarche de la bienfaisance publique , le trésorier du pauvre, celui 
qui remplaça la loterie par l’épargne , et les fiévreux entrainements du jeu 
par les espérances lcgitimes du travail, Benjamin Delesscrt était né dans 
nos murs. Malthieu Bonafous voulut que sa mémoire füt louée dans lu 
ville méme où il avait vu le jour. De tels tributs sont peut-être la piété la 
plus délicate envers ceux qui ne sont plus. Les regrets de la famille et de 
l'amitié jettent souvent des fleurs sur des tombes vulgaires aux lieux mêmes 
où elles se sont ouvertes , mais ce n'est que pour les hommes d'élite que 
la reconnaissance publique fait remonter ses remerciments jusqu'à leur pre- 
miére patrie et ses hommages jusqu'à leur berceau. 


DE M. PAUL SAUZET. Ù 47 

Ainsi Lyon et l’Académie dürent à Matthieu Bonafous le concours pour 
l'éloge de Benjamin Delessert. L'honorable famille de ce dernier ressentit 
profondément un tel hommage, ct quand plus tard la mort nous enlcva Bo- 
nafous, elle voulut associer ses regrets à ceux de l’Académie et joindre son 
offrande à la nôtre pour faire louer dignement celui qui avait honoré son 
illustre chef. Noble et touchant échange d’estime, de procédés et de respect, 
qui profite également à la vertu ct au savoir ! 

Ce fut aussi une haute pensée qui inspira à Matthieu Bonafous l'ouverture 
du concours pour l'éloge de Jacquard. Son esprit vraiment littéraire de- 
manda un éloge en vers. En le plaçant sous vos auspices, il vous écrivait 
que la poésie élève des monuments plus durables que l'airain et le bronze, 
et il voulut qu'elle immortalisaät le père de notre grande industrie. 

La tâche semblait difficile. Quelles mains, sans briser ses cordes harmo- 
nieuscs, pourraient toucher la lyre de Pindare, avec le compas d'Euclyde ? 
Comment les arides nomenclatures de la science ne glaceraient-elles pas les 
généreux élans de l'enthousiasme inspirateur ? 

De telles craintes n’arrétèrent pas un instant ce ferme et judicieux 
esprit. 

Il avait compris que le beau et le bon sont inséparables , que le génie 
appelle le génie, et que la langue des dieux ne saurait faillir aux bienfaiteurs 
de l'humanité. 

Il savait surtout que notre belle languc, si rebelle aux impuissantes vio- 
lences de ses adorateurs subalternes, sait assouplir toutes ses asperités 
quand elle rencontre un Protée digne d'elle. C’est alors que du sein des 
plus rudes obstacles elle fait jaillir une source inattendue de triomphes ; 
c'est alors surtout qu'elle déploie ce charme divin qui fait le secret de sn 
gloire et la garantie de sa prépondérance dans le monde. 

Cet espoir ne fut pas déçu , le transformateur fut trouvé ; sous sa main. 
le cuivre devint or, et nous avons vu éclorce l'un des plus frais , des plus 
nobles et des plus gracicux poèmes qui aient depuis long-temps retenti 
dans cette brillante euccinte. Vous lui donnâtes la eouronne, et l'enthou- 
siasme public en fit une palme triomphale. 

Ce fut un jour de gloire pour la cité, car le lauréat était aussi un de ses 
enfants, et c'était dans ses murs que l'art de bien faire avait inspire l'art 
de bien dire. 

Ce fut aussi un jour de joie pour l'Académie, car elle avait honoré an | 
grand citoyen et révélait un poëte. 

Une grande part de cette journée revenait au savant généreux dont l'ini- 
liative avait pressenti ct préparé le chef-d'œuvre et le triomphe. | 

Et, pourtant, Ronafous ne jouit pas d'un tel spectacle. La mort le sépara de 


48 . IMPROVISATION 

nous avant que son œuvre füt accomplie; mais son œuvre lui survivra, el 
il en scra de son souvenir comme de son œuvre. Vous ne l'oublierez pas , 
car il n'oublia jamais ni vous ni son pays, et cette lidélité patriotique s'est 
transmise à des héritiers dignes de perpétuer et de féconder sa pensée. 


Après avoir fait remarquer le culte des Lyonnais pour la terre 
de leur berceau , pour ce pays de la charité, non moins remar- 
quable par les prodiges de son commerce que comme foyer des 
sciences, des lettres et des arts, l'orateur poursuit en ces termes : 


Que dire de notre écolc des Beaux-Arts, où tant de professeurs sont restés 
des exemples, où tant d'élèves sont devenus de grands maitres ! Quelle 
variété de succès, depuis les charmants tableaux d’intéricur qui signalèrent 
son premicr caractère , jusqu'aux plus sévères conceptions de l’histoire qui 
ont fait l'honneur des expositions nationales ; depuis la gracicuse couronne 
de fleurs élevée à la Hollande, jusqu'aux fresques monumentales , dont le 
pinceau de nos compatriotes a décoré les plus riches églises de la capitale ! 

Quelle part dans le mouvement imprime aux arts par le siècle ct le pays, 
au moment où la France peut être appelée à saisir le sceptre qu'elle par- 
tage aujourd'hui avec les derniers maitres de l'Italie ! 

Les lettres ct les sciences n'ont-elles pas marché parmi vous du mème 
pas que les arts ? Combien n’aurais-pas à signaler de progrès dans les unes, 
de découvertes dans les autres ? 

Combien j'aimerais à vous retracer tant de mérites si égaux par la science 
et l'éclat, si divers par le genre ct l'origine ; tant de talents dont les uns 
u'eurent pas d'enfance, et les autres ne connaissent pas de déclin! Mais ce 
fauteuil m'avertit de m'arréter. L'honneur de vous présider ne me permet 
pas de parler de vous. Je semblerais payer ma dette en acquittant celle de 
la vérité, et votre bienveillance unanime m'intcrdit de vous louer. 

Toutefois, notre piété peut librement honorer des mémoires contempo- 
raines déjà consacrées par le sceau de l’immortalité. 

Sans remonter au-delà du siècle, que de noms illustres légués par la cité 
à la gloire nationale : 

Rappelons, sans prétendre les citer tous, Ballanche, le savant et modeste 
Ballanche , resté comme Mme Récamier fidèle au culte de Châteaubriand. 
comme si ces deux touchantes figures lyonnaises avaient voulu, par le cou- 
traste de leur douce sérénité, apaiser cet ardent génie qui passa sa vie dans 
les orages et plaça sa tombe au milieu des tempêtes ; Dugas-Montbel, l’élé- 
gant traducteur d'Homère , qui representa dignement la cité à l'Iustitut 
comme au Parlement ; Boissicu, Revoil, Richard, Orcel , fondateurs suc- 
cessifs de notre Ecole de peinture, continuéc avec tant d'éclat par les mai- 


DE M. PAUL SAUZET. 49 
tres contemporains ; Jussieu , qui popularisa les sciences naturelles et laissa 
une renommée européenne ; . 

Ampèrc , qui popularisa aussi les mathématiques en les élevant et fonda 
dans les sciences un nom que son fils a su rendre cher à l'Académie fran- 
caise. Rare et touchant exemple d'une dynastie intellectuelle , dont les ti- 
tres varient et dont l'éclat reste toujours ! 

Ozanam , qui enscigna le Dante en Italie, et les origines germaines à 
l'Allemagne ; jeune et brillant flambeau consumeé avant le temps par l'étude 
et la charité ; noble et chère cspérance d'avenir que la religion et la science 
pleureront lontemps et dont la patrie s'honorera toujours; 

Degeérando, philosophe chrétien, si recommandable par la science de 
ses travaux, si vénérable par sa philanthropie éclairée de sa vie et de ses 
écrits , l’un des fondateurs du droit administratif de la France, l'une des 
lumières du Conseil d'Etat, au temps de sa plus grande renommé; 

Camille Jordan, si pur entre les plus purs, dont la parole fut une ma- 
gistrature et la vie un sacerdocc politique ; Camille Jordan , qui eut le glo- 
nieux courage de dire la vérité à ses ennemis, lc courage plus rare de la 
faire entendre à ses amis, et qui a laisé un nom si venéré partout et si 
dignement porté au milieu de nous ; 

Suchet, dont la jeunesse fut mêlée à nos orages, et dont la glorieuse car- 
rière jeta tant d'éclat sur sa ville natale ; Suchet, dont la bravoure ct l’ha: 
bileté égalérent les plus braves et les plus habiles, mais qui les surpassa 
tous en faisant luire un éclair de générosité française et de magnanimité an- 
tique au milieu des sanglantes calamités de nos fatales guerres d'Espagne ; 
Suchet , dont les villes conquises bénirent la généreuse sagesse , et voulu- 
rent, quinze ans plus tard , honorer les obsèques par des députations so- 
lennelles, comme la famille de Darius voulut suivre autrefois les funcrailles 
d'Alexandre ; 

Enfin, Ravez , qui, au temps de nos gloires parlementaires, présida 
huit ans lés grandes Assemblées de la France , avec celle science pleine, 
lucide, saisissante , qui éclaire sans pédantisme et dirige sans contrainte. 
Les amis du gouvernement représentatif n'oublieront jamais ce mélange 
heureux de fermeté, de modération, de bienveillance, véritable symbole de 
l'autorité que l'élection donne et qui s'exerce sur des égaux. Ce nom de 
Ravez me rappelle quelques-unes des premières jouissances de ma jeunesse, 
alors que je m'échappais quelquefois des bancs de l'école pour aller con- 
templer Ravez sur ce trône parlementaire qui semblait fait exprès pour lui. 
J'admirais la majesté de sa personne , l'imposante gravité de sa voix, le 
sang-froid de son attitude , la rapidité de son coup d’æil, l’autorité de ses 


4 


50 IMPROVISATION 

paroles , et surtout cet art merveilleux de faire accepter ses lumières sans 
imposer ses volontés. Qui eût prédit alors au modeste étudiant de la tri- 
bune publique, que l'avenir lui réservait à son tour un'si long exercice 
de ce redoutable honneur! Je n’en ai connu que le poids. Je ne pouvais 
prétendre à la gloire de mon illustre devancier. Il est des hommes auxquels 
on succède ct qu'on ne remplace pas. Toutefois la Providence, toujours 
peternelle, ne m'a pas refusé les compensations ; elle a daigné me dédom- 
mager per une faveur qui ne lui fut pas donnée. 

Ravez sc vit forcé par la tourmente révolutionnaire de quitter sa terre 
natale. Un autre barreau l’accueillit, et il se fit bientôt un nom dans la 
métropole de cette célèbre Gironde , à laquelle les passions contemperaines 
ont jeté tour à tour l’anathème et l’apothéose , et que l'impartiale histoire 
jugera peut-être digne de tous deux. La postérité admirera son génie, mau- 
dira ses égarements , plaindra sa destinée si cruellement tranchée au mo- 
ment où sa main, hélas ! impuissante, s’cfforcait de réconcilier la révolution 
et l'humanité, d'arracher la France aux hécatombes de la Terreur, et d'ar- 
rêter enfin ce débordement sanguinaire qu'elle avait naguère elle-même té- 
mérairement déchainé. 

Ravez devait un jour prendre son rang dans une autre pléiade brillente 
qui sut après plus de vingt années réveiller pour une autre cause , les fou- 
dres eteints de l'éloquence girondine , associer avec tant d’éclat les gran- 
deurs monarchiques de la vieille France et les fécondes libertés de la 
France nouvelle, et porter si haut la renommée de notre tribune ressuscitée 
dans l’admiration du monde. 

Ravez se fit un immortel nom dans cette célèbre phalange , à côté des 
Lainé, des Martignac et de tant d’autres maitres de la parole. Mais il passa sa 
vie loin de sa terre natale ; il dut sa gloire à une patrie d'adoption, ot il ne 
lui a pas été donné de reposer près de la cendre de ses pères. 

Ft moi, Messieurs, loin de toutes ces grandeurs , je me suis vu plus heu- 
reux. Je n'ai pas quitté le sol de mon berceau, ma vie s'est écoulée tout 
entière au milieu de vous. Ce sont des mains lyonnaises qui m'ont ouvert 
la barre. Ce sont des voix lyonnaises qui m'ont porté cinq fois à la Chambre 
élective. Le barreau, la tribune, \e fauteuil : après Dieu, je dus tout à mes 
concitoyens. Le peu que je vaux est leur œuvre. Je ne suis qu'un enfant dé- 
voué de ma ville ; ma ville a fait ma carrière, et ma carrière lui appartient. 
Heureux s'il m'est permis désormais de lui consacrer ce qui en reste. Et voilà 
que déjà son infatigable bienveillance semble m'en donner le signal. Quand 
les jours de la politique ont été finis , elle « voulu couronner ma retraite 
par les honneurs de ce fauteuil littéraire , ct pour me les conférer vous avez 
choisi Je temps même de mon absenec , avec cette gracieusce délicatesse qui 


DE M. PAUL SAUZET. "51 
sait doubler la valeur de ce qu’elle donne. Croyez, Messieurs, que j'en sens 
tout le prix. Le culte des lettres m'est aujourd'hui plus cher que jamais. 

Les lettres semblent destinées à grandir encore dans notre temps. Elles 
survivent à toutes les vicissitudes qui se succèdent de nos jours avec une 
si prestigieuse rapidité ; elles aident la civilisation quand elle monte, et la 
relèvent quand elle descend. 

Elles s'accommodent à toutes nos transformations gouvernementales et 
restent debout, dans le naufrage des constitutions et des trônes. C'est 
qu’elles se tiennest également éloignées de la licence et de l'arbitraire, car 
elles vivent par l'inspiration comme par le goût. Or, le goût c'est l’ordre, 
et l'inspiration c'est la liberté. | : 

Elles n'effarouchent personne, parce quelles respectent l'autorité de tous, 
et maintiennent la dignité de chacus. La république des lettres sait trou- 
ver grâce devant les plus énergiques pouvoirs , et la plus ombrageuse répu- 
blique ne craint pas d'abaisser ses faisceaux devant la royauté de l’intelli- 
gencc et du génic: ce sceptre s’étend partout et toujours. 

Les lettres adoucissent la guerre et vivifient la paix ; elles honorent les 
grandeurs et relèvent la retraite. Elles délassent du travail dans les jours 
d'activité de la vie, et en tiennent lieu quand les jours du repos sont venus. 
Surtout après les tempêtes politiques, elles offrent un abri tutélaire et un 
terrain neutre, gù toutes les dignités se rencontrent sans amertume 
comme sens faiblesse, où les mains se serrent sans que les fronts se cour- 
bent jemais. C’est là que les rivaux deviennent des émules et les adver- 
saires des amis, ne luttant plus que pour les progrès indissolublement 
liés de la religion, des lumières et de la prospérité publique. Rien, Mes- 
sieurs, ne réchauffe l'intelligence et nc rafraichit le cœur, comme ces 
épenchements réciproques où chacun prodigue tout ce qu'il a, sans 
compter, et s'enrichit également de ce qu'il donne et de ce qu'il reçoit. 
Nobles effusions , filles de la confiance et de l'étude , qui offrent tout l'at- 
trait d'un sentiment, toute la douce gravité d’une vertu. J'en ai goùté le, 
charme toutes les fois que je me suis trouvé parmi vous, et j’aspire à en 
jouir désormais de plus en plus ; heureux si mon esprit , partagé entre les 
souvenirs d'un passé plein de leçons et les méditations de l'éternel avenir, 
peut concourir avee vous à l’ascendant chaque jour croissant de notre belle 
cité et à la gloire immortelle de la grande patrie. 

Ainsi, puissions-nous travailler tous ensemble à honorcr les tombeaux 
de nos ancêtres et à préparer la grandeur de nos neveux ! 


Lee TT, Sr 
ur 


SOCIÉTÉ PROTECTRICE DES ANIMAUX. 


Séance publique du 14 juin 1854. 


PRÉSIDENCE DE M. LE DOCTEUR LORTET. 


Le mercredi 14 juin 1854, à six heures du soir, dans le 
grand amphithéatre du Palais-des-Arts, en présence d’un nom- 
breux auditoire, dont plusieurs dames faisaient partie, la Société 
protectrice des Animaux , récemment fondée à Lyon, a tenu sa 
première séance publique. 

Au bureau sont: MM. LORTET, président; de POLINIÈRE et 
BOUCHARD-JAMBON, vice-présidents : CHABRIÈRES, DARESTE de ’ 
LA CHAVANNE, secrétaires; GRAND, archiviste trésorier, et plu- 
sieurs membres de la Commission administrative. 

M. le Président ouvre la séance par la lecture de la corres- 
pondance, dont voici les deux pièces les plus importantes : 

1° Une lettre du Ministre de l'Intérieur adressée à M. le pré- 
fet, en date du 9 mai 1854 : 


« M. le Conseiller d'Etat, il résulte de la lettre que vous m'avez 
fait l'honneur de m'adresser le 29 avril dernier, que vous avez 
autorisé une société qui vient de se former à Lyon, sous le titre 
de Société protectrice des animaux. » 

« « D'après ses statuts, cette Société se propose le but utile et 
moral d'améliorer, par tous les moyens en son pouvoir, le sort 
des animaux, dans une pensée de justice, d'économie bien en- 
tendue et d'hygiène publique. Vous constatez, d’ailleurs, qu'elle 
est dirigée par des hommes des plus recommandables et jouis- 
sant, à juste titre, de la plus grande considération. Je ne puis 
dès lors qu’approuver la décision par laquelle vous avez autorisé 
la constitution régulière de cette Société. » 


Le Ministre de l’intérieur, DE PERSIGNY. 


SOCIÉTÉ PROTECTRICE DES ANIMAUX. 53 


20 Une lettre accompagnant des médailles adressées, par 
S. A. R. le prince Adalbert de Bavière, aux membres du bureau 
de la Société lyonnaise. En voici la traduction : 

« Monsieur, d’après les renseignements que m'a fournis M. le 
conseiller aulique Perner, vous avez fait preuve de zèle pour 
l'œuvre de La Société protectrice des animaux. Vous avez con- 
couru ainsi à l’adoucissement des mœurs populaires, au déve- 
loppement des éléments de notre bonheur. Telle est notre na- 
ture, tels sont les enseignements de l’histoire et de l’expérience, 
la cruauté envers les animaux endurcit aussi le cœur à l'égard 
des hommes. 

« Je me fais donc un vrai plaisir de vous adresser la médaille 
de l’association en vous priant de continuer, malgré les difMficul- 
tés et les obstacles, votre coopération à nos efforts; votre plus 
belle récompense est, du reste, dans le sentiment du bien que 
vous faites. » 

Les médailles portent des inscriptions en langue allemande. 
D'un côté : en récompense de preuves d'humanité, de la part de 
la Société de Munich pour la protection des animaux. De l'autre : 
la cruauté envers les animaux endurcit aussi le cœur à l'égard 
des hommes. | 

Après avoir remis aux membres du bureau les médailles que 
S. À. R. le prince Adalbert a daigné leur conférer , M. le Prési- 
dent expose les principes, le but et les moyens d'action de la 
Société, en prononçant le discours suivant : 

Messieurs, 

« Si le scapel à la main nous comparons l’homme à certaines 
classes d'animaux vertébrés, nous ne remarquons pas de diffé- 
rences anatomiques qui puissent nous expliquer les différences 
intellectuelles. Tous sont doués des mêmes organes pour ac-. 
complir des fonctions identiques. Tous ressentent le plaisir et 
la douleur. Dans chaque espèce, les organes essentiels à sa 
manière de vivre sont les plus développés ; les facultés cssen- 
tielles à la conservation de son être sont les plus énergiques. 

Sous plus d’un rapport, l’homme parait moins bien partagé 
que l'animal, dont tous les actes sont déterminés par le besoin, 


54 SOCIÉTÉ PROTECTRICE DES ANIMAUX. 


dirigés par un instinct impérieux, par un instinct d'où dépend 
la conservation de son individu et de son espèce. Un animal est 
plus fort que l'homme, un autre est plus agile, un autre est plus 
rusé, plus habile à saisir sa proie. Mais l’homme connaît, étu- 
die ce qui l'entoure, acquiert une notion claire des objets, eb- 
serve la succession des événements, en tire des conséquences et 
agit avec une entière liberté. 

Le singe lui-même, si rapproché de l'homme, n’a pas, il est 
vrai, d’instinct déterminé. Au premier abord on le croirait doué 
du libre arbitre. Sa pensée arrive en apparence à la porte de la 
raison, mais cette porte est fermée pour lui. Il ne peut, à ses 
idées propres, associer des idées étrangères. 11 ne peut s'appro- 
prier ce qu’il a imité. Comme le dit Herder : « il voudrait se 
perfectionner, mais il ne le peut pas. » 

Dans l’espèce humaine, grâce à la faculté du langage parlé et 

écrit, des individus doués de plus de connaissances et de plus 
de perfections, se succèdent de siècle en siècle. Les pensées hu- 
maines traversent ainsi les âges, et. par des communications 
réciproques, aujourd’hui aussi rapides que l'éclair, se répandent 
sur toute la terre. 
- Si, d’un côté, dans cette famille humaïne, nous observons le 
Saab, dit communément Bosjemann, begayant à peine quelques 
sons articulés, le Caraïbe féroce et altéré de sang ; d’un autre 
côté, nous voyons le législateur qui améliore la position de mil- 
lions d'hommes, le penseur qui s'élève aux spéculations les plus 
sublimes , le philanthrope qui consacre toute son existence au 
bien-être de ses semblables. | 

Si aujourd’hui nous songeons à améliorer le sort des animaux 
que notre puissance a soumis à notre volonté, n'est-ce pas en- 
core parce que nous leur sommes supérieurs ? 

Si l'animal a une âme, l’homme a de plus un esprit. L'animal 
n'a que des sensations et des instincts. L'homme aussi en est 
pourvu ; dans le danger, lorsqu'il n’a pas le temps de réfléchir, 
il agit instinctivement. Mais de plus il à la raison. Dans toutes 
les autres circonstances, si l’on veut attribuer un instinct à 
l'homme, la raison chez lui fait de cet instinct un art. 


SOCIÉTÉ PROTECTRICE DES ANIMAUX. 55 


Chaque animal, daus les classes supérieures, est doué d’un 
organe semblable destiné à l'émission de la voix, et chaque es- 
pèce est douée d’une voix caractéristique. Ici, comme dans tou- 
tes les autres parties de la création, nous pouvons admirer une 
variété infinie dans l’unité. Cette voix, si variée chez les animaux 
des différentes espèces, ne sert qu'à exprimer des sensations. 
L'homme exprime aussi des sensations ; mais seul il peut modi- 
fier sa voix pour exprimer des mots d’une variété infinie : au 
moyen de sa voix l’homme seul peut exprimer des idées. Dans 
cette voix articulée que nous adressons aux bêtes, comme si 
celles-ci étaient aptes à percevoir des idées, elles y comprennent 
seulement l'intonation et l’expression de nos sensations. Cette 
faculté d'exprimer des idées, de les transmettre d'individu à 
individu, de les conserver de génération en génération, est le 
symbole matériel de la distance qui sépare l’animal de l’homme. 
Elle est la barrière infranchissable qui ne permet pas à la bète de 
s’immiscer à la sainte mission de l'humanité (1). 

De tous les êtres de la nature, les animaux sont les plus voi- 
sins de l’homme et tous reconnaissent sa supériorité. Son regar. 
sa voix, sa parole effrayent même les plus féroces, à moins qu'ils 
ne soient excités par la faim ou par la nécessité de se défendre. 

Mais parce que nous sommes des êtres supérieurs, parce que 
les animaux sont au-dessous de nous, avons-nous le droit d’en 
abuser ? devons-nous oublier qu'ils sont comme nous l’œuvre 
du Créateur. Quoique nous ne l’apercevions pas toujours, ne 
devons-nous pas respecter le but dans lequel ils ont été associés 
à l’homme sur la terre? Dieu nous a fait présent de tous ces 
animaux ; détériorer, détruire ce présent sans nécessité, le me- 
priser, n'est-ce pas outrager celui qui nous en a gratifié ? 

« Les animaux utiles sont presque partout ; leur nature les 
rend propres à vivre dans tous les climats à l'aide de l’homme. 
On ne peut réussir à faire vivre partout les autres animaux et 
surtout les hôtes féroces. La patrie des premiers coïncide avec la 


(1) Cette vérité est vulgaire. Un paysan qui fait l'éloge d’un animal in- 
telligent, dit : cette pauvre bête comprend tout ; il ne lui manque que lu 
parole. | 


26 SOCIÉTÉ PROTECTRICE DES ANIMAUX. 


patrie de l'homme; le chien, le bœuf, l’âne, le cheval, le mouton, 
la chèvre, le cochon, le chat, sont à l’état sauvage dans cette 
partie de l'Asie regardée comme la patrie première de l'homme ; 
même le chameau et le renne. Ils sont ici et non ailleurs les 
compatriotes de l'homme. Les changements qui se remarquent 
chez l’homme dans les différents climats, se remarquent aussi 
chez les animaux 1). » 

Cette vérité n'avait pas échappé au graud Buffon. Si, d'ua côté, 
‘ l'homme, par sa puissance, par son intelligence, modifie le corps 
et l'instinct des animaux; de l’autre, le règne animal exerce aussi 
une grande influence sur l’espèce humaine. Non seulement il 
lui fournit des aliments qui modifient le physique et peut-être 
le moral de l’homme, mais aussi une foule d'objets dont l’homme 
fait usage. Les animaux domestiques, surtout, exercent une. 
grande influence par leur force musculaire, par leur nombre, 
par leurs rapports continuels avec l’homme. Après avoir com- 
posé sa nourriture de fruits, d'insectes et de coquillages, 
l’homme devient pêcheur et chasseur sans chiens. Plus tard il 
est chasseur ct berger à l’aide d'animaux apprivoisés. Quand il 
devient agriculteur et ensuite industriel, c’est encore avec l’aide 
de ces mèmes animaux. Sans leur secours, il ne passerait pas 
aussi facilement par ces différents degrés de civilisation. Aussi 
haut que l’histoire peut remonter, nous trouvons l’homme mai- 
trisant déjà l'éléphant, le bœuf, le cheval, le mouton, la chèvre, 
le chien, etc. En Amérique, les aborigènes étaient dépourvus de 
tous ces grands animaux susceptibles de s’associer à l’homme ; 
ils n'avaient que le lama, animal d’un bien faible secours. Ces 
hommes devaient donc avec le seul travail de leurs bras, passer 
d'un seul bond de l’état de peuple chasseur, à celui de peuple 
agriculteur et industriel. Une transition aussi brusque était diMi- 
cile; était-elle même possible ? On peut présumer que, lors de 
ka découverte du Nouveau-Monde, les Américains eussent été 
plus avancés en civilisation, s’ils avaient eu des animaux domes- 
tiques. Le cheval les aurait peut-être mis à même de résister à 
l'envahissement .des Espagnols. , 


(1) Buffon, Histoire générale de la nature, 3* partic. 


SOCIÉTÉ PROTECTRICE DES ANIMAUX. 7 


ll est bien remarquable que les animaux dangereux pour 
l’homme soient moins nombreux que ceux qui lui sont utiles ou 
agréables. Ces derniers le soulagent dans ses travaux et sont 
quelquefois ses amis les plus fidèles. 

Sans tenir compte ici des avantages immédiats que nous reti- 
rons des animaux, nous devons les considérer comme des ins- 
truments que Dieu nous a confiés, et nous devons les respecter. 
En qualité de chrétiens, et d’êtres supérieurs, nous pouvons 
exercer notre droit sur.les animaux, mais nous ne devons pas 
oublier les devoirs qui nous sont imposés. 

Nous avons le droit de tuer non seulement les animaux 
nuisibles, mais ceux qui peuvent servir à notre nourriture 
ou à d’autres usages. Nous n'avons pas le droit de les faire 
souffrir inutilement et de prolonger leur agonie. Nous devons 
les tuer de la manière la plus prompte et la moins doulou- 
reuse. 

Dès qu’ils sont sous notre toit, les animaux domestiques font 
en quelque sorte partie de la famille. Îls caressent celui qui les 
soigne ; ils reçoivent avec reconnaissance ce qu'on leur donne. 
A défaut de langage, ils expriment par des signes, par des cris 
leurs besoins, leur gratitude, leur attachement, leur confiance. 

Si ces animaux domestiques vivaient en liberté, ils sauraient 
se procurer ce qui leur est nécessaire : la nourriture et un abri; 
leur unfque travail serait de pourvoir à leurs besoins. En les pri- 
vant, pour son avantage, de cette liberté, en les soumettant à de 
rudes travaux, l’homme s’est imposé des obligations à leur égard. 
Il doit leur fournir ce qu’ils ne peuvent plus se procurer eux- 
mêmes : la nourriture, un abri contre les intempéries, le repos 
nécessaire après un travail qui ne doit jamais dépasser leurs 
forces (Zschokke). 

L'homme qui ne comprend pas l'équité de ces obligations est 
un être immoral. Celui qui ne comprend pas qu’il est de son 
intérêt d'observer ces obligations, est un être stup'de. L'un et 
l’autre méritent une punition. 

En plaidant ici la cause des animaux, nous ne devons pas 
oublier que l’homme seul est notre semblable, que lui seul est 


58 SOCIÉTÉ PROTECTRICE PBÆS ANIMAUX. 


notre compagnon sur la route de l'éternité ; qu'il a le premier des 
droits à nos soins et à notre attachement. 

Si la dureté à l'égard des animaux révolte le sentiment de jus- 
tice déposé au cœur de chaque homme, notre indignation n’est 
pas moins excitée par cette sensibilité outrée qui nous fait oublier 
la dignité humaine, et perdre de vue la véritable destination des 
animaux. Los personnes atteintes die cette tendresse ridicule sont 
souvent injustes à l'égard de leurs semblables. Il n’est pas rare 
de voir un malheureux repoussé brutalement de la maison où le 
carlin, malade d’indigestions successives, ne peut plus avaler le 
biscuit trempé dans le café de sa maitresse. 

Nous repoussons de toutes nos forces cette aberration du sen- 
timent moral. Cette sensiblerie qui étouffe la véritable compas- 
sion, a été stigmatisée par Gilbert. Qu'il me soit permis de vous 
rappeler ici ces vers d’un poète aussi célèbre par son infortune 
que par sa verve : 


Parlerai-je d'Iris ? chacun la prône et l'aime. 
C'est un cœur, mais un cœur... c'est l'humanité même ; 
Si d'un pied étourdi quelque jeune éventé 
Frappe, en courant, son chien qui jappc épouvanté, 
La voilà qui se meurt de tendresse ct d'alarmes ; 
Un papillon souffrant lui fait verser des larmes, 
U cst vrai ; mais aussi qu'à la mort condamné, 
Lally soit en spectacle à l'échafaud traine, . 
Elle ira la première à cette horrible fête 
Acheter le plaisir de voir tomber sa tête. 
GILBERT. 


Il est évident, d’après ce que nous venons de dire, que nous 
demandons pour les animaux ce que nous exigeons pour l’homme, 
justice et compassion. Nous ne voulons pas, à l'instar des bigots 
indiens de Surate, établir des hôpitaux pour des rats et pour des 

Afin d’être justes envers les animaux domestiques, nous ne 
devons pas être injustes envers les hommes chargés de les soigner 
et de les gouverner. Les hommes nous présentent de grandes va- 
riétés individuelles sous le rapport du caractère et de l’intelli- 


SOCIÉTÉ PROTECTRICE DES ANIMAUX. 99 


gence. 11 en est de même chez les animaux. On en rencontre qui 
sont tellement méchants et entêtés, que les corrections corpo- 
relles deviennent nécessaires. Dans ces circonstances, comme 
dans un danger pressant, il est bien permis de se servir du fouet 
et de l’éperon. 

Cet aperçu de la position que l’homme et l’animal occupent 
dans la création, de la nature des relations qui existent entre eux, 
vous fait pressentir quel est le but que nous nous proposons 
d'atteindre ; c'est-à-dire que, dans sa conduite à l'égard des 
animaux, l’homme conserve tuujours son caractère d’étre moral. 

Pour converger vers ce but, tous nos efforts doivent tendre à 
empêcher les mauvais traitements que l’homme fait subir aux 
animaux, même lorsqu'il s'y livre par colère, par impatience, par 
stupidité plutôt que par méchanceté. 

Si nous parvenons à rendre ces brutalités moins fréquentes, 
nous obtiendrons des résultats importants. Nous diminuerons le 
nombre de ces cas d’abord, de tous ceux que nous empêcherons, 
et ensuite de tous ceux qui auraient été la conséquence d’un 
mauvais exemple. On peut remarquer que la colère est en quel- 
que sorte contagieuse comme certainés affections nerveuses. Nous 
devons, autant que possible, préserver les enfants de ces im- 
pressions, et ne pas exciter leur curiosité par le spectacle d'ani- 
maux se débattant dans les tortures. L'habitude de la douceur 
à l'égard des animaux sera done salutaire, non seulement dans 
le temps actuel, mais surtout dans l’avenir. | 

Si le temps et l’espace nous le permettaient aujourd’hui, nous 
pourrions accumuler un grand nombre de faits qui démontre- 
raient que les tyrans les plus féroces, les assassins qui ont exécuté 
leurs crimes avec plaisir, avec un raffinement de barbarie ont, 
dans leur enfance, trouvé la plus grande jouissance à torturer, à 
égorger des animaux. 

Il ne faut pas confondre ce plaisir féroce avec l’habitude de faire 
couler le sang des animaux, habitude inhérente à eertaines pro- 
fessions. Les statistiques judiciaires ne prouvent pas, par exem- 
ple, que les bouchers fournissent plus de criminels que les autres 
professions. On a même observé que, dans nos troubles ci- 


60 SOCIÉTÉ PROTECTRICE DES ANIMAUX. 


vils, peu de bouchers se sont fait remarquer par leur cruauté. 

On répète aussi que les chirurgiens doivent devenir durs et 
cruels par l’habitude de voir souffrir. Ici, à Lyon, devant vous, 
je ne réfuterai pas cette assertion. Avons-nous oublié les grands 
chirurgiens de nos hôpitaux, et nos maîtres dans l’art de guérir ? 
Où trouvera-t-on plus de douceur, plus de compassion, plus de 
tendresse dans la famille, plus de dévoèment dans l'amitié ? In- 
terrogez notre population ouvrière, elle vous dira avec quelle 
douceur, avec quelle délicatesse ils prodiguaient et prodiguent 
encore les secours de leur science et de leur charité. 

11 me parait indubitable que l'habitude de la douceur à l'égard 
des animaux domestiques surtout, améliore l’homme, adoucit les 
mœurs. Observez ce voiturier (quoique aux allures grossières), 
que son cheval suit comme un chien, attentif à sa voix et à ses 
gestes. Ce cheval est bien portant, son poil est luisant, ses har- 
pais sont propres ; il marche d’un pas égal et traine un pesant 
fardeau. Entrez avec ce voiturier dans son logis, vous ne trouve- 
rezni un ivrogne ni un brutal ; si son cheval l'aime, il n’est pas 
moins aimé de sa femme et de ses enfants. 

Cette douceur nous procure encore d’autres avantages, si nous 
voulons la considérer au point de vue de l'intérêt bien entendu. 
Pour nous aider dans nos travaux, nous aurons des animaux 
plus forts, plus dociles, et qui vivront plus longtemps. Pour no- 
tre nourriture, nous aurons des animaux plus sains et qui nous 
fourniront de meilleurs aliments. Enfin, par des soins éclairés, 
nous améliorerons toutes les races de nos animaux domestiques. 

Quels actes regarderons-nous comme repréhensibles ? quelles 
habitudes vicieuses aurons-nous à corriger ? Quelques citations 
vous en feront comprendre toute l’importance : 

Faire cesser le transport des veaux garrottés et entassés sur des 
charrettes. La chair d’un animal souffrant et malade n’est jamais 
un bon aliment; 

Faire cesser les jeux dans lesquels on fait combattre, soit des 
taureaux, soit d’autres animaux ; 

Ermpècher que les chevaux ne soient surchargés, et, à cause de 
leur impuissance, maltraités par leurs conducteurs ; encourager 


SOCIÉTÉ PROTECTRICE DES ANIMAUX. 6 


l'adoption des meilleurs harnais et des chars qui fatiguent le 
moins les chevaux ; 

Encourager par des primes à faire abattre les chevaux trop 
"vieux ou estropiés ; : 

Empècher que des animaux soient employés à des travaux, 
soumis à des efforts qui ne sont en harmonie avec leur orga- 
nisation ; 

Etudier pour chaque espèce d'animal les moyens les moins 
douloureux de l’abattre, lorsqu'il doit servir à notre nourriture; 

Défendre la fabrication du sanglier au moyen d'un porc privé 
que l’on harcèle avant de le tuer à coups de fusil. 

Comme vous le voyez, le champ de nos investigations sera 
vaste. Nous aurons à surveiller ce qui se passe et dans la rue et 
dans la maison du en sur la place du marché et dans les 
abattoirs. 

Quatre Commissions choisies dans le sein de notre Commis- 
sion administrative s'occupent déjà d'étudier les questions sui- 
vantes : 

1° Le transport des veaux ; 

20 Le travail imposé à des chevaux trop vieux ou estropiés ; 

3v La défense du fouet à fléau ; 

4o Amélioration des harnais et attelage des bœufg. 

Le plus souvent, nous ne pourrons obtenir d'amélioration sans 
le concours de l’administration éclairée qui nous régit. Je n’en 
cite qu'un exemple frappant : Si nous obtenons que les mar- 
chands de veaux ne transportent plus ces animaux ainsi qu’ils le 
font aujourd’hui, l'administration devra préparer un local où les 
veaux puissent être debout, sinon il faudra les garrotter en les 
descendant de la voiture. 

Dans notre lutte contre ces abus, contre tous les mauvais trai- 
tements infligés aux animaux, nous avons plusieurs modes d’ac— 
tion à notre disposition : 

1° Signaler, dénoncer à l’autorité les délits punissables. Nous 
pourrons, comme partie civile, requérir l'exécution des ordon- 
pances de police et l'application de la loi que nous devons au 
général de Grammont, dont le souvenir s’est conservé parmi nous; 


62 SOCIÉTÉ PROTECTRICE DES ANIMAUX. 


% Nous pourrons agir sur la population par des avertisse- 
ments, par des conseils, par des remontrances, par notre exem- 
ple, par nos publications, pour lui faire comprendre que le pro- 
priétaire d’un animal a le droit d’en user et non d’en abuser; 

3° Des récompenses accordées aux hommes qui se distinguent 
par leur douceur et leurs soins à l'égard des animaux qui leur 
sont confiés. Ce moyen a obtenu en France plus de succès que 
les premiers , et les Anglais regrettent de ne pas lavoir adopté 
de préférence à la punition. 

L'association à laquelle nous vous convions est la réalisation 
d’une idée française. En l’an X de la République, on proposa un 
prix pour cette question : « Jusqu'à quel point les traitements 
« barbares exercés sur les animaux intéressent-ils la morale pu- 
« blique,; et conviendrait-il de faire des lois à cet égard ? » En 
1839, un essai de Société protectrice des animaux fut tenté par 
MM. de Laborde et de Larochefoucault-Liancourt. 

En Angleterre, pendant plusieurs années, lord Erskine sollicita 
une loi dans le parlement anglais et ne recueillit que les risées de 
la majorité. Plus tard, on y fonda cependant une Société qui est 
sous le patronage de la reine et présidée par le marquis de West- 
minster. 


En Allemagne, le premier comité fut fondé à Nüremberg, en 


Bavière. Dès 1841, par le zèle et la persévérance du docteur et 
conseiller aulique Perner, le comité fondé par lui, à Munich, prit 
une grande extension. Il compte aujourd'hui près de six mille 
associés, et le frère du roi de Bavière, S. A. R. le prince Adalbert, 
en est le président. 

En 1845, M. Parisot, de Cassel, fonda à Paris la Société protec- 
trice des animaux. Grâce à sa constance, grâce au zèle de M. le 
vicomte de Valmer, de M. le comte de Chamoy, de notre cor- 
respondant M. Barault-Roullon, cette Société a acquis une 
grande importance; elle marche aujourd'hui sous le patronage 
du ministère, et sa dernière réunion, tenue le 22 mai 1854, à 
l'Hôtel-de-Ville, comptait de douze à quinze cents associés. On 
y remarquait les délégués des Sociétés de Londres et de Munich. 
La première était représentée par le général Lillie. 


SOCIÉTÉ PROTECTRICE DES ANIMAUX. 63 


La Société de Paris a distribué seize médailles en argent, dix- 
neuf médailles en bronze, dix-huit mentions honorables. La So- 
ciété de Londres a provoqué huit cent onze condamnations! 

Dès 1846, M. Perner, de Munich, etM. Parisot, de Cassel, nous 
sollicitèrent de fonder une semblable association à Lyon, Plu- 
sieurs essais furent tentés sans succès. Enfin, cette année, avec 
le concours de l’Académie et de la Société d'agriculture, nous 
avons pu réunir les éléments de notre association. Notre tâche a 
été facile. M. le Conseiller d'État, administrateur du département 
et MM. les Sous-Préfets nous ont appuyé de toute leur autorité, 
de leurs conseils et de leurs lumières. L'activité de la Commission 
élue à cet effet ne s’est pas ralentie, et, après quelques mois 
de travaux préparatoires nous pouvons nous réunir dans une 
séance publique. Nous sommes les élus d’une minorité, mais 
l'accueil que vous avez fait à notre invitation sanctionne cette 
- élection. La Société est fondée ; c'est à vous maintenant qu'il 
appartient d'en élargir les bases, d'étendre son influence. 

Nous existons à peine, et déjà notre exemple a eu un bon ré- 
sultat. Hier, nous avons reçu de M. Massol-Dandré, de Marseille, 
la demande de nos statuts et les indications que nous pourrons 
lai fournir pour fonder une semblable Société à Marseille. 

Voici quel est le but de notre réunion d'aujourd'hui. Pour ve- 
nir en aide à une sœur encore au berceau, la Société de Paris nous 
a offert d'attribuer quelques récompenses à notre localité, si nous 
avions des candidats à lui désigner. Nous nous sommes empres- 
sés de lui en indiquer trois qui ont été acceptés, et dont les noms 
ont déjà été proclamés à Paris dans la réunion du 22 mai. Les 
médailles nous ont été adressées il y a quelques jours, et c’est en 
votre présence que nous avons voulu les remettre aux lauréats. 

Nous ne pouvions saisir une meilleure occasion pour inaugurer 
notre œuvre, pour répondre à votre impatience. Si vous nous 
continuez votre concours, nous pourrons, l’année prochaine, et 
à l'aide de nos propres ressources, récompenser un plus grand 
nombre de citoyens qui, dans des professions souvent très-péni- 
bles, se distinguent par leur douceur et leur patience. 

Vous nous demanderez peut-être combien nous avons réprimé 


G4 SOCIÉTÉ PROTECTRICE DES ANIMAUX. 


de délits, combien nous avons fait infliger de punitions. Aucuhe, 
et cependant les délits ne font pas faute ; vous pouvez en signa- 
ler chaque jour. Nous viendrons plus tard à ces punitions ; em- 
ployons d'abord les conseils et les avertissements. 

Nous pénétrons ainsi par la meilleure voie dans notre sphère 
d'activité. Nous appellerons à nous les sympathies des hommes 
qui appartiennent aux professions dont nous voulons corriger les 
méthodes vicieuses. : 

La punition manque souvent le bat. Le cocher colère et brutal, 
une fois rentré à l'écurie, se vengera peut-être sur son cheval de 
la punition qu’il a encourue. La punition irrite certains caractè- 
res que la douceur corrige. L'homme auquel on a infligé une pu- 
nition ne s’en vante pas. Au contraire, celui qui a obtenu une 
récompense le dira avec plaisir ; il montrera sa médaille à ses 
camarades. Non seulement, il sera encouragé à bien faire, mais 
il engagera les autres à l’imiter ; ce sera un apôtre qui préchera 
pour notre œuvre. Nous aurons en lui un auxiliaire puissant; 
car auprès des hommes de la mème profession, ses conseils au- 
ront une grande valeur; ses paroles seront mieux écoutées, 
mieux comprises que les nôtres. 

Persévérons donc dans cette voie qui nous a été ouverte par les 
Sociétés de Paris et de Munich. 

Hâtons-nous de remettre à nos lauréats les médailles atten- 
dues avec impatience. Leurs antécédents nous sont un sûr 
garant que, plus tard, nous aurons encore à proclamer leurs noms 
dans cette enceinte. 

Les lauréats sont : 

MM. DENUZIÈRES , bouvier à l’abattoir de Perrache ; 

COPONNAT , garçon boucher dans le même établissement. 
— Tousles deux se font remarquer par leurs soins assi- 
dus, par leur douceur à l'égard des animaux qui sont des- 
tinés à être abattus. 

JEANPETIT , palefrenier à Saint-Eloi, chez M. Fouruier. 
— Un grand nombre de chevaux sont confiés à ses soins, 
Il est d’une habileté rare pour dresser les chevaux mé- 
chants sans employer les corrections violentes. 


MM. 


MM. 


SOCIÉTÉ PROTECTRICE DES ANIMAUX. Gà 


‘ 


BUREAU 


POUR L'ANNÉE 1854. ” 


LORTET, | Président. 
POLINIÈRE (baron de), 
BOUCHARD-JAMBON, 


Vice-Presidents. 


nn 2 he ., nn 


CHABRIÈRES, Secrétaires. 
DARESTE DE LA CHAVANNE, 
GRAND, Archiviste, Trésorier, 


+ COMMISSION ADMINISTRATIVE. ‘* 


BARTHÉLEMY, conseiller à la Cour impériale. 
BOUCHARD-JAMBON. 

CHABRIÈRES , négociant. 

DARESTE DE LA CHAVANNE, prof. à la Faculté des Lettres. 
DENERVAUX. 

Duois, directeur de l’abattoir. | 
FRAISSE ,.doct. en méd., bibliothécaire du Palais-des-Arts. 
GRAND, propriétaire. 

GUBIAN, docteur en médecine. 

HÉNON, docteur en médecine. 

JourDAN, professeur à la Faculté des Sciences. 
LecoQ, directeur de l'École vétérinaire. 

LoRTET, docteur en médecine. 

MENOUX , conseiller à la Cour impériale. 

OL180 , directeur de l'octroi. 

PICHAT, négociant. 

POLINIÈRE ( baron de ), docteur en médecine. 
REVERCHON , propriétaire. 

REY, professeur à l’École des Beaux-Arts. 
TISSERANT , professeur à l'Ecole vétérinaire. 
VALENTIN-SMITH, conseiller à la Cour impériale. 


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La liste généralé des sociétaires sera publiée à la fin de l'année. 


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AIMÉ ROYET. — BARTHÉLEMY COURBON. 


AIMÉ ROYET. 


La mort a des surprises inouies. Tel à qui vous aimiez à 
prêter encore de longs jours, est, par le coup le plus imprévu, 
enlevé à des amis qui sont encore à se demander comment, si 

soudainement, ils ont pu être si cruellement atteints. 
__ Jean-Louis-Aimé-Théodore Royet, est mort le 12 juin 1854, 
après 24 heures de souffrance, à l’âge de 57 ans. 

Son nom, sa fortune auraient pu, à un certain moment, lui 
donner dans son pays ees titres et ces dignités qui flattent tant 
l'amour-propre. Royet, loin de les désirer , n’y songea pas 
même. La plus légère ambition ne fit pas ombre dans cet esprit 
consacré, au milieu même de l’entratnement des affaires, à 
l'étude et aux lettres. | 

. Le nom d’Aimé Royet n’est ignoré d’aucun lecteur de Lyon ou 
de Saint-Etienne. Journaux et Revues agcueillaient avec empres- 
sement ses articles. Lui-mème avait fondé un journal et le pre- 


AIMÉ ROYET. 67 
mier né à Saint-Etienne, le Mercure. 11 avait su obtenir, de 
l'amitié de Janin, une collaborätion précieuse. Il avait su s'altirer 
de Loy, par une spéculation à la fois heureuse et délicate, qui, 
tout en favorisant le lecteur, servait les intérêts d'un homme 
qui ne savait guères guider sa fortune. De Loy, ce poète si in- 
quiet et si troublé, il voulait le calmer; il pensait apaiser scs 
agitätions en l’asseyant dans une existence aïsée, assurée. Ce 
que, eti dehors même du journal, il fit pour lui, nul ne le sait. 
De Loy s’acquittait en vers de ce que Royet lui donnait en prose. 
Mais , un journal avec ses bässions , ses luttes , ses vivacités, ses 
ardeurs injustes, ne convenait päs à Royet ; il voulut un milieu 
plus libre ét plus tranquille. De concert avec de Loy , il créa la 
Revué de Suint-Etienne, entreprise aussi courageuse que dé- 
_ sintéressée. Cette revue, qui eut l'honneur de là collaboration de 
Nodier, succomba pour deux raisons qui n'avaient pas arrêté 
l'intrépidité de ses fondateurs : le public ne lui donna que ses 
sympathies, et cela ne suffit pas. Peut-être dussi qu'à cela vint 
s'ajouter la difficulté, plus grande qu'on ne pense, d’une rédac- 
tion à la fois sérieuse, continue et fixe. Quoi qu'il en soit, et 
malgré cet évanouissement de la Revue, on doit savoir gré à ceux 
qüi montrèrent tant d'initiative et ne reculèrent pas devant ce 
qu’on peut appeler des sacrifices de propagande littéraire. 

De la Revue de Saint-Etienne, Royet se répandit dans la 
Revue du Lyonnaïs et dans l’Art en Province. Nous fe retrou- 
vons aussi à la Revue dé Paris, alors l'Artisle. Et si je ne me 
trompe , il eut même son entrée aux Débats, et il y traita, plus 
péut-être par patriotisme que par goût, plusieürs questions d'uti- 
lité stéphanoise. Je ne ferai pas la nomenclature des journaux 
de province avec lesquels il correspondit. II mé suffira de citer le 
Courrier de Lyon, le Journal de Saint-Elienne alors sous la 
rédaction d’un horame d'esprit, M. Béliard ; l'Avenir républi- 
cain, etc., etc., et d’autres encore que je ne connais sans doute 
pas. 

Pour caractériser ses articles émiettés çà et là, on peut dire 
que par la finesse aiguisée de la pensée, Royet touthaït à Saïnte- 
Beuve , et, par le tour de phrase, à Janin. 


65 AIMÉ ROYET. 


Royet voulut s’instruire directement et au toucher pour ainsi 
dire. Il voyagea ; il alla en ftalie, en Allemagne, en Angleterre, 
alors qu'on pouvaitencore appeler la course à Londres un voyage. 
La dernière fois qu'il alla à Londres, c'était pour l'exposition. 
11 nous en parla dans des lettres, car il aimait à nous raconter 
les pays de sa connaissance. Il rapporta d'Italie un Voyage à 
Rome ; d'Allemagne, un Pèlerinage sans foi. Mais Royel ne voya- 
geait que pour trouver plus de charme au retour, et plus d'at- 
trait à sa maison. 

Sa maison était la maison de son père. Il eût pu la changer 
en hôtel ; il n’aimait pas le luxe sans souvenirs. [] laissa pieuse- 
ment telle qu'elle était la maisonnette paternelle; et, dans cette 
rue écartée, en face de ces murs d'air ancien, chemin faisant, on 
louait intérieurement celui qui avait si bien conservé la religion 
du passé. 

Il aimait la durée dans les affections. De bonne heure, il 
avait ouvert son cœur à quelques amis, et, louange rare, il 
les avait toujours gardés. Peut-être même, s’était-il un peu trop 
replié sur eux et trop fermé, comme s’il eût craint de laisser en-- 
vahir la place par de nouveaux-vénus. Peut-être aussi, et cela 
dans un autre ordre d'idées, ce goût pour la pérénnité en toutes 
choses, l’avait-il rendu trop inaccessible à toutes ces grandes 
idées d'avenir, qui sont comme les voiles de l'esprit moderne. 
C'était, je crois, la seule jeunesse qu’il eût oublié de retenir. 

Il était pourtant bien fait pour les aspirations , lui qui s'éle- 
vait jusqu’à aimer son entourage et savoir faire de ses serviteurs 
une famille. Aussi, à son convoi, ce qui me touchait le plus, ce 
qui m'allait à l'âme, c'était Ia vue d’un homme qui l'avait , non 
point servi, mais accompagné dans la vie et qui pleurait la voix 
qui savait mêler au commandement l’accent divin de l'amitié. 

En face de la tombe, le talent c'est bien peu ; mais le cœur 
reste debout tout entier. 

Victor SMITH. 


Saint-Etienne , 15 juin. 


BARTHÉLEMY COURBON. 


Parlons des morts quelquefois, ne fût-ce que pour réveiller le 
passé. Mais parlons-en surtout lorsque, par quelque côté, ils 
sont dignes qu’on se souvienne d’eux et qu’on cherche à les 
imiter. 

Au mois d'avril dernier (coinbien d’autres sont partis depuis ! 
un cercueil parcourait les rues de Saint-Étienne au milieu d’unc 
longue foule , venue d'elle-même, sans avoir été conviée, sans 
avoir été commandée par les dignités ou les richesses qui se 
font du nombre une dernière décoration et comme une vanité 
suprème. Dans ces rangs, il n’y avait que des amis et des obli- 
gés de Barthélemy Courbon. 

Né en 1793, à Saint-Genest-Malifaux, d’une famille toute 
patriarchale , Barthélemy Courbon vint d'assez bonne heure à 
Saint-Étienne. Son père y avait acquis une étude d’avoué ; le 
fils lui succéda dans sa charge et dans l'estime universelle. Mais 
là n'est pas le caractère particulier et le côté saillant de cette 
modeste figure. 

En dehors des affaires, Bêrthélemy avait les goûts les plus 
élevés et les plus touchants , le çuite des arts et la passion de la 
charité. Les arts et la charité entraient dans sa vie comme des 
préoccupations incessantes et de si impérieuses distractions, que 
le soin même de sa fortune eût volontiers obéi à leurs entraine- 
ments et à ses inclinations. 

L'amour de Courbon pour les lettres et les arts était si peu 
égoiste, qu'en vérité on pourrait dire qu'il les aimait pour eux 
et pour les autres plus encore que pour lui. I cherchait les 
moindres occasions de leur faire des prosélytes. 11 s'ingéniait à 
faire partager aux autres les plaisirs qu’il goûtait lui-mème. fl 
imaginait des réunions , il ouvrait sa bibliothèque , il ouvrait son 
salon. Aimer ce qu’il aimait suffisait pour y être bien accueilli ; 
il ne voulut jamais d'autre consigne. 


70 BARTHÉLEMY COURBON. 


Cet excellent homme avait un souci peu commun : il était tou- 
jours en quête de louer. Journée perdue celle dans laquelle il 
n'aurait pas trouvé du bien à dire de quelqu'un. Ce penchant lui 
faisait même souvent dépasser les prudences d’une scrupuleuse 
critique. Maïs la louange s'échappait avec tant de naturel, tant 
de franchise , tant de désintéressement qu'elle vous gagnaït, 
qu'on en subissait l’influence, qu'elle prélevait, en quelque sorte, 
en passant, les droits de ka sincérité. 

Louer n’était souvent, chez Courbon, qu’une manière d’aimer 
son pays. L’éloge à un concitoyen n'était jamais mal adressé. 
‘Etre né à Saint-Etienne lui semblait un privilége. C'est qu'à 
éprouvait pour sa ville l'affection des familles enracinées dans le 
sol. Il en recueillait les titres, il en rassemblait les archives ; 
pas une histoire ne se fera sans qu'on ne la demande à sa pré- 
cieuse collection. Il vivait en compagnie avec le passé dont il 
avait fait un client toujours bien défendu. L’attaquer, c'était 
mettre Courbon contre soi. Il Pévoquait même, avec tact et à 
propos, dans les discussions d’un intérêt actuel, témoin une bro- 
chure confidente de sa pensée et pleine de son patriotisme local, 
celle qui parut en 1852, lors des bruits du démembrement du 
département de la Loire. 

Si Courbon respectait le passé , il ne s’y enfermait pas pour- 
tant, il songeait au Saint-Etienne d'aujourd'hui, révant pour lui 
un peu d'ornement, ce luxe nécessaire de l'esprit qui lui man- 
que, une bibliothèque moins déshéritée, un vrai musée, tout ce 
qui fait l'agrément et les félicités des gens de goût. Quand il com- 
muniquait son désir, on avait beau lui dire qu’il faudrait une 
révolution pour que Saint-Etienne devint la ville des loisirs stu- 
dieux et des élégances de la pensée, il ne s’y arrêtait pas, et se . 
faisait lui-même l’instigateur de cette métamorphose avec une 
ardeur , une intrépidité dédaigneuses de calculer avec les nobles 
entreprises. | 

Ce n’était point assez pour lui dela bonté expansive de l’esprit, 
il lui fallait encore celle du cœur, et, de ce côté-là, il ne lui arri- 
vait jamais de se tromper. Sa charité s’employait surtout au ma- 
riage des pauvres. Il présidait cette société de Saint-François- 


BARTHÉLEMY COURBON. 71 


Régis qui a pris pour mission d'établir l’ordre , de redresser la 
dignité, d’inspirer la confiance, d'assurer la sécurité dans la 
famille. Sa pieuse activité n'était pas parvenue à se cacher. On 
la connaissait au-dehors. La charité, du reste, était de sa mai- 
son, c'était l'hôte du foyer ; on le savait: une haute amitié en- 
tretint sans doute la cour de Rome des vertus de cet intérieur, 
et Barthélemy Courhon recevait , il y a quelques mois, la déco- 
ration romaine. 11 fut sensible à cette distinction. Comme ses 
amis allèrent l’en féliciter, il leur répondit avec une émotion 
pénétrante. 

Sa voix faiblissait déjà; ses forces le quittèrent peu à peu ; 
quelque temps après nous l’avions perdu. 
Au moins : qu'il ne soit pas mort tout entier pour nous, ce di- 
yne homme | Songeons quelquefois à lui. I était bon, il était 
homme de bien ; cela ne mérile-t-il pas le souvenir: 


Victor SMITH. 


Ed 
0 
, 
\ 


BIBLIOGRRPHIGT 


INSCRIPTIONS ANTIQUES DE LYON, par M. Alph. de Boissie ; 
6° et dernière livraison. 


Nous touchons enfin au terme si désiré d'un travail que nos lec- 
teurs ont suivi avec un intérêt toujours croissant. Les livraisons 
qui ont précédé avaient fait passer devant nous les souvenirs 
nombreux des institutious religieuses, civiles et militaires que la 
société romaine implanta sur notre territoire, et qui, dans les 
plans de la Providence, devaient tout préparer pour l'avènement 
du christianisme dans les Gaules. Les dissertations solides de 
M. de Boissieu, ses savantes interprétations, ses aperçus ingé- 
nieux nous ont amenés. par degré, à ce moment qui n’est déjà 
plus le jour de l'empire, mais qui n’est pas encore sa nuit. Nous 
assistons au commencement de la transformation sociale, l'ère 
chrétienne s'ouvre. 

C'est dans un milieu tout à fait neutre que se développent les 
‘premières influences évangéliques, et, selon toutes les apparen- 
ces, au sein d’une population nomade que son contact journalier 
avec les commerçants grecs avaitinitié aux révélations de la foi. 
Quel était le lieu de cette population ? L'étude comparée des zones 
qui circonscrivent, à Lyon, les monuments de même destination, 
a démontré que c'était cette partie du sol lyonnais lim tée par le 
Rhône et la Saône. Le long du coteau de Fourvière s'étendait la 
colonie; à la pointe du promontoire s'élevait l’autel d'Auguste, 
entouré de toutes Îles titres honorifiques que les trois Gaules 
avaient fait graver sur la pierre en l'honneur des illustrations de 


BIBLIOGRAPHIE. 73 


l’époque ; puis le municipe ségusiave, comme pour réclamer en 
faveur de la population primitive, était demeuré attaché à la col- 
line de Saint-Sébastien, où il conservait religieusement le bronze 
qui lui rappelait la munificence de l’empereur Claude. 

Entre le municipe, la colonie et l’autel d'Auguste s’étendaient 
des terrains vagues et marécageux, couverts, selon toute proba- 
bilité, de broussailles et de cabanes de pêcheurs ; ce fut le berceau 
du christianisme. Nous n’oserions pas dire, avec M. Martin Daus- 
signy, que Pothin choisit la plus petite des îles du confluent, 
nous n'en savons rien, et lui non plus ; peut-être n'y avait-il pas 
d'ile. Mais ce qui parait plus certain, c'est que le temple d’Au- 
guste n'était pas sur l'emplacement de Saint-Pierre ou de Saint- 
Nizier, ainsi que M. Aug. Bernard s’évertue à le prouver avec des 
efforts inouis mais malheureux, il faut le dire ; car il n’a pour lui 
ni tradition, ni raisons plausibles, ni étude suivie et raisonnée 
des monuments et de la localité. De semblables questions ne se 
traitent pas à vol d'oiseau ; il faut une suite d'observations mi- 
nutieuses, un travail de rapprochements dont le fil ne se brise 
point, et dont la concordance soit toujours rationnelle ; et c’est 
parce que M. de Boissieu a réuni tous ces éléments, que nous te- 
nons, pour vraie et logique son opinion sur la position relative 
des divers emplacements que nous venons de passer en revue. 

Tel était donc l’ensemble de Lugdunum , quand le vénérable 
Pothin débarqua sur nos rives afin de porter le dernier coup aux 
dieux de la vieille Rome. L'histoire de cette lutte héroïque est vi- 
goureusement esquissée dans les premières pages qui ouvrent 
cette dernière livraison. On y retrouve l’intéressant commentaire 
de la Lettre des chrétiens de Lyon à leurs frères d'Asie et de 
Phrygie. Vient ensuite un coup-d’œil rapide sur la proscription 
qui suivit la défaite d’Albin, et dont la rigueur fut telle, qu'après 
la mort de saint lrénée, la cause chrétienne sembla perdue. Une 
apparence de mort couvre l'Église de Lyon, et c’est au bout d’un 
siècle qu’on la voit de nouveau s'étendre et remplacer enfin le 
dgaganisme vermoulu. 

Les inscriptions chrétiennes qui font le sujet de cet intéressant 
travail remontent donc à peu près à l’époque dont nous venons 


74 BIBLIOGRAPHIE. 


de parler ; mais quel changement! Ce ne sont plus ces énormes 
blocs sur lesquels l’esprit romain avait la prétention d’éterniser 
son souvenir. Au lieu de ces superbes lignes de lettres augustales 
faites pour le plaisir des yeux, nous apercevons à peine, sur 
quelques minces tablettes, de maigres caractères qui semblent se 
dérober à la curiosité des passants. Au lieu d’éloges recherchés 
et d’'énumérations orgueilleuses, ce que nous lisons ici, c’est le 
simple indiee du passage d’une âme qui n'était point de ce monde, 
et qai, par conséquent, n'avait rien à y laisser ; en un mot, la 
lettre a fait place à l'esprit. | 

Les monuments de ces premiers âges du christianisme sont 
rares ; nous le regrettons, parce que M. de Duissieu a su tirer de 
ces débris de précieuses conclusions. L'inscription d'en tribun 
nommé Flavius lui a fourni le sujet d’une dissertation très-con- 
cluante sur le mode de canonisation usité à cette époque : dans 
cette mème inscription est consigné Île titre de sancta Ecclesia 
Lugdunensis. | 

L'archéologie trouve aussi à glaner dans ces légendes chré- 
tiemnes. Voici une pièce de vers que saint Sidoine-Apullinaire avaïñt 
fait graver sur l’abside de l’église des Macchabées, bâtie par 
saint Paliens, et qui nous apprend que cet édifice avait sa façade 
tournée à l'orient ; que le soleil y pénétrait par de larges fenée- 
tres décorées de vitraux à personnages (au Ve siècle), et qu'on 
y voyait des portiques, et un cloître ceiñ{ d'une forêt de co- 
lonnes. | 

Que de faits intéressants ressortent de ces épitaphes qu'on 
lisait autrefois sur les témbeaux de plusieurs de nos évèques dans 
là crypte de Saint-Nizier où fat faite, en 1308, une reconnaissance 
officielle de tant de précieuses reliques. Une copie du procès-ver- 
bal écrit à cette époque, et communiqué à M. de Bofssieu, nous 
est venu prouver l'exactitude de notre chroniqueur Sevért. ci 
l'épitaphe de Ra reine Carétène, épouse de Chilpérie, démontre 
que Gondebaud n'eut aucune part directe à là mort de Chilpéric, 
et qu'il n’exerça aucune cruaute envers sa veuve. Plus loir, Î8 
légende de saint Sacerdos rappelle la fondation du grand Hôtcl- 
Dieu, et, ce que les administrateurs ne doivent pax oublier, Fa- 


BIBLIOGRAPHIE. 79 


nathème qui fut prononcé contre ceux qui alièneraient les biens 
de cet hospice. Nous apprenons encore par l’épitaphe de saint 
Nizier que ee digne successeur et parent de Sacerdos fut le pre- 
micr restaurateur du chant et de la psalmodie à deux chœurs. 
Dans un autre endroit, nous constatons l'établissement d’une 
école de cleres, d’une école de lecteurs. Partout, enfin, se révè- 
lent, dans ces monuments du premier âge, les traditions, les 
usages, les institutions de notre antique Église. Elle a donc, dans 
l'harmonie générale du cathokieisme, une physionomie particu- 
lière, une individualité précieuse, une personnalité qu’on ne sau- 
rait trop respecter. Au milieu de h fièvre liturgique qui.s'est em- 
parée de quelques écrivains ecclésiastiques, nous tremblons de 
voir disparaitre les derniers rayons de l’auréole de notre sainte 
Eglise. Il nous semble que le front majestueux de cette vénérable 
aïeule de tant de diocèses de France, devrait faire reculer ces 
champions inconsidérés de réforme qui, sous le prétexte spécieux 
de rappeler à l'unité liturgique, ne font que dissimuler la vaine 
satisfaction de s'afficher comme zélateurs. Nous avons heureuse- 
ment le successeur de saint Pothin et de saint frénée ; il ne laissera 
point tomber la couronne que l’Église de Snryrne a posée sur la 
tète de sa fille de Lyon. 

Dans l’intervalle des dernières publications, les travaux exé- 
cutés sur différents points de la ville ont mis à découvert plusieurs 
inscriptions inédites. Ces inscriptions forment un appendiee où 
chacune est renvoyée à son numéro d'ordre. L'auteur a eu l'ex- 
cellente idée d'y mettre, en regard de tant de monuments au- 
thentiques, le fac-simile de la fameuse inscription fabriquée, il 
y a deux ou trois siècles, en l'honneur d’Albin. Cette contrefaçon 
a eu les honneurs de l’un des vestibules de la bibliothèque im- 
périale. 

NH nous reste à parler des tables... Les lecteurs trouvent tout 
simple qu’on indique à la fin d'un volume les principales divi- 
sions du sujet qu'on a traité, et il leur semble que cela n'est pas 
Bien difficile. L'homme qui étudie, celui qui, pour vérifier sou- 
vent un seul mot, s'est vu dans la nécessité de feuilleter de nom- 
breux volumes , celui-là comprend l'importance d’une table bien 


LD 


76 RIBLIOGRAPRHIE. 


faite, et se rend compte des difficultés qu'il faut vaincre pour 
réussir. La table est une édition abrégée de l'ouvrage ; son mé- 
rite réel est de simplifier les recherches, et surtout de faire 
saisir d’un coup-d’œil tous les rapports de développements ge- 
néraux et particuliers du mot cherché. 

M. de Boissieu a presque dépassé le but; il n’a rien laissé à 
faire à ses lecteurs. Sa table générale et analytique est un mu- 
dèle de genre. Chacun des rnots qui la composent est comme le 
thème d’un petit traité qui a son développement dans le corps 
de l’ouvrage ; elle est précédée d’une table des sigles, abrévia- 
tions, etc., d’une table des noms, prénoms, etc., et d’une table 
géographique. - 

La publication des Inscriptions antiques a commencé en 1846; 
il a donc fallu huit années pour la conduire à bonne fin, et pour- 
tant les matériaux avaient été élaborés et rassemblés longtemps 
avant. C'est, dans toute son étendue, l'application du précepte 
d’Horace ; et, disons-le, il faut du courage et du désintéressement 
pour résister ainsi à la soif de jouissance prématurée qui en- 
traine certains esprits. On ne travaille presque plus aujourd'hui 
pour la postérité : c'est pour l’instant qui va passer. Ce n’est pas 
assez que la couronne soit assurée pour l'avenir; on veut la 
sentir aujourd'hui mème sur sa tête; on veut voir ce métal bril- 
lant dont chaque page sera payée. De là tant de productions in- 
complètes, souvent pleines de faussetés, d'erreurs, d'inexactitu- 
des ; fusées brillantes, si l’on veut, mais, en somme, feux éphé- 
mères qui s'annoncent par une explosion prétentieuse, et ne lais- 
sent retomber qu'un tube noirci et empesté. 

Vous croyez que tel auteur a voulu faire un livre sérieux ; vous 
êtes assez simple pour voir dans ces pages des recherches cons- 
ciencieuses, des études solides dirigées par l'amour de la vérité; 
en un mot, un travail tout au profit de la bonne et vraie science. 
Détrompez-vous ! Ce qu'on a voulu faire avant tout, c'est de l’é- 
clat. Peu importent les contradictions dans lesquelles on s’est 
exposé à tomber par suite de la précipitation avec laquelle on a 
écrit. Le public n'y regarde pas de si près. On voulait arriver, on 
est arrivé, c'est peut-être avec le bagage d’un autre, mais encore 


BIBLIOGRAPHIE. 771 


une fois, on est arrivé ! Le pillage littéraire est tellement à l'or- 
dre du jour, qu'un savant qui voudra sauvegarder la priorité de 
ses découvertes, et mème de simples appréciations historiques, 
se verra bientôt réduit à demander, pour chacune de ses idées, 
un brevet avec garantie du gouvernement. Le sic vos non vobis 
aura éternellement son application. 

Les pirates littéraires n’ont pas tous la mème allure ; quelques- 
uns ont le talent d'engager la conversation sur le sujet qu'ils 
brûlent de traiter avant vous, et dont vous seul possédez les élé- 
ments. Vous vous laissez aller à l'entrainement de votre cœur, et 
les perfides vendent bientôt votre complaisance sans même par- 
ler de votre charité. D’autres procèdent plus énergiquement, ils 
volent votre marchandise et l’exposent sans façon dans la devan- 
ture de leur magasin. 11 nous est permis d'apprécier la valeur de 
ces procédés, parce que nous en avons été plus d’une fois vic- 
time. Nous connaissons de beaux-esprits parisiens qui 

Jadis sont venus 

Nus 

De leur province, 
et qui y retournent volontiers lorsqu'ils sont à bout d’expédients. 
Ils font une ronde chez les modestes savants provinciaux qui ont 
la bonhomie de leur confier leurs petits secrets ; puis, ces mes- 
sieurs reviennent complaisamment étaler dans la capitale les plu- 
mes qu'ils ont arrachées à tort et à travers. 

On ne fera pas ce reproche à M. de Boissieu. Ce qui le recom- 
mande avant tout, c’est une probité littéraire peu commune, 
rendant à chacun ce qui lui appartient, tenant compte et merci du 
plus simple conseil comme de la plus importante communica- 
tion, respectant les droits des auteurs morts à l’égal de la suscep- 
tibilité des auteurs vivants, et faisant rejaillir la gloire de son 
œuvre sur tous ceux qui lüi ont apporté la plus mince coopéra- 
tion. Du reste, parfaitement convenable dans sa manière de 
traiter une question, il n’établit, dans le doute, qu'une opinion 
douteuse, et, dans la probabilité, qu’une opinion probable. 

Une autre chose nons a frappé, c’est le rôle que joue l'impri- 
meur dans l'exécution de cette œuvre. M. de Boissieu et M. Louis 


78 BIBLIOGRAPHIE. 


Perrin ne sont pas, l’un un auteur, l’autre un imprimeur quelcon- 
que. Ce sont deux amis, deux collaborateurs qui vont au mème 
but. Le premier semble ne combiner ses phrases que pour la plus 
grande gloire du typographe ; le second invente, dispose et grave 
pour le plus grand succès du savant , et leur identification est 
telle, que l’imprimeur, dans un cas donné, pourrait être archéo- 
logue et l’archéologue imprimeur. C’est ainsi que faisaient les 
Robert-Etienne, les Elzévirs et autres illustrations de la typù- 
graphie. 

Depuis que M. Louis Perrin a gravé son alphabet auguatal, tout 
le monde veut être imprimé en kttres augustales; c'est une 
preuve que le bon goût n'est pas tout à fait mort, et qu'on sait 
encore reconuailtre le beau pourvu qu’à se montre... Seulement 
ils sent rares ceux qui savent le trouver. | 

Nous a’avons rien à prophétiser pour ce livre ; ceux pour qui 
le jugement de Paris fait oracle connaissent ce que les savants et 
l’Institut pensent de l’auteur et de l'éditeur. Ceux, au contraire, 
qui jugent sur pièces, ne regarderont point comme dg mince va- 
leur les conditions dans lesquelles ce travail a été fait, et la ville 
de Lyon pourra, dans les âges à venir, citer avec rgueil les deux 


noms inscrits au frontispice de ce volume. 
J. Roux. 


Le Lorus, par Raraëz BLas. Lyon, in-8, 1849 ; impr. 
de LEON BoirTez. 


11 y a quelques années parut un fort joli volume. 1 portait 
un nom un peu fier /afaël Blas, avec un litre poétique, le. 
Lotus. L'ennui du présent et celte belle nuance dont se teint 
toujours le passé, avaient formé ce titre symbolique. Rafaël 
devait oublier le temps dans des vers où se reflèteraient les 
plaisirs de sa première jeunesse. Celle première jeunesse avait 
cédé à deux entraînements. Je n'ai pas besoin de nommer 
l'amour. L'autre, c'éta le goûl du paysage, cesecorid amour 
des poëèles, lorsqu'il n'esf pas le‘premier. 


BIBLIOGRAPHIE. 19 


L'amour, le paysage, voilà Lout le livre de Rafaël. Si vous 
jugiez le livre par l'auteur, vous en diriez trop de bien. Je 
veux un inslant oublier le père, pour médire à mon aise de 
l'enfant. 

Et d'abord de l'amour. SU 

Cet amour-là n’a guère d'unité. Camilla, Laura 
et Margot en ont leur part; et, s’il faut le dire, elles n’offrent 
pas, à elles trois, uue figure très-poélique. Il leur manque 
ce qi fait la poésie émouvante, profonde, iatimement hu- 
maine, le cœus. Elles l'ont oublié en venant au monde. Ra- 
faël , de son côté, ne donne à ses fugitives pensées que ce qu'il 
en reçoit. La passion légère, rapide, à fleur de peau, ne l’en- 
gage. jamais. Il traverse le pays en voyageur, il re séjouræ 
pas. On dirait qu'il a peur d'y resler. Pour son cœur, en ses 
aventures, il ne se compromel guères, il. se tient plus haut, et 
se garde pour une meilleure occasion. S'il se nomme, c’est 
pour la rime ou par politesse. S'il s'annonce, on sent qu’il 
n'entre pas. [Il ne se confie, ni ne se donne. Et de quel droit 
l'obtiendraient-ils, ces pauvres cœurs tant de fois délaissés ? 

Aussi, Rafaël a-t-il bien fait de ne pas dépenser là son 
amour en pure perte. Mais la poësie s'est ressentie de la ré- 
serve, el l'expression de Famour manque de cette chaleur, 
de cette tendresse, de ce tressaïllement ineffable, de ce fré- 
missement de l'âme entière, qui est la grandeur et l’élément 
poétique de la passion. 

Si l'amour n'a pas l'émotion, le paysage n'a pas toujours la 
naivelé. L'imagiaativn y remplace (rop les primeurs de l'im— 
pression. L’artificiel y étouffe trop l'effet simple et direct de 
la nature. Celte nature, elle est trop habitée par la fantaisie. 
Nodier, dans une boutade, s'écriait : « O Comté ! quel beau 
pays si lu avais mois de villes et moins d'habitants ! » Les 
besux paysages que ceux de Rafaël si les divinités de l'Olympe 
avaient jugé à propos de ne pas y descendre ! Les amouss me 


SU BIBLIOGRAPHIF. 


yâtent les buissons, les Naïades les fontaines, Diane les forêts, 
les Zéphirs m'empêchent de goûter la douceur des brises. 
Toute cette population païenne, — si belle et si bien placée 
dans les poètes anciens , ou dons le marbre ou sur la toile, — 
je ne la rencontre pas dans les campagnes d'aujourd'hui sans 
un certain déplaisir. C’est un revenant dont je me passerais 
volontiers. La campagne suffit au charme sans qu'on ait be- 
soin de décors mythologiques. Oui, cette volupté qui naît de 
la contemplation de la nature, me parait si pleine , si riche, 
si nourrie, que toule intervention étrangère, factice, imagi- 
naire, loin de l’augmenter, la trouble et la corrompt. Aussi , 
que j'aime bien mieux les paysages dans lesquels Rafaël a mis 
plus de fidélité el moins de caprice, dans lesquels il a moins 
inventé el plns reproduit! Voyez un intérieur de forêt, — 
Meudon ou St-Germain, à votre choix, . . . . . . 


Les insectes zébrés au corsage changeant , 
Les papillons d'azur, les vives demoiselles, 
Essaim cuirassé d'or, d'émeraudc et d'argent, 
Iluminent les airs du reflet de leurs ailes. 


Les gcais bleus, par moment, jettent leurs sons criards 
Parmi l'orchestre ailé qui voltige dans l’ombre, 

Tandis que les linotset les pinsons bavards , 

Musiciens aigus. font siffler le bois sombre. 


Voici, pres de l'eau verte où tremble le roseau , 
Une biche qui marche en silence ; — les herbes 
S'inclinent sous ses pas, — ainsi que l'arbrissean 
Sous le souffle léger qui balance les gerbes ; 


Bientôt elle sc penche au bord du flot dormant 
De la source, s’y mire un instant ; — puis, distraite, 


Tout autour dans le bois regarde vaguement , 
Et prète à chaque son une orcille inquiète. 


Un peu plus loin, dans une autre pièce, la tempête menace. 


Un vertige brülant agite les moissons, 


les bœufs se groupent sous les grands chênes. 


BIBLIOGRAPHIE. Si 


Les grands bœufs qui paissaicnt dans les herbes couchés, 
Se rassemblent en rond sous les arbres penchés, 

Distraits, le cou tendu, les narines ouvertes, 

Aspirant vagucment l'odeur des plantes vertes 

Et regardant au ciel passer en mugissant 

Le nuage où l’éclair met un reflet de sang. 

D’autres fois, Rafaël, au lieu d'introduire dans les champs 
les animaux , d'y convier les biches élégantes ou les bœufs 
forts et doux, y place l’homme lui-même , et, comme pour 
embellir son paysage, il choisit de l'homme la meilleure par- 


tie, l’enfant. 


Dans les prés verdoyants montaient les grandes herbes, 
Que le vent en passant inclinait sous son vol ; 

Un arôme sortait des blés liés en gerbes, 

D'où pendaient des épis dont l'or couvrait le sol. 


Un pommier où grimpait une vigne enlacce 

Plisit sous ses fruits mürs ; — voici qu’un bel enfant, 
Espiègle, souriant, et la main avancce, 

S'approche pour eucillir un fruit d’or ; — triomphant, 


Il le saisit; — sa sœur, au pied de l'arbre assise, 
Effcuillait un bluet en souriant aussi ; — 

L'enfant lui jette alors sa conquête ; — surprise, 
Elle ouvre ses grands yeux, sans lui dire merci. 


Puis, en retour, cueillant dans la verte prairie, 
Une fraiche pervenche, elle va la poser 

Sur ses cheveux bouclés mélés d'herbe ficurie, 
Et lui met sur le front un candide baiser. 


Cette idylle ne vous a-t-clle pas gagné par sa purelé, sa 
fratcheur et sa grâce ? Ah ! si Rafaël eut toujours mis dans 
ses beaux cadres des drames d’un sentiment aussi délicat et 
d'une vérité si naïve el si lauchante , que de charmants la- 
bleaux il eût fait ! | 

Rafaëk, il a la forme, le mot docile, le vers obéissant , la 
strophe pleine et sonore. Sa facilité n’est pas sans discrétion, 
son abondance n'est pas sans mesure. Avec un peu moins de 
caprice , avec plas de vérité vive et plus d'émotion franche, 
avec un peu de son cœur, il ferait, n'en doutes pas, un beau 
poème. “3. Vicror Srx. 


6 


82 BIBLIOGRAPHIE. 


FABLES, PAR M. J.-M. VILLEFRANCHE, 2 édition, Paris, 
Dentu, 1854. 


Nos lecteurs n’ont peut-être pas oublié un article publié dans le 
numéro de la Revue de décembre 1859, par notre regrettable ami 
F.-Z. Collombet, et signalant l'apparition d’un volume de Fables 
dues à la plume d’un tout jeune poète, M. Villefranche, de Lyoo. 
Depuis lors , les Fables de M. Villefranche ont fait leur chemin. 
La première édition s’est écoulée, et une d'elles, inédite, a été 
couronnée aux jeux floraux. Ce succès a engagé un de nos ha- 
biles éditeurs parisiens à publier une seconde édition augmentée 
d’une vingtaine de Fables nouvelles, et, ce qui est d’un bon 
augure pour l'avenir, c'est que ces dernières nous ont paru, 
quelques-unes surtout, supérieures à celles de la première pu- 
blication. Le style de M. Villefranche a quelque chose de plus 
ferme, de plus sûr de lui ; le coloris a pris plus d'éclat, plus de 
vivacité, on trouve parfois de ces tableaux charmants que les 
maîtres ne refuseraient pas de signer; celui-ci, par exemple : 


Un gros dinden, à taille rebondie, 
Portant haut son jabot et sa queuc arrondie, 

Se promenait d’un pas égal 

Et gloussait d’un air doctoral. | 
Honneur , semblait-il dire, ct respect à la graisse ! 


Ou cet autre : 


Le singe et l'ours, au travers de leurs bois, 
Firent an voyage autrefois ; 

Bonnes gens, fort grimpeurs , et grands amis du reste, 
Quuique d'assez contraire humeur. 

L'ours marchait lourdement, grave comme ua docteur, 

Pensif , le dos courbé ; le singe, adruit et leste, 
Tournait , guettait , gesticulait, 
Et sautait et caracolait. 

Un grand cèdre s’offrit au sein d’une clairière. 
Notre magot l’avisc: Oh! le beau bctrédère! 
Si j'y raontais !... Il dit et ne balance pas : 


t 


BIBLIUGRAPHIE. R:3 
Une ct deux, l'y voilà. L'ours le regardait faire. 
L'animal grimacier s'assied sur son derrière. 
Lève le nez en l'air, puis l'abaisse : Eh! là-bas ! 
Ami l'ours, cria-t-il, que vois-je donc par terre? 

Cette poésie imitative se retrouve souvent sous la plume de 
M. Villefranche ; elle prête, à la plupart de ses Fables, un charme 
particulier. Quant à la morale du Fabuliste, quant au but qu'il 
poursuit et qu’il atteint, ils sont tels que toutes les mères de fa- 
mille peuvent mettre ce joli volume entre les mains de leurs plus 
jeunes enfants. C’est une bonne fortune de pouvoir promener 
ces jeunes imaginations à travers toutes ces pages, sans craindre 
de trouver quelque serpent caché au milieu des fleurs. 

A. V. 


Sn en ee me 


NABUCHODONOSOR, drame satirico-lyrique en quatre actes et en 
vers par M. Besse des Larzes in-12, 1854, 


Sous le titre un peu mélodramatique de Nabuchodonosor , ou 
orgueil et humiliation d'un ambitieux, M. Besse des Larzes vient 
de faire paraitre chez les libraires Ballay et Conchon, un drame 
satirico-lyrique, comme il le baptise lui-même. Cette œuvre 
emprunte un intérêt tout particulier aux circonstances actuelles. 
Il existe, en effet, plus d'an point de ressemblance entre le roi 
de Babylone et l’empereur de toutes les Russies. L’orgueil est 
arrivé chez tous deux au mème degré de puissance, jusqu’à vou- 
loir détrôner Dieu. De l'orgueil à la folie il n’y a qu’un pas. Les 
évènements viendront-ils compléter le rapprochement jusqu'au 
bout ? Le Czar laissera-t-il, dans cette guerre si inconsidéré- 
ment allumée , et son empire et sa tête? En attendant que les 
faits s’accomplissent, on ne lira pas sans plaisir, sans intérèt la 
drame de M. Besse des Larzes. On y trouvera de la facilité, de 
la verve, et quelques tirades bien frappées. 

M. Besse des Larzes s’est déjà fait connaitre à nous par des 
travaux d’un autre ordre : la Science et la foi ou Fondement nou- 
veau de la philosophie appliquée aux sciences, à la littérature 
et aux arts, elles Mystères de la Vie, poësies et salires. 


» 


CHRONIQUE LOCALE 


Nous recevons la lottre suivante ; | r. 


La littérature lyonnaise à l'Exposition de 1855. — Une grande exposition 
doit avoir lieu à Paris en 1855. L'industric lyonnaisè y sera dignement re- 
présentée, les arts aussi, sans doute, car un grand nombre de nos artistes 
se préparent déjà à cette solennité. Les lettres lyonnaiscs n’y pourraient- 
elles donc figurer? À coup sûr Lyon compte un grand nombre d'écrivains 
de mérite dans tous les genres. La réputation de plusieurs s'est étendue 
bien au-delà de leur cité. Beaucoup d’autres, plus humbles, ignorés dans 
leur ville même, méritcraient pourtant d’être connus. Tous gagneraient à 
une publicité plus grande. Nos mœurs, si recommandables sous d'autres 
rapports, sont peu favorables aux lettres. Il existe à Lyon une Société des 
Amis des Arts ; mais les amis de Ja littératuré sont-ils bien nombreux ? 
A-ton jamais fait quelque chose pour la littérature lyonnaise ? La scène 
est à pou près fermée aux productions locales dont l'importance depasse 
le cadre du vaudeville, et de tout temps nos auteurs n'ont eu d'autre en- 
couragement de la part de la ville que l’acquisition pour nos scinee ns 
d'un ou de deux exemplaires de leurs œuvres. 

La presse de Paris daignerait alors rendre compte de toute cette partie 
de l'exposition de notre cité, qui ne doit rejeter aucune espèce de gloire. 

J'ai l'honneur de vous soumettre en toute humilité ce projet qui pré- 
sente des avantages égaux à taus les auteurs exposants. Si vous l'approuvez, 
veuillez en prendre l'initiative, en faisant appel dans votre Revuc à tous 
les littérateurs que renferme notre ville, à tous ceux qui ont produit 
quelque ouvrage en prose ou en vers, dans les différentes branches des let- 
tres, des sciences et des arts. Ne serait-ce pas là un moyen d'ajouter aux 
yeux de l’Europe un fleuron de plus à la couronne que Lyon porte à son 
front. | 

Veillez recevoir, Monsieur, l'assurance de ma considération la plus dis- 
tinguee. Un Lirrénatsur. 


A cet appel nous ouvririons volontiers nos colonnes avec em- 
pressement, si le nom mème d'Exposition n'indiquait pas suf- 
fisamment que l’on ne peut y faire figurer que des objets que le 


Lé 


CHRONIQUE LOCALE. 8 


regard puisse saisir et embrasser en entier. Or l'œil du visiteur 
pourra-t-il soulever la couverture de ces nombreux volumes, 
s'initier, non pas au fond, mais seulement à leur titre? Non, et 
c'est là, nous le craignons fort, la raison qui fera rejeter im- 
pitoyablement tout envoi qui n’aurait pas pour première condi- 
tion celle d’être vu et jugé d'emblée. Exposez des livres comme 
produit typographique ou comme spécimen de reliure, bien: 
mais comme œuvre littéraire ou scientifique, cela est, selon 
nous, de toute impossibilité. 


— | ns ee 0m 


Les Dais de Saint-Nizier êt de Saint-Polycarpe. — La polémique peu 
courtoise dont nous avons été les témoins, aurait dû, ce semble, nous faire 
renoncer à ce compte-rendu ; mais comme la Revue doit enregistrer toul 
ce qui, de loin ou de près, touche à l'honneur de la cité, ét que les œuvres 
dont nous avons à rendre compte ont un certain mérite d'exécution, nous 
dirons franchement notre avis; nous le dirons sans partialité, d’autant 
(que nous avons à replacer la question sous son véritable point de vue. 

Il y a quelques semaines, l'opinion publique fut appelée officiellement à 
se prononcer sur l'exécution d’un dais, style moyen-âge, destiné à l'église 
de Saint-Nisier. La Gazette de Lyon, sans se préoccuper de la question in- 
dustrielle, émit sur l'ensemble ct les détails de ce dais un jugement moins 
favorable qu'on ne l'avait peut-être espéré. La critique était sévère. Hélas ! 
la vérité l'est toujours : 1! senso coro è duro a dit un poète, c'est peut-être 
fort heureux pour les arts. Mais cette critique si sévère était -elle juste ? Les 
uns disent: oui, les autres, non. Que devaient faire les susceptibilités 
blessées ? Reprendre en sous-œuvre le travail du rédacteur , le suivre et le 
combattre pied à pied, s'appuyer de l'avis d'artistes spéciaux, et, par des 
exemples tirés de monuments d’un goût et d'une pureté incontestables, 
démontrer que l’œuvre en question, loin de mériter des reproches, était 
conforme aux règles de l’art, et pouvait répondre aux exigences du goût le 
plus raffiné. Au lieu de cela, on a tonné du haut de la chaire. Le sermon 
qui aurait dû mourir dans l’enccinte du temple s’est vu colporté, livré à un 
autre journal, lequel s’est empresse de le servir à ses lecteurs, revu et cor- 
rigé, ct la simple question d'art agitee par le rédacteur, de la Gazette s’est 
changée sur l'arène en une lutte de personnalités. En effet, ce qu'on mettait 
en cause, c’étaient des maisons de commerce honorables, qu'on opposail 
l'une à l’autre , soit en glissunt des insinuations deloyales, soit en pronon- 
çant des noms qui ne devaient pas se montrer dans le débat. 


86 CHRONIQUE LOCALE. 


Tout homme moins respectueux que le rédacteur de la Gazette eût fait 
justice du sermon : d'abord, parce qu'en se montrant dans le feuilleton 
d'un journaliste, ce sermon perdait droit à l'inviolabilité que lui assure la 
chaire ; ensuite parce qu'il attaquait tout et ne répondait à rien. M. Mayery 
s'est contenté de faire voir qu'aucun de ses arguments n'avait été détruit, et 
que sa critique subsistait tout entière. C'est aussi notre avis, sauf les dis- 
tinctions que nous allons établir. 

Le dais, meuble tout oriental, n’eut, dans le principe, d'autre but que 
celui d’abriter le prêtre contre les ardeurs du soleil ; c'était done, quoi qu'on 
ait pu dire, un véritable parasol. I remplaçait le flabellum, ou éventail, dont 
le diacre se servait pendant le Saint-Sacrifice pour chasser les mouches, et 
préserver le calice ainsi que cela se pratique encore dans quelques églises, 
notamment à Malte. Partant de cette donnée, on comprend le dais avec des 
bâtons indépendants et mobiles, étalant au soleil des étoffes somptueuses, 
légères, enrichies de broderies combinées avec Loutes les ressources de l'art, 
disposces avec ampleur et élégance (1). 

En adoptant, au contraire, le parti pris des bâtons soudés entre eux, le 
dais se modifie ; il devient plus embarrassant, et pour peu que l'imagination, 
secondce par un goût moins sévère, ajoute ou exagère les détails, on a tout 
de suite un petit édifice, une arche portative. Que l’on compare nos dais 
d'il y a cinquante ans avec ceux de facture modcrne, on se rendra compte 
de la progression. Mais, en adoptant cette modification du dais primitif, faut- 
il, au moins, ne pas perdre de vue qu’en suivant les principes de l’art, le bois 
doit toujours rester bois, l'etoffe toujours éloffe ; que la sculpture ne doit pas 
prendre la place de l'ornementation, el que l'ornementation ne doit pas vi- 
ser à d’autres cffets qu'à ceux de l'ornement. S'est-on bien souvenu de ces 
principes dans l'exécution du dais de Saint-Nizier ? Les peintures n'ont-clles 
pas un peu l'aspect de lames de métal repoussé ? Les motifs {architecture 
peuvent-ils remplacer sur une étoffe les rinceaux ct les cnroulements ? Nous 
savons qu'à cet égard le crayon de l'artiste n’a pas été libre ; toutefois, il au- 
rait dû être plus heureux dans le choix de ses modeles, ct la preuve qu'il 
le pouvait, c'est que les parties qui ont subi plus particulièrement le con- 


(1) Nous lisous dans le MANUEL D'ARCHÉOLOGIE M. de Jales Corblet : 

«Les anciens dais du XIII° siècle se composaient d'’onse pièce d'étoffe plus ou moins ajustée 
sur des lances ou sur un chässis brisé , susceptible de se prêter à toutes les inégalités de lar- 
ueur de passage ; ils ont été remplacés, au XVII° siècle, par nos disgracieuses charpenter 
tendues de velours. C'est souvent à cause de ces lourdes machines qui ne pouvaient point, en 
raison de leur largeur, passer par La porte centrale, qu'on a détruit ces charmants trumeaux 
qui les partageaient en deux baics. » 


CHRONIQUE LOCALE, 87 


trôle d’un architecte, sont aussi les plus irréprochables ; nous voulons par- 
ler des évangélistes et des niches placées aux angles du dais. 

Les symboles de l'Ancien-Testament cussent été préférables aux motifs 
qu’on a imposés. La nouvelle loi étant la réalité, on ne peut lui emprunter 
que des emblèmes dont l'usage est plus pauvre et moins traditionnel. Placez 
l’Arche d'alliance, le serpent d'airain, etc., etc., nous comprenons la corré- 
lation des deux Testaments ; voilà pourquoi on eût aime les voir se grouper 
autour de ce mystère de l'Eucharislie, centre de tout le culte, ct solution de 
la loi figurative. Telles sont les imperfections de détail que nous eussions 
désiré ne pas rencontrer dans cette œuvre importante. Quant à la fabrique 
lyonnaise, nous la mettons tout à fait hors de causc ; elle a répandu avec 
profusion tout ce qu’elle possède de somptuosité, de ressources, de délica- 
tesse ; elle a lutté contre des difficultés insurmontables, puisqu'on lui a de- 
mandé des effets que le ciscau seul pouvait produire ; elle fera des chefs- 
d'œuvre toutes les fois qu'on lui proposera la réalisation d'une idée juste et 
feconde. Mais cile doit pour cela s'attacher aux bons modèles, et les bons mo- 
dèles lui manquent, elle-même le reconnait.'Ce qu'elle vient de faire n'en est 
pas moins une initiative digne d'éloge ; il ne faut pas que la pensée d'avoir pu 
faire micux soit un motif de découragement. Nous savons un gré infini aux 
constructeurs du dais de Saint-Nizier de ce qu'ils ont fait justice des pana- 
ches, qui désormais ne pouvaient trouver place que parmi les oripeaux de 
comédie. 

Nous faisons le même compliment au dais de Saint-Polycarpe. 

Ce dais, exécuté en style libre, pour qu'il se rapprochât du genre archi- 
tectural de l’église, se distingue par l'’heureuse harmonie de ses lignes ct des 
profils. Il cst certain que son dessin pur et correct annonce une main habile, 
mais a-t-il été bien interprété par la broderie ? Nous en revenons toujours à 
notre première réflexion, c'est que la broderie trahit son incompétence pour 
rendre certains détails. Voyez ces oiscaux fantastiques qui rappellent les co- 
Tombes becquetant des raisins ; ils ont perdu sous les spirales d'argent les 
formes gracieuses que l'architecte leur avait données. 

On a beau dire, la canctille n’est ni un pinceau ni un ciseau ; elle ne sau- 
rait aborder les motifs qui demandent de la souplesse. L'exiguité de l'entrec 
de Saint-Polycarpe n'a pas permis de donner au dais un plus grand dévelop- 
pement ; il est vrai que cela n'eût pas racheté son manque de légèreté, car, 
malgré toute la bonne volonté du monde, on ne peut se dissimuler qu'il .ne 
soit lourd. C'est, à proprement parler, un vice de constitution, Puisqu'on 
faisait un petit édifice, il fallait bien qu'il en eût la solidité ; cependant, pour 
ètre juste, nous ajouterons que son couronnement qui, de près parait 


BS CHRONIQUE LOCALE. 


massif, prend à distance des du plus légères, ct produit uir assez 
bon effet. 

Nous ne pousscrons pas ee loin les observations. Nousrendons hommage 
encore une fois à l'initiative dont les fabriques de Seint-Nisier et de Saint- 
Polyearpe ont donné l'exemple. L'industrie lyonnaise nous a montre ce 
qu'elke peut faire ; qu'elle mette seulement scs ressources au service de l'art 
bien entendu, ct elle verra... | 

H faut avouer né que les maisons de fabrique ne peuvent pas 
toujours assurer la responsabilité d'une œuvre. Leur organisation les met à 
la merci de volontés souvent inintelligentes et d'autant plus exclusives ; il 
est alors bien difficile de ne pas succomber, mais, au moins, que dans cette 
alternative, une commission ou l'individu qui fait exécuter sit assez de eou- 
rage pour dire : Je l'ai voulu. 

Espérons qu'à l'avenir, les imaginations scront assez calmes pour ne pes 
voir une attaque eontre la religion dans une critique d'art religieux, et qu'on 
reeonaaitra de meilleure grâce l'infériorité de crayons de quelques artistes, 
ce qui n'empêchers pas de rendre justiec à leur bonne volonté. 


L'abbé J. Roux. 


Un examen de doctorat ès lettres a eu lieu le 19 et le 20 juillet dans la 
salle des cours de Saint-Pierre. Un auditoire d'élite assistait à”ces graves et 
savantes épreuves. Le candidat était M. Maréchal, chef d'institution, qui 
se présentait avec deux thèses, l'une en français sur Ménandre, l’autre en 
latin sur les questions de la Somme de saint Thomas, relative aux lois. La 
thèse française, de plus de deux cents pagos, est presqu'un ouvrage. L'au- 
teur a très-bien marqué toutes les différentes phases de la comédie à 
Athènes, ct il a tiré des fragments de Ménandre une foule de détails d'un 
grand intérêt sur les mœurs d'Athènes, et de cooyeetures ingéniquses sur 
les pièces et le théâtre de Menandre. 

En analysant les-lois de saint Thomas, M. Maréchal a mis en lumière une 
des partics les plus intéressantes de la Somme. Il lui a été reproché de 
ne pas suffisamment connaitre Platon el Aristote, et d'avoir athribue sur 
plusieurs points à saint Thomas une originalité qui ne lui appartient pas. 
À la suite d’unc discussion vive et approfondie , M. Maréchal « été déclaré 
admis au grade de docteur ès-lettres (1). 


+ 


(1) Ces deux thèses sent en vente chez Brun, rue Mercière, 5. 


Armk VinatTannien, directeur-géraut, 


SR ne Re nee nee 0 Ont ee een 


LE SYLPHE ET LA JEUNE FILLE, 


«( 


« 


Août 1854. 


BALLABE. 


Jeune fille, ouvre {a paupière : 
Le jour monte sur les coteaux : 
Vois flotter sa rose lumière 
sous le dôme de Les rideaux. 


sors dela couche virginale 

Que l'innocence aime à bercer ; 
C’est l'heure où, sur le frais pétale. 
Feux d'amour vont se balancer. 


J'ai déjà déplié mon aile, 

Et, léger comme un papillon, 
Pour épier la fleur nouvelle 
J'ai parcouru tout le vallon : 


6* 


LF SYLPHE ET LA JEUNE FILLE. 


« Et sur les bords de l'onde claire, 
« Près de la grotte d’un Zéphir, 

« Reposant mon vol solitaire, 

« J'ai trouvé la fleur du plaisir. 


« Mai, tous les ans, la voit éclore : 
« Elle ne fleurit qu’une fois; 

« Elle ne brille qu’une aurore ; 

« Un soir l’effeuille sous ses doigts. 


« Son arôme est plus doux encore 
« Que les doux baisers de ta sœur, 
« Ou que l’encens qui s’évapore 

« Des urnes d’or vers Île Seigneur ! 


« Viens la cueillir! Chaque bergère, 
« En admirant dans tes cheveux 

« L’éclat de sa tige éphémère, 

« La verra d’un œilenvieux. 


« Elle dira : La jeune fille 

« Qui suit le Sylphe matinal 

« Abat toujours sous sa faucille 

« La fleur au parfum sans égal. » 


La vierge de son front d’albâtre 
Ecarte l'ombrage soyeux, 

Et puis, vers le Sylphe folâtre, 
Dirige l’azur de ses veux. 


Le Sylphe sourit et l’appelle : 

Son sourire était séducteur !… 
Son regard, comme une étincelle, 
Vole frapper la vierge au cœur. 


LE SYLPHE ET LA JEUNE FILLE. 91 


Alors, la vierge se soulève, 
S'entoure de blancs vêtements ; 
Tel, parmi les joncs de la grêve, 
Un cygne s’éveille au printemps. 


Le Sylphe auprès d’elle se range ; 

A la vierge il parait si beau 

Qu'elle croit presque suivre un ange !.…. 
Tous deux s’éloignent du hameau. 


Il la conduit par des bocages 
D'orangers, de myrthes fleuris. 
Dont les délicieux ombrages 
Abritent l'oiseau de Cypris. 


Là, chaque brise est embaumée, 
Chaque soupir mélodieux ; 

Là, du soleil, sous la ramée, 
Dort le rayon voluptueux. 


Le Sylphe, du bout de son aile, 
Dépouillant cytise et jasmin, 
De la candide jouvencelle 
Parfume le riant chemin. 


Longtemps il l’égare timide 
Dans ce labyrinthe enchanté ; 
Enfin, près d’un fleuve rapide. 
Son vol léger s’est arrêté. 


S'élançant d’une frèle plante, 

La fleur au calice vermeil, 

Au bord de l’onde ruisselante, 
S’entr'ouvre aux baisers du soleil. 


92 


LE SYLPHE ET LA JEUNE FILLE. 
La jeune vierge la respire : 
C'est la fleur qu'elle vient chercher ! 
Mais vers le gouffre qui l’attire 
Pour la prendre, il faut se pencher. 


Le Sylphe malin l’encourage ; 

Elle approche... sa blanche main 
Descend vers la fleur qui surnage… 
Hélas ! son pied glisse soudain ! 


Le fleuve la presse en ses vagues, 
Et le Sylphe a fui loin du bord... 
De son vol les frôlements vagues 
Lui murmurent l'hymne de mort. 


Supphante, elle le rappelle : 
Elle à cueillir: la belle fleur! 
Le Zéphir, messager fidèle. 
Lui rapporte un rire moqueur:. 


Et bientôt, d’un bosquet de roses, 

Où le Sylphe ingrât s’ébattàit. 

On vit passer, à peine écloses, 

Vierge et fleur que l’ondé emportait !!! 


ADELBERT. 


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ORIGINES ET BASES 
DE L'HISTOIRE DE LYON 


ou 


DIPLÔMES, CHARTES, BULLES, IOIS, ARRËÊTS, 
RÈGLEMENTS DES CORPS DE MÉTIERS, TESTAMENTS ET AUTRES ACTES AUTHEMTIQUES 


CONCERNANT LES ANNALES LYONNAISES 


POUBLIÉS AŸ NOM DE L'ADMINISTRATION MUNICIPALE (1). 


‘H fat un temps, bien rapproché du nôtre , où la lecture 
des vieilles chartes et des anciens titres était’ l'occupation 
d'un nombre infiniment petit d'hommes studieux, dont les 
travaux n'excilaient ni sympathie ni curiosilé. Il n’y avait 
d'archives convenablement tenues dans aucune grande ville ; 
on enlassail daris- des greniers et on abaridonnail à la pous- 
sière où: à l'huridité dossiers , diplômes el manuscrits. Les 
conservaleurs de ces dépôts en étaient , d'ordinaire , les en- 


f1) Cet ouvrage formera, au moins, deux volumes très-grand'in-4° avec 
Icttres ornécs, fat-simile , etc. Le programme raisonné a paru. 


94 ORIGINES ET BASES 


nemis les plus dangereux ; ils ne portaient aucun intérêt à des 
amas enfumés de paperasses xans ulilité probable , et ils en 
disposaient à peu près à leur gré. Non moinsindifférentes, les 
Administrations locales faisaient vendre au poids, sur la place 
publique, et les registres el les parchemins, sans se préoccuper 
du parti que l'histoire pouvait en tirer. Le contrat de mariage 
de Louis XIV a été retrouvé dans la boutique d’un épicier. 

Depuis que les éludes historiques ont été remises en hon- 
neur, les peuples et les villes se sont inquiétés du soin de re- 
consliluer leur individualité , en faisant revivre leurs anciens 
litres. On s'est mis de toutes parts en quête de documents 
originaux et on a iulerrogé, avec une atlention incessante , 
les manuscrits , les inscriptions et les débris de toute nature 
des lemps antiques. Il y a quelque chose de religieux dans 
des (ravaux dont l'objet est de faire aimer et vénérer le pays, 
et qui doivent fournir, d’ailleurs, à l'historien, les plus solides 
et les plus précieux de ses matériaux. L'impulsion est donnée; 
clle ne s'arrêtera plus sans doute. Lyon devait en profiter a 
son tour ; aucune ville n’a des annales plus riches ; il n’en 
est point qui possèdent de si magnifiques débris d’antiquilé ; 
il n’en est point , peut-être , dont l'étude offre plus d'intérêt 
à l’archéologue , à l’'économiste el à l'historien. De tous les 
monuments des libertés communales de la France , le plas 
splendide et le plus ancien , c'est le bronze de Lyon , connu 
sous le nom de Table de Claude. 

Annoncé depuis dix ans, ce Recueil de documents ne 
pouvait être publié qu’à son heure ; il fallait attendre que 
le dépouillement des archives impériales, communales et 
départementales , ainsi que celui des grandes collections 
historiques , eût élé terminé. On y trouvera des chartes el 
des diplômes déjà imprimés , mais disséminés dans diverses 
collections . et surtout des documents entièrement inédits ; 
ceux-là sont très-nombreux. Les très-estimables histoires 


DE L'HISTOIRE DE LYON. 95 


de provinces qu'ont pabliées les Bénédictins de la congrégation 
de Saint-Maur, sont accompagnées de pièces officielles ser- 
vant de preuves , et pour la plupart d'un haut intérêt. On 
est saisi d’étonnement et de respect, quand on examine ces 
grands travaux qui sont écrils dans un si excellent esprit el 
avec lant de conscience. À l'exemple de Dom Plancher, le 
P. Menestrier a joint à son histoire de Lyon beaucoup 
d'anciens actes ; c'était un service qu'il rendait et un bon 
exemple qu'il donnait. Il est possible , aujourd'hui , de faire 
davantage : d'heureuses circonsiances et l'appui d’un gou- 
vernement éclairé ouvrent libéralement les bibliothèques 
et les archives aux hommes qui s'occupent d'histoire natio— 
nale. 

Appréciés ainsi qu'ils doivent l'être, ces diplômes, ces 
chartes , ces lettres , ces édits, ces pièces si variées dont va 
paraître la collection méthodique sont les bases et les ori- 
gines de l'histoire de Lyon; tout ce qui est authentique est 
là. Ces documents fournissent les renseignements les plus 
curieux sur les mœurs , les usages et la condition civile de 
nos pères ; ils sont la justification des récits historiques et 
servent à en faire vérifier l'exactitude. Complément obligé de 
toutes les histoires de Lyon, ce Recueil offrira des faits et 
des dates officielles aux auteurs qui se proposeront d'écrire 
sur un point quelconque des annales lyonnaises ; il fournira 
d’amples matériaux et des rectifications à une seconde édition, 
très-augmentée, d’un ouvrage dont-la révision m’aura coûté 
vingt années d'un scrupuleux examen. Sanctus amor patriæ 
dat animum ; c'est de ce sentiment profondément éprouvé 
qu'est né en moi le projel de donner à la ville de Lyon un 
Recueil du genre des Monumenta Patrie du royaume Sarde, 
et des Monumenta Germaniæ historica de M. Pertz. 

Toutes les pièces capitales seront reproduites en entier 
après avoir élé collalionnées sur les originaux, quand il y 


96 ORIGINES :ET BASES 


aura .eu possibilité de .le faire. Celles qui ‘auront moins de 
valeur ‘historique ne seront cependant :pas écarlées'; -elles 
seront 'mentlionnées à leur date.et une courte anatyse en'fera 
connaître l’objet. Au reste , les sources seront toujours et 
partout indiquées ; ainsi des moyens de contrôle ét de:plus 
amples recherches. seront:misà la disposition du lecteur. Tuut 
imprimer, donner tn exlerso tous les documents , était im- 
possible ; vingl énormes volumes n'auraient pas suffi, él les 
acles vraiment'importanis eussent été étouffés sous un :emas 
de pièecs sans ulilité et sans intérêt. ‘11 fallait donc faire un 
Viage , mais il fallait le faire sur des bases très-larges et en 
désignant aux travailleurs les livres et les dépôts publics où 
ils trouveraient , s'ils désiraient les consulter, les actes admi- 
pistratifs ou autres que l'éditeur n'aurait pas admis dans sa 
collection. Tel est le plan qui sera suivi : un document quel- 
conque n'aura droit à une publication intégrale qu'avtant 
qu'il sera d'un intérêt général ou qu'il se rocommandera par 
un nom ou par une date d'une véritable valeur. ‘Les actes 
privés , quel que suil leur caractère, leltres. ou chartes, 
seront Ccarlés, à l'exception, toutefois, de quelques-uns 
qui remontent aux premiers temps du:moyen âge , c'est-à- 
dire à une époque où il n'y a guëres de pièces d'une .autre 
nature , et où il fout bien prendre ce que l’on trouve. 

J'ai suivi l'ordre chronologique pour le classement de mes 
nombreux matériaux; il est simple, logique, très-commode, 
el facilite singulièrement la recherche du documerit dont on 
a besoin. On n’a pas loujours, il est vrai, des dates ecrlainces 
à :sa:disposilion , mais cel inconvénient csl assez rare ,:el 
quand il se présente il y a possibilité de l'atténuer ; les faits 
senchaînent dans la succession des temps et s'expliquent les 
uns par les autres. ‘Toute autre classification n'eüt pas 
offert les mêmes avantages el aurait conduit à une confusion 
inévitable. 


DE L'’HISTOIRE DE LYON. 97 


Ce Recueil ne pouvait être seulement l’histoire de la ville 
de Lyon pendant une période restreinte , par exemple , du 
X° au XIII siècle ; beaucoup plus étendu et complet, son 
cadre embrasse toutes les époques des annales lyonnaises , 
depuis le décret du sénal romain qui fonda la ville , jusqu’à la 
réunion récente à la cité des commanes suburbaines. Ne pas 
dépasser le moyen âge c'eût été se priver de ceux des docu- 
ments dont la connaissance importe le plus. Les lemps mo- 
dernes ne sont pas moins dignes d’études que le règne du roi 
Boson ; c'est très-bien de reproduire une charte du IX" siècle 
qui donne le nom douteux d'un ager ou d’un insignifiant 
pagus , ou qui concède à un couvent oublié un vignoble , une 
manse ou un pré ; mais les lettres patentes dont est née la 
fabrication des étoffes de soie, mais l'acte qui a constitué 
dans son état actuel et définitif une agglomération de trois 
cent mille âmes doit exciter un intérêt beaucoup plus vif. 

Pour les époques tout à fait contemporaines, il y avait, 
toutefois , une mesure à observer : les documents devenaient 
tellement abondants qu’il eût été impossible de les donner 
tous et même d'en faire un inventaire complet. Plus de trois 
mille pièces sont relatives à une seule période, celle de la 
première république pendant les dix années de sa vie. II 
importe d'autant moins de recueillir ces actes législatifs ou 
administratifs des temps modernes qu'on les trouve avec une 
grande facilité dans deux recueils officiels , le Moniteur et le 
Balletin des lois. J'ai donc dû me borner à ceux de ces 
documents de notre lemps qui ont un caractère particulier 
d'importance, ou qui concernent des modifications fouda— 
mentales , soit dans les délimitations territoriales , soil dans 
l'organisation de la commune lyonnaise. 

Une aatre observation préalable paraît nécessaire : l'intérêt 
historique de cette grande collection est tout entier dans les 
documents eux-mêmes ; ils doivent occuper le premier plan 


CN 
/ 


98 ORIGINES ET BASES 


du tableau , el c'est à eux que la parole appartient. De longs 
développements sur un fait ou sur un personnage , des disser- 
tations archéologiques ou des commentaires sur une date, 
auraient dénaturé le caractère du Recueil et multiplié sans 
nécessité le nombre des volumes. C'est à l'histoire de Lyon, 
récemment terminée , que j'ai dd renvoyer le récit des évése- 
ments , l'appréciation du développement des libertés com- 
munales , les peintures de mœurs, et le tableau des trans- 
formations matérielles de la cité. Je me suis borné à des 
notices très-courles , en tête soit des chapitres , soil des actes 
dont il importait de déterminer le caractère ; ce n’était pas 
l'écrivain qui devait se mellre en scène; il y avail convenaace 
pour lui de s'effacer et de laisser le plus de pese possible aux 
documents qu'il avait rassemblés. 

Ce Recueil élait commencé , lorsque la publication d’un 
modèle excellent en a rendu l'exécution plus difficile. Assisté 
de MM. Bourquelot et Louandre, M. Augustin Thierry a fait 
paraître les premiers volumes de son Histoire du Tiers- 
État : cinq énormes Lomes contiendront les pièces qui sont 
relatives à la seule ville d'Amiens. Ces actes administratifs 
sont précédés , dans cel ouvrage, par un tableau général des 
origines el des progrès du liers-état , digne portique du 
monument qu'érige à la nation française un de nos écrivains 
les plus distingués. À une première impression de découra- 
gement , a succédé en moi un vif désir de ne point demeurer 
trop au-dessous de ma tâche. Affranchi fort heureusement 
de l'obligation de refaire le tableau si bien fait par M. Au- 
guslin Thierry, de l'établissement et du développement des 
libertés communales dans les diverses provinces de l’ancienne 
France, j'ai considéré l’immensité des ressoarces qui étaient 
à ma disposilicn , et, un moment ébraniée , mu résolalion 
s’est raffermie. 11 m'a semblé que l’histoire de nos franchises 
municipales pouvait el devait être faile à Lyon même , à 


DE L'HISTOIRE DE LYON. 96 


portée de nosarchives si riches et si peu-connues, sous l'ins- 
piration des faits et des lieux, et avec le secours loujours 
présent de nos grandes bibliothèques. Des pièces originales, 
en nombre très-considérable, plus de douze centslettres inédites 
des rois de France aux gouverneurs de Lyon et des gouver- 
neurs de Lyon aux rois de France , et des milliers de cartons 
remplis de documents de lout genre sont à ma disposition ; 
il ne s’agit que de savoir en lirer parti; c'est, il est vrai, Île 
point difficile. 

Il y avait, pour ce Recueil, un autre élément d'intérêt 
que j'ai cru ne point devoir négliger : à la publication des 
pièces authentiques et officielles , j'ai réuni , sans confusion, 
celle des pamphlels politiques et religieux. 

Ces documents ne méritent pas, sans doute , une foi 
absolue; écrils avec passion et sous la vive impression du 
moment , ils se recommandent souvent par ce défaut 
même ,.el fournissent les renseignements les plus abon- 
daats et les plus précieux à l'écrivain. Un historien peut 
apprendre beaucoup dans ces écrits si originaux que nos 
guerres de religion et la Ligue ont enfantés, à Lyon, au 
commencement de la seconde moitié du XVI: siècle. Ce n’est 
point lou ; les grandes calamités qui ont afligé Lyon à diffé- 
rentes époques , telles que des pesles meurtrières , des inon- 
dations , l’'émeule si souvent choyée dans les ateliers des 
ouvriers en soie , ont donné licu à des écrits devenus très- 
rares el fort recherchés ; j'ai fait revivre ces pièces curieuses 
de notre histoire. Chaque volume est donc composé de deux 
parties lrès-distincies ; la première est la collection des actes 
administratifs et Kgislalifs, el des titres officiels placés les 
uns après les autres, selon l'ordre des temps ; la seconde est 
un choix d'opuscules rares et singuliers , de rapports sur des 
événements importants, el de pamphlets lancés, comme des 
projecliles de guerre , pendant les lutles ardentes des partis. 
On remarquera des connexions de plus d’un genre entre ces 


100 ORIGINES ET BASES 


deux ordres de documents. Quand on veut comnaître la vérité 
sur les évènements qui se sont accomplis, à Lyon , pendant 
les règnes de Charles IX et de Henri HE, il ne faat pas 
consuller exclusivement les lettres de ces rois ou celles de 
Mandelot et de Birague ; le témoignage des protestants, 
tantôt oppresseurs et lantôt victimes, doit être soigneusement 
recueilli. 
Ainsi que l'Édition municipale de la Monographie de la 
Table de Claude (1), cette Collection de documents lyonnais 


(1) A l'occasion de ect ouvrage ct d’une opinion controversable et con- 
lroversée , tombée dans le domaine public et qualifiée d'erreur profonde 
par un savant professeur de droit romain, M. Benecb , je viens d'être l’objet 
d'attaques très-peu littéraires dans la sixième livraison de l'ouvrage de M. 
de Boissicu. J'ai refusé d'en occuper l'Académic et j'aurais probablement 
garde le silence, si la reproduction, par la Revue, du programme de ma pu- 
blication municipale n'était une occasion toutc naturelle d'annoncer ma ré- 
ponse. On la trouvera, très-prochainement, dans le premicr volume de mes 
Documents historiques et en tête de mon Manuel d'Epigraphie lyonnaise 
ancienne ct moderne ; rien nesera oublié. Un mot, cependant, aujourd'hui. 

Ma carrière littéraire est déjà longue ; j’ai écrit beaucoup et sur des su- 
jets variés ; atlaqué souvent et calomnié plus d'une fois, cependant je n'ai 
jamais été l'objet de l’imputation qui m'est adressée par M. de Boissieu ; 
l’aurais-je done encourue à propos d'une question très-secondaire pour moi 
et qui n’était qu'un minime accessoire dans mon Histoire de Lyon ? Ma bonne 
foi a été entière ; j'ai agi ouvertement, avec la plus grande publicité, pro- 
voquant moi-même la discussion et la comparaison, et déclinant , au reste, 
toute prétention personnelle à la propriété de l'idée réclamée, Lorsque j'é- 
erivais, en 1849, la Monographie de la table de Claude, sous la direction vi- 
gilantce et scrupaleuse de M. Gregor)j, je n'avais pas lu la quatrième livraison 
de l'ouvrage de M. de Boissieu ; c’est’ce que j'ai déclaré sur l’honneur : 
tout le monde a le droit de douter de ma science ; je n’ai donné à personne 
celui de douter de ma parole. 

La seconde cdition, in-folio, de ma Monographie ne laisse plus de prc- 
Lexte à l’imputation qu'on m'adresse aujourd'hui avec si peu de justice ; en 
effet, cet ouvrage établit ces trois points : 

L'opinion que le discours de Claude a été prononce exclusivement dans 


ES mn nee nero ne, M eee mm PUR OO ee On ee 


DE L'HISTOIRE DE LYON. 101 


sera offerte , au nom de la ville, aux grands établissements 
scientifiques de l'Europe. Donner ainsi, c'est s'enrichir. 
Lyon gagnera beaucoup en faisant connaître ce qu'il a été, 
ce qu'il vaut et ce qu'il peut. En se communiquant leurs 
anuales et leurs Litres les cilés et les peuples apprennent à 
se mieux apprécier el profitent de leur expérience. Nos bi 
bliothèques publiques ont reçu assez fréquemment de riches 
présents des gouvernements étrangers ; la ville de Lyon s'est 
montrée reconnaissante , el elle a accepté avec empressement 


l'intérèt des Gaulois chevelus, indiquée par nos vicux historiens el très-pa- 
sitivement formulée par M. Zell, appartient à tout le monde ‘ 

M. de Boissieu l'a présentée avec plus de développement et de nettete 
qu'on ne l'avait fait avant lui : 

J'ai été anené, par mes propres recherches, à l'adopter, du moment ou 
j'ti démontré que la ville de Lugdunum avait cté colonie romaine dès son 
origine et n'avait jamais été autre chose (contrairement à l'opinion de M. 
de Boissieu). Ces quelques lignes résument toute la discussion ; on voit s’il 
y avait lieu à afficher tant de prétentions pour si peu. Un fait fera juger de 
l'exactitude de M. de Boissieu. A l'entendre, depuis le Livret d'Artaud , au- 
cun autrc ouvrage que le sien n'existe sur nos inseriptions antiques : il ou- 
blie, trés-volontairement, mon Recucil général de ces mêmes inseriplions, 
annoncé au mois de mars 1845, ct publié, entièrement Lerminé, au mois de 
mai 1847 ; il oublie le Musée lapidaire d'’Artaud que j'ai mis moi-même en- 
tre ses mains et sur lequel j'aurai une anccdote curieuse à raconter. 

M. de Boissieu ne pouvait finir plus mal son ouvrage ; les pages par les- 
quelles il le termine sont fâcheuses : si j'étais son ennemi je m'en applau- 
dirais; dans l’intérèt de la dignité des lettres, je les déplore. Elles ne 
sauraient nuire qu’à leur auteur, on y recontait trop 


: Caccus umoïr sui 


et tollens vacuum plus nimio gloria verticem. 


C'est tout ce que j'ai à dire pour le moment, Oblige de repousser des 
agressions injusles, j'ai adressé déjà plus d'une vérité dure à M. de Bois- 
sieu, je lui répondrai à mon heure, et, sans me préoccuper davantage d’atta- 
ques dont je ne suis nullement blessé , je retourne à mes etudes sur nos 
vieux documents lyonnais. 


102 ORIGINES ET BASES 


une pari dans ces échanges internationaux. Ce n'est pas 
pour elle seule qu'elle a fait recueillir ses titres anciens et 
modernes ; d’autres sont appelés à les consulter. Ce sont 
des matériaux à la disposition des historiens de tous les 
pays. 

L'indication des sources principales auxquelles j'ai puisé 
fera connaître la nature des pièces dont se compose le Re- 
cueil des documents Honnais , ét présentera, peut-être , 
quelque utililë et quelque intérêt. Quand on a des recher- 
ches à faire sur d'anciens titres , on éprouve , parfois , beau- 
coup de difficultés pour trouver sa voie et on dépense un temps 
considérable dans des tâtonnements sans résultats. On pou- 
vait lirer un parti meillear que je ne l’ai fait des ressources 
qui étaient à ma disposition ; mais, du moins, j’ai eu sous 
les yeux les pièces originales , et les collections diverses dont 
je vais parler ont été el sont encore entre mes mains. 

Servis par les travaux d’archéologues et d’écrivains d’une 
érudition profonde , les historiens ont aujourd'hui bien plus 
de facilités que n’en n'avaient leuts devanciers pour écrire 
leurs ouvrages. Il y a des matériaux abondants, et, quand on 
sait chercher, on en découvre toujours de nouveaux. 

Les sources auxquelles j'ai puisé sont nombreuses et dignes 
d'altention ; celles-ci sont des manuscrits, celles-là des 
ouvrages imprimés. Beaucoup appartiennent à l'histoire gé- 
nérale ; les plus importantes sont la propriété de la ville de 
Lyon. Quelques grands recueils fort connus ont fourni des 
indications utiles : ce sont les Tables de Bréquigny (jusqu'en 
l'an 1270) , les deux premiers Volumes des Diplomata de 
M. Pardessus (jusqu'au vin siècle); la collection de Secousse ; 
celle des Ordonnances des rois de France de la froisième race 
(de l'an 1003 à 1514) le Recueil des Historiens français 
commencé par Dom Bouquet ; et le Gallia Christiana. Les 
Origines Guelfiræ de Scheidt ont donné des chartes et diplô - 


DE L'’HISTOIRE DE LYON. 103 


mes des princes du second royaume de Bourgogne , dont je 
n'ai dû prendre que les acles dans lesquels il était question 
de Lyon ou du Lyonnais. 

L'immense Recueil des Documents inédits pour servir à 
l'histoire de France contient divers ouvrages desquels il y 
avait à extraire plusieurs pièces. On ne compte que vingt- 
huit lettres adressées à Lyon , dans les six volumes qui ont 
paru , par les soins de M. Berger de Xivrey, des Lettres 
missives du roi Henri IV ; j'en donnerai plus de cent. Il y a 
eu davantage à recueillir dans la Correspondance adminis- 
trative de Louis X1V qu’a publiée M. Depping ; j'y ai trouvé 
les leitres de Colbert à l'archevêque de Lyon, et celles de 
l'archevêque de Lyon et du Prévot des marchands à Colbert ; 
elles sont au nombre de cinquante-trois et contiennent des 
reaseignements très-curieux sur l'établissement, à Lyon , de 
la febricalion du crêpe el des bas de soie. 

Dans la série des Manuscrits , Paris m'offrait plus de res- 
sources. Je connaissais l'existence , au département des ma- 
nuscrits de la Bibliothèque nationale , d'un énorme volume 
io-folio sur Lyon du fonds Lancelot , n° 64% , aujourd'hui 
ancien fonds français, n° 8355. C’est un Recueil de lettres 
des rois Charles IX et Henri 1IT au gouverneur de Lyon, et 
du gouverneur de Lyon à Henri IÏl et à Charles IX , de 
1561 à 1589. En publiant vingt-sept lettres de Mandelot à 
Charles 1X et de Charles IX à Mandelot datées de 1562, 
M. Paulin Paris a exprimé le désir que la ville de Lyon pu- 
bliât cette correspundance en son entier; ce vœu sera réalisé. | 
J'ai obtenu de M. le Ministre de l’Instruction publique la 
permission de copier , et de faire imprimer dans mon Recueil 
ce précieux volume in-folio qui est entre mes mains. Il con- 
tient six cent quatre-vingt-treize lettres des rois Charles IX et 
Henri 111 , et de Catherine de Médicis à Mandelot , et trois 
cent treize lettres de ce gouverneur de Lyon. 


104 ORIGINES ET BASES 


Les Archives impériales que je viens de visiter devaient pos- 
séder une très-grande quantité de documents originaux sur 
Lyon, dans les registres et dans les cartons ou layelles de ag 
section historique et de sa section judiciaire. J'avais recueilli 
déjà l'indication de soixante et dix-sept pièces dans le tome IV 
d'un manuscrit volumineux de la Bibliothèque de Lyon ainsi 
intitulé : Inventaire des Chartes du trésor du royaume estant 
en la Sainte Chapelle du Palais à Paris ; mais il importait 
beaucoup de savoir quels autres actes se trouvaient aux Ar- 
chives de l'empire. Pour l'apprendre j'ai provoqué, dans cet 
établissement, des recherches qui m'ont donné les résultats 
suivants : il y a, au Trésor des Chartes, huit cartons sous la 
rubrique Lyon, qui contiennent soixante et dix-sept pièces 
relatives à l'histoire civile el ecclésiastique du Lyonnais ( Ju- 
ridiction municipale, droils du roi, impôts , décimes , réga- 
les, etc.); cinq registres d’aveux du Lyonnais du XVIII° siè- 
cle ; une liasse intitulée : Haras de Lyon, 1776-1790; une 
autre intitulée ; Affaires de la ville de Lyon, 1777-1790 , et 
une autre dont voici le titre : Imprimés relatifs aux auciens 
octrois de Lyon. On trouve encore aux Archives impériales 
un certain nombre d’actes épars dont voici les plus anciens : 
1286, acte par lequel Amé, comte de Savoie, prend les ha- 
bilants de Lyon sous sa protection pour trois ans ; 1286, ac- 
cord entre Raoul , archevêque de Lyon, et Hugues, évêque 
d’Autun, par lequel ils conviennent qu'ils auront réciproque- 
ment l’administration du spirituel et du temporel de leurs 
diocèses en cas de vacance ; 1290 — 12992, un acte contenant : 
1° des lettres de protection du roi pour la ville de Lyon , et 
l'engagement pris par les habitants de Lyon de payer chaque 
année, au roi, dix sols par feu pour les riches, et douze de- : 
niers pour les pauvres ; 1292, un acte par lequel le Syndicat 
de Lyon reconnaît que celte ville est du ressort du roi. Enfin, 
le Parlement fournit un certain nombre de pièces sur les pri- 


DE L'HISTOIRE DE LYON. 105 


viléges concédés à la ville, sur des impôts, sur les foires, sur 
les priviléges accordés en 1536 aux Genevois et aux ouvriers 
tigseurs de draps d'or, d'argent et de soie, et sur les attribu- 
tions des officiers du roi. Le directeur général des Archives, 
M. de Chabrier, toujours porté à servir de son concours les 
travaux sérieux, a bien voulu m’autoriser à faire dans son dé- 
partement toutes les recherches qui me seraient utiles. 

Il y a bien certainement d'autres documents inédits sor 
Lyon dans divers dépôts publics, à Paris ; j'espère les décou- 
couvrir et les publier. L'obligeance de MM. les conservateurs 
ne me fera bien cerlainement pas défaut, en considération du 
service qu'elle peut rendre à la ville de Lyon et aux études 
historiques. | | 

Mais c'était à Lyon surtout que je devais faire la moisson 
la plus abondante de documents de tout genre ; ici aussi javais 
à ma disposition des ouvrages imprimés et des manuscrits. 

Parmi les premiers, je dois compter l'Histoire de Lyon du 
P. Menestrier ; elle est terminée par les Preuves de l'Histoire 
Consulaire , lirées de divers Cartulaires, Registres, Actes, 
Terriers, Contrats, Protocoles, Mémoires, Titres, Bulles des 
Papes, Lettres-Patentes de nos rois, Priviléges el autres in— 
struments publics; c’est, dans des proportions moindres, un 
Recueil exactement de la même nature que celui dont la pu- 
blication commence. Menestrier a extrait un nombre asser 
grand d'actes du Cartulaire d’Ainay , d'un Bullaire de Lyon 
émanant de la riche et curieuse Bibliothèque que donna l'ar- 
chevêque Camille de Neufville au collége de la Trinité ; d'un 
Cartulaire dressé par les soins d'Eslienne de Villeneuve, ci- 
toyen de Lyon, et tiré de la Bibliothèque de Pianelli de la 
Valette ; d'un Manuscrit intitulé : les Compositions de Forés, 
formé des pièces relatives à l'échange du Comté de Lyon, fait 
entre les Comies du Forés et le Chapitre de Lyon, enfin, de 
l'inventaire du trésor des Chartes et des Archives de l'église 


. 106 ORIGINES RT BASES 


Saint-Jean. Pianelli de la Valette mit à la disposition de Me- 
nestrier, non seulement le Cartulaire d'Elienne de Villeneuve, 
mais encore un manuscrit (rès-singulier que le savant Jésuite 
recherchait depuis plusieurs années et qui porte ce titre : 
Tractatus de Bellis et induciis quæ fuerunt inter Canonicos 
S. Joannis Lugduni, et Canonicos S. Justi ex una parte et 
Cives Lugdunenses ex aliera, desumptus ex Monasterii Athe- 
niorum Bibliotheca per Claudium de Bellieure Lugdunensem. 
Ces documents divers forment deux publications distinctes à 
la suite de l'Histoire de Lyon, l'une en zxIv pages, l’autre 
de 136 pages. Menestrier a donné les textes en latin ; mais il 
a traduit les principaux en français et il en a composé, en 
grande partie, le cinquième livre de son ouvrage. Malheureu- 
sement, ces documents sont reproduits à peu près sans ordre ; 
c'est un fouillis dans lequel il est difficile de se reconnaître ; 
on regrelle, en outre, que la trauscription des originaux n'ait 
pas été faite avec plus de fidélité. Le Recueil du P. Menestrier 
n'en est pas moins très-digne d'éloge ; il a fourni aux Tables 
de Bréquigny presque toutes les indications qu’elles donnent. 

A diverses époques, l'Administration consulaire, soigneuse 
du maintien des droits dont la garde lui était confée, a fait 
publier le Recueil des Chartes, lettres-patentes, édits, décla- 
ralions et arrêts donnés par les rois de France, depuis le XI1I° 
siècle, et par lesquels les habitants de Lyon élaient conservés, 
eux et leur postérité, dans la jouissance de leurs antiques pri- 
viléges et libertés : les principales éditions de ces collections 
sont celles de 1649 et de 1771. Un même lravail a été fait 
pour les priviléges des foires : j'ai extrait un grand nombre 
d’actes de ces deux répertoires dont toutes les pages sont offi- 
cielles. 

Mais mes principales ressources ont été les manuscrits de la 
Bibliothèque de la ville et surtout des Archives de la EE 
ture el de l’'Hôtel-de-Vilie. 


DE L'HISTOIRE DE LYON. 107 


La Bibliothèque de la ville a plusieurs volumes manuscrits 
de pièces diverses, une copie des trente-sepl lettres da gouver- 
neur de Lyon, de Sault el le Cartulaire de l’ancienne abbaye 
de Savigny. Ce Cartulaire et celui de l’abbaye d’Ainay ont été 
pabliés, en 1853, par M. Aug. Bernard, dans la Collection 
des Documents inédits pour servir à l'Histoire de France : ils 
contiennent, l’un (le Cartulaire de l’abbaye de Savigny), neuf 
cent soixante pièces ; l’autre (celui de l'abbaye d'Aiaay) environ 
deux cents : ces chiffres sont considérables; malheureusement, 
l'importance des documents n’est, en aucune façon, en rap- 
port avec l'élévation du nombre. 

On a dit et répété que tout ce qu'on sait de l'histoire du 
moyen-âge est liré des carlulaires ; je ne contlesterai pas 
l'exactitude de cette affirmation, mais je me permettrai de la 
retourner ainsi : ce que l’on sait de l’histoire du moyen-âge 
par les cartulaires esl assez peu de chose. A pplicable aux car- 
talaires en général, celte remarque me parait s'adresser très- 
particulièrement à ceux des abbayes d’Ainay et de Savigny. 
Bien avant moi, Menestrier a cherché à en tirer partiel n'ya 
pas réussi; je n'ai pas été plus heureux. Quand j'ai écrit l'his- 
toire de Lyon au moyen-âge, j ai examiné avec la plus grande 
attention le Cartulaire de Savigny, dans l'espérance d'y dé- 
couvrir des faits historiques, ou quelques renseignements sur 
l'état de l'industrie et sur la condition civile des citoyens, il m'a 
été impossible d'en venir à bout. Que trouve-t-on, en effet, 
dans ces recueils très-eslimables à d'autres litres, et dont je ne 
parle ici qu'au point de vue de l’histoire civile? Ce sont des 
collections d'actes privés, des Donationes ou chartes par les- 
quelles des biens élaient donnés à l'Abbaye, des Præstaria ou 
Præcaria, des F'endiliones ou contrats d'échange : mais ce 
ne sont jamais des documents d'intérêt quelque peu général. 
Des pièces relatives à des transactions privées ne sauraient 
être évidemment élevées à la dignité de monuments hislori- 


1OR ORIGINES ET BASES 


ques; les inventaires des titres de propriétés d'un couveut ne 
sont pas même les annales de l'Eglise. On ne doit demander 
aux cartulaires que ce qu'ils peuvent donner ; leur utilité n’est 
pas conteslée, mais il ne faut ni l’exagérer, ni se méprendre 
sur son caractère. Le Polyplique de l'abbé Irminon n'est autre 
chose que le dénombrement des manses, des serfs et des reve- 
nus de l'Abbaye de Saint-Germain-des-Prés, sous le règne 
de Charlemagne ; c'est un manuscrit de peu d’élendue et fort 
endommagé par le temps. Toutefois, M. Guérard y a trouvé 
les matériaux d'un magnifique tableau de la condition des 
personnes el des terres en France, depuis les invasions des 
Barbares jusqu'à l'institution des Communes. Ce même 
M. Gutrard, dont la perte est si regrettable, a placé en lêle du 
Cartulaire de l'église de Notre-Dame-de-Paris une préface 
qui est un savant ouvrage sur le régime intérieur de cette 
église, sur sa juridiction, ses priviléges, sou personnel el les 
attributions de ses officiers. Il y a beaucoup à apprendre dans 
les cartulaires quand on sait y lire, je ne le nie point ; fort peu 
utiles à l'histoire proprement dite, les Cartulaires d'Ainay et 
de Savigny, je le proclame hautemeut, ont cependant leur 
genre de mérite, Les onze cents chartes qu'ils ont recueillies 
contiennent une immense quantité de noms de lieux : on y 
trouve mentionnés le Pagus , l'Ager, la Filla, et c'est avec 
ces indications que M. Aug. Bernard a composé une géogra- 
phie du Lyonnais au moyen-âge très-digne d'estime, bien 
qu’on ne doive pas lui demander une exactitude absolue. À 
défaut de documents certains sur les faits et sur le développe- 
ment des libertés et des intérêts, c'est bien quelque chose que 
la reconstitution de plusieurs centaines de Pagi et d 4gri. La 
géographie du moyen-âge n'est qu’une branche bien secon- 
daire de l’histoire, mais quand on n’a rien de mieux, il faut 
s'en contenter. Les variations des délimitations territoriales 
dans l'ancien Lyonnais ont été fréquentes, et elles se ratta- 


DE L’HISTOIRE DE LYON. 109 


chent rarement avec certitude à des événements historiques ; 
ce n’est pas, toutefois, une raison pour les dédaigner. Forcé 
d’écarter. de ce Recueil la plus grande partie des Chartes des 
Cartulaires d’Ainay et de Savigny, je reproduirai cependant 
un certain nombre de Donationes et de Præstaria remarqua- 
bles par leur antiquité, sinon par les inductions qu'on en peu! 
. tirer. Des publications récemment faites me dispensent d'aller 
au delà. 

Si je n'avais pas à découvrir une bien grande quantité de 
documents dans les carlulaires, je devais fouiller avec plus de 
frait dans les diverses archives de la ville. Celles de l’Hôtel- 
Dieu sont peu connues ; c'est un dépôt fort important de titres 
qu on peut considérer comme les archives de l’assistance pu- 
blique, à Lyon. 11 a été jusqu'ici peu abordable ; on obtient 
assez facilement la permission de pénètrer dans la salle, mais 
le droit d'y faire des recherches n'est reconnu & personne. 
Cependant bon nombre des documents qu'on y a réunis pré- 
sentent beaucoup d'intérêt, non seulement pour les familles 
lyonnaises, mais encore pour l'histoire générale de la cité. Je 
pe puis dire encore quels sont ceux que j'en tirerai, mais j'ai 
la certitude d'obtenir toute la facilité désirable pour les con- 
sulter, et l'espérance d’être guidé, dans mes enquêtes, parun 
administrateur qui veille sur ce dépôt avec une louable solili- 
citude. Certains lestaments, de qui sont nés des établisse- 
ments publics, peuvent être considérés comme des documents 
historiques. | 

Les archives de la Préfecture sont immenses , on y a ren- 
fermé, dans plusieurs milliers de cartons, tous les Litres qui ap- 
partenaient aux anciens ordres religieux , aux chapitres de 
Saint-Jean et de Saint-Just, ainsi qu'aux paroisses. Auprès 
de ces vieux titres, dont l’un des plus curieux est la Pancarte 
de l'Abbaye de l’Ile-Barbe, sont, en prodigieuse quantité, des 
documents administratifs de toule nature. Celte source pres- 


110 ORIGINES ET BASES 


que inépuisable d'actes et de renseignements de tout genre, 
o’est plus ivabordable et inutile, grâce à ces inventaires et à 
ces tables dont le gouvernement poursuit l'exécution avec uue 
insistance si louable, et à l’obligeance ainsi qu'à la capacité de 
l'archiviste, M. Gauthier, dont le concours promet de m'être 
si profitable. Le travail que les instructions du ministère de- 
mandent à M. Gauthier, trouve dans ce Recueil sa place na- 
turelle ; j'y aurai fréquemment recours. Cependant, le plus 
grand nombre des documents qui sont relatifs aux paroisses et 
aux monastères, n’ont pas droit à une place dans une collec- 
tion dont le caractère, on le sait déjà, est de rassembler des 
litres d'un intérêt général. Celte considération décisive re- 
pousse même les actes capitulaires de Saint-Just et de Saint- 
Jean, à quelques exceptions près, pour des documents qui 
remontent à une époque où l'histoire de l'Eglise était ceNe du 
pays. Ici encore il y aura un triage à faire, mais on saura où 
trouver les litres dont je n'aurai pas cru la reproduction 2é- 
cessaire. 

C'étaient les archives de l’Hôtel-de-Ville qu’il m'importait 
surtout de visiter : j'y ai trouvé quatre recueils principaux dont 
le dépouillement m'a fort oecupé. Ce sont les Registres des 
délibérations du Corps consulaire et du Conseil municipal, les 
Syndicats, l'inventaire général des archives el la Correspon- 
dance du Corps consulaire et du gouverneur de Lyon. Mon 
honorable confrère à l’Académie, M. Grandperret, archiviste 
de la ville, les a mis à ma disposition avec une bienveillance 
el une confiance dont je ne saurai trop le remercier. 

Le plus ancien registre des délibérations et des actes con- 
sulaires, commence au 28 août 1416 ; il y a quelques tacunes 
dans les années suivantes. En 1568, on inscrivit les Actes 
consulaires dans un volume destiné à contenir (ous ceux de 
l'année, ordre qui fut depuis très-exactement gardé. Cette 
coleclion se compose de trois cent vingt-haït volmmes îin-folio 


DE L'’HISTOIRE DE LYON. 111 


reliés, les premiers en basane et les autres en parchemin ; le 
dernier commence le 17 octobre 1786 et Gnit le 12 août 
1790 ; là, s'arrête le gouvernement consulaire, qui a duré 
ang siècles, el qui a été conlinué par le Conseil municipal, 
dont les délibéralions sont également conservées dans les ar- 
chives de | Hôtel-de-Ville. Ce Recueil si considérable est loute 
l’hisioire communale de la ville de Lyon ; il n’est pas de ne- 
ture à fournir beaucoup de matériaux à la collection des docu- 
ments lyonnais. / 

Ii en est de même des sept volumes grand in-folio des 
Syndicats ; on nomme ainsi de grandes feuilles en vélin (une 
pour chaque année), sur lesquelles sont écrits les procès-ver- 
baux de la nomination des conseillers-échevins. La collection 
commence à l’année 1294 et s'arrêle en 1758, mais il y a 
beaucoup de lacunes, causées sans doute par négligence oa 
inhabileté à conserver. La plus ancienne de ces feuilles, celle 
de l’année 1294 est dans le format petit in-folio; au com- 
mencement du XVI siècle, le calligraphe décora son travail 
de majuscules ornées, que ses successeurs enluminèrent et 
euxquelles ils joignirent les armoiries peintes de la France et 
de la ville au-dessus de cette grande ligne : « Au nom de no- 
ire seigneur, Amen. » Cet À qui commence la ligne, est une 
maæuscule immense, peinle souvent sur un fond or semé de 
fleurs et de fruits. Une couronne d'olivier surmonte les ar- 
moiries de la ville, qui ont pour supports deux énormes lions 
deboal, deux pattes levées , la queue relroussée el la gueule 
ouverte. Deux génies soulienuent les armoiries du royaume ; 
ce sont des emblèmes satiriques sur les Syndicats de 1572 et 
de 1573, qui seront reproduits à leur date. 

il y avait beaucoup à prendre daus les vingt-deux volames 
in-folio de l'inventaire général des litres et pièces qui sont 
eux archives de l'Hôtel-de-Ville, collection manuscrite en 
bou état et d'ua usage commode. On a réuni, dans les quatre 


112 | ORIGINES ET BASES 


premiers volumes, loutes les pièces qui sont relatives aux pri- 
viléges, franchises et libertés des habitants de Lyon : les sui- 
vants contiennent celles qui trailent des pouvoirs et de l’au- 
torité du Consulat, ainsi classés : sûreté de la ville, police de 
la voirie, des arts et méliers et des foires, juridiction consu- 
laire, administration des deniers, dettes, revenus et biens de 
loute nature de la cité, ancien et nouvel Hôtel-de-Vike, 
établissements réligieux et profanes, charges et emplois. Ce 
vaste répertoire renferme un grand nombre d'indications pré- 
cieuses dont l'histoire de Lyon aura beaucoup à profiter. 

Mais c'est surtout à la Correspoudance que ce Recueil a 
demandé des communicalions importantes. Cinq volumes in- 
folio réunissent les lettres (en très-grande partie inédites), 
adressées par les rois et reines de !'rance aux conseillers, 
bourgeois, manants et habitants de la ville de Lyon. Ces let- 
tres sont au nombre de quatre cent quarante-quatre ; voici 
leur répartition : de Charles VI et d'Isabeau de Bavière, 
cinq ; de Charles VII, quatre-vingt-quatre ; de Louis XI, 
soixante-sept; de Charles VIÏI, quarante-trois; de Louis XHX, 
dix-neuf; de François I", sept; de Henri 11 el de Diane de 
Poiliers, sept ; de Charles IX, trente-huil ; de Catherine de 
Médicis, vingt; de Henri LIT, trente-sept; de Henri IV, 
soixante-neuf ; de Marie de Médicis, quatre; de Louis XI, 
trente-neuf ; de Louis XIV, vingt-trois ; d'Anne d'Autriche, 
deux ; de Louis XV, trois ; de Louis XVI, huit. Si j'ajoute au 
chiffre total de quatre cent quarante-quatre celui des lettres 
de rois et de reines de France que j'ai recueillies autre part 
qu'aux archives de l'Hôtel-de-Ville de Lyon, je dépasserai 
le nombre de douze cents. 

Ces lettres (qu'il ne faut pas confondre avec les leltres 
patentes) , ne sont pas loules, à beaucoup près, d'un vif 
intérêt ; plusieurs sont des circulaires que les rois de France 
adressaient aux principales villes pour les informer des nou- 


DE L'’HISTOIRE DE LYON. 113 


velles de la guerre ou de tout autre événement majeur ; beau- 
coup sont des demandes d'argent, des lettres de crédit, ou des 
recommandations en faveur de candidats à la place, prochai- 
nement vacante, de prévôl des marchands. Toutes celles qui 
traitent d'affaires ou qui ont quelque valeur historique , seront 
reproduites enenlier; je ne donnerai des autres que desextraits 
dont les termes seront pris presque toujours dans les lettres 
elles-mêmes, pour en faire mieux connaître le sujet et l'esprit. 
Toutes serontclasséesselon l'ordre chronologique et mêlées aux 
autres documents au rang désigné par les dates respectives. 

Deux volumes in-folio contiennent les lettres des princes , 
princesses el hauts-fonclionnaires. Voici les noms des prin- 
cipaux de ces personnages : le duc et la duchesse de Bourbon 
(XVe siècle) ; Jehan, François et Charles de Bourbon ; 
Catherine de Lorraine (XVI® siècle); Anne d'Est ; Charles 
de Savoie, duc de Nemours ; Henri de Savoie ; Henri de 
Bourbon ; Gaston de France, fils de Henri IV: Amédée VIII 
de Savoie ; Yolande, fille dé Charles VIT et de Marie d'Anjou; 
Charles-Emmanuel de Savoie ; l'infante Calarina , duchesse 
de Savoie ; Amédée , roi de Savoie (1729) ; Eugène de 
Savoie (1729-1732) ; Philippe , roi d'Espagne ; Galéas- 
Marie Sforce, duc de Milan ; les cardinaux d'Amboise et 
d’Armaignac ; le comle d’'Armaignac ; Jacques d’Albon, 
maréchal de Saint-André ; Albigny , gouverneur du Dau- 
phiné au temps de la Ligue ; le marquis d’Halincourt, Biron, 
Pompone de Bellièvre , Bassompierre , le maréchal de Bel- 
lisle , le cardinal de Bernis , Bertin , le baron de Breteuil, 
Chamillart , le duc de Choiseuil , etc. On trouve même dans 
l’un de ces volumes des aulographes de Mustapha - Pacha, 
et d’Ali, pacha de Janina ; beaucoup de ces lettres n’ont rien 
de remarquable , si ce n’est la signalure. 

Mais l’hislorien de Lyon trouverait bien certainement beau- 
coup de faits , peu connus, à recueillir dans les quarante et 

S 


be 


114 ORIGINES ET BASES 


un volumes in-folio de la Correspondance du Consulat avec 
ses délégués et avec divers grands personnages , pendant les 
XVIe, XVIIS et XVIII siécles ; j'ai examiné curieusement 
chacun de ces gros tomes qui sont, dans leur ensemble, 
l’histoire intime de la cité. Le Consulat envoyait très-fré- 
quemment , à Paris , des délégués pour y traiter des affaires 
de la ville , el ces députés rendaient compte de leur mission. 
Cette Correspondance se compose d'environ cinq mille lettres 
classées par siècles el par personnages, eux-mêmes placés 
selon l’ordre alphabétique , méthode peu commode et qui 
n’est pas même exactement observée. Le Lome VIIL contient 
quatre-vingt-six lettres du duc de Mayenne, et d'autres 
lettres du cardinal de Lorraine , de Catherine de Lorraine et 
du duc de Guise ; les affaires de la Ligue sont très-largement 
représentées dans ce Recueil. On trouve, dans les tomes XVI . 
et XVII, beaucoup de lettres de princes de la maison de 
Savoie, de Charles de Savoie , duc de Nemours , d'Anne de 
Savoie et du marquis de Saint-Sorlin. I] y a, au tome Vi, dix- 
huit lettres de Henri de Lorraine. Celles d'Alphonse d’Or- 
nano sont en très-grand nombre. Les membres du Corps 
consulaire, dont on a le plus de lettres et dont les noms sont 
le plus connus des historiens de Lyon, sont Guillaume Ga- 
dagne, de Bothéon , Croppet , de Masso , Grollier , du 
Troncy , d'Urfé, Émile et Guillaume Gella, Rubys, de 
Moulceau, Anisson, Bronod, Tolozan de Monfort. On a 
formé les derniers volumes de letires adressées aux prévôls 
des marchands et échevins par les contrôleurs généraux ou 
ministres : Bertin, Choiseuil, de Flesselles , de la Micho- 
dière, Machault , d'Argenson , prince de Montbarrey, Orry, 
de Sertincs, de Saint-Priest, de Vergennes , Necker , etc. 
La correspondance de Villeroi occupe deux volumes {tomes 
XXXVIIL et XXXIX) et s'étend de l'année 1666 à l'année 
1789 (d’autres lettres d’un Villeroi font partie du tome XI): 


he 


DE L’HISTOIRE DE LYON. | 115 


ces lettres des gouverneurs de Lyon sont bien certainement 
dignes d'étude. Les deux derniers volumes du Recueil con- 
tiennent la Correspondance de la ville avec Avignon et quel- 
ques villes de la Suisse. 

Les renseignements qu'on vient de lire donnent une idée 
sommaire de ce que sera la Collection des documentslyonnais: 
déjà en voie d'exécution , cette publication continuera , sinon 
avec une rapidilé qui ne serail ni bien ulile ni possible , du 
moins avec une grande régularité. L'éditeur s'est proposé de 
renfermer en un seul corps d'ouvrage une multitude de pièces 
très-importantes pour notre histoire ; celles-là enfouies dans 
une multitude de volumes qu'on se procurerait difficilement , 
celles-ci entièrement inédites. Ce Recueil devra son existence 
à la sollicitude si éclairée de M. le Conseiller d’État Vaïsse , 
administrateur du département du Rhône : il obliendra, je 
l'espère , l'appui de la Commission municipale et celui de l’un 
des fonctionnaires qui connaïssent le mieux les affaires du 
département , M. le Sous-Préfet Pelvey. Je n'ai dû qu’à ma 
posilion l'honneur périlleux d’être chargé de son exécution ; 
en acceplant cette lâche, bien au-dessus de mes forces , j'ai 
compté sur une grande défiance de moi-même, sur les bons 
et infaillibles résultats de la ténacité au travail, et, par- 
dessus loutes choses , sur les conseils el sur le concours de 
tous les Lyonnais qui ont à cœur la gloire et les intérêts de 
leur pays. 

J.-B. MonraALcon. 


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LETTRE 


AU SUJET DE L'ÉGLISE D'AVENAS. 


MONSIEUR , 


Votre numéro du mois de juin dernier contient un compte- 
rendu de mon Histoire du Beaujolais, par M. Aug. Bernard. 
Veuillez être assez bon pour accueillir une courte réponse à cet 
article. 

Depuis longtemps déjà je connaissais le travail de M. Aug. 
* Rernard sur mon ouvrage. Îl avait été inséré dans l’Afhenœum 
français du 20 août 1853. Je n’y répondis pas alors, bien con- 
vaincu que tôt ou tard ce même article reparaïîtrait dans un jour- 
nal de Lyon. 11 me sembla convenable d'attendre cette seconde 
édilion qui nous ramenait sur notre véritable terrain et devant 
nos juges naturels. 

Comme je vous l’ai dit, Monsieur, ma réponse sera courte, at- 
tendu qu’elle ne porte guère que sur un point vraiment intéres- 
sant, l'église d’Avenas. Je r'ai pas besoin de vous dire qu’elle 
sera modérée, car il doit toujours en être ainsi lorsqu'on discute 
de bonne foi, et M. Bernard m'en a donné l'exemple dans sa cri- 
tique pleine de convenance. 11 cherche la vérité comme je la cher- 
che moi-mème, et, si je pensais qu'il l’eût trouvée , je voudrais 
ètre le premier à le proclamer. 


»: 


LETTRE AU SUJET DE L'ÉGLISE D'AYENAS. 117 


Le premier reproche que m'adresse le crilique c'est d'avoir 
commencé la généalogie des sires de Beaujeu, ‘par Omfroy, dont il 
serait difficile de citer un seul acte. Il suffisait, dit-il, de par- 
tir de Guichard de Beljoco, cité dans une bulle du pape Be- 
noît VIII publiée par Dom Bouquet. 

Certainement on serait trop heureux si, en écrivant l’histoire, 
on pouvait toujours s’appuyer sur des titres parfaitement régu- 
liers, tels que bulles, chartes, etc.; la tâche alors deviendrait bien 
plus facile. Mais lorsque ces titres nous manquent, ne peut-on, 
sans être taxé de légèreté, attacher une importance réelle à cer- 
tains documents qui portent en eux-mêmes un caractère d’au- 
thenticité, tels que les cartulaires , les obituaires , les actes par- 
ticuliers des communautés, etc., lorsque les extraits que nous en 
possédons nous sont fournis par des auteurs dignes de foi ? Or, 
sur quelles preuves ai-je établi les premiers degrés de la généa- 
logie de Beaujeu ? Sur des titres précisément de la nature de ceux 
dont je viens de parler, titres qu’il m’eût été impossible de con- 
sidérer comme non avenus, puisqu'on y trouve les preuves de 
la généalogie de Beaujeu depuis Omfroy avec une filiation assez 
bien suivie. J'ai donc admis ces degrés comme suffisamment 
prouvés et il me parait difficile qu’on puisse révoquer en doute 
leur existence. 

M. Bernard m'adresse quelques reproches sur la marche et 
l'ordre que j'ai suivis dans mon ouvrage, sur la nomenclature 
des paroisses par ordre alphabétique, sur l’omission des noms 
latins, etc. A tout cela je n'ai rien à répondre ou plutôt il y au- 
rait trop à dire, et une semblable discussion ne pourrait que pa- 
raître fort déplacée et fort ennuyeuse aux lecteurs de la Revue. 
Je crois donc leur être agréable en m’abstenant. M. Aug. Ber- 
nard a, du reste, parfaitement raison quand il dit que la plus 
haute montagne du Beaujolais se nomme Aujou et non pas 47- 
jou, comme on l’a imprimé. Seulement notre critique n'aurait dù 
voir là qu’une simple faute d'impression échappée à’ la correc- 
tion. Je lui en signalerai moi-même une autre toute semblable, à 
l'article du fief d'Audour qui a été écrit Andour. D'ordinaire, l’in- 
telligence du lecteur qui connait le pays suffit pour faire justice 


118 LETTRE AU SUJET DE L'ÉGLISE D'AVENAS. 


de ces sortes de fautes, et voilà pourquoi je n'ai pas mis d’errata 
à mon ouvrage. 

Arrivons maintenant à l’objet principal de ma réponse, à l’au- 
tel de l’église d’Avenas. 

M. Aug. Bernard repousse l’idée que saint Louis puisse être 
regardé comme Île fondateur de l’église d’Avenas, attendu que le 
style du monument est roman , tandis qu’en 1248 on avait déjà 
adopté le style ogival. Il l’attribue à Louis VII, quia dû passer 
à Avenas dans quelqu'un de ses nombreux voyages à travers la 
France. 

Soit que l'architecture qu’on a appelée successivement gothi- 
que, arabe et ogivale, ait été apportée en France par les Croisés, 
soit qu'elle y ait été introduite par les nombreux ouvriers que 
Louis VII fit venir d'Espagne, il n’en est pas moins constaté que 
ce n'est guère qu'au milieu du XIle siècle que son usage com- 
mença à se répandre en France. On l’adopta d’abord pour les 
grands édifices religieux, et Notre-Dame de Paris, commencée 
vers 1133, passe pour un des premiers monuments élevés en 
France dans le style ogival. Quelques grandes villes suivirent cet 
exemple et abandonnèrent l'architecture romane. Mais, à une 
époque où les communications étaient lentes et difficiles, où 
l'imprimerie n’était pas encore venue répandre les lumières et faire 
connaître à tous Îles idées nouvelles, les progrès en fait d'art, 
comme en toute autre chose , ne marchaiïent qu'avec une lenteur 
dont nous ne pouvons nous faire que diflcilement une idée. Les 
provinces reculées ne furent initiées que bien longtemps après à 
la transformation qui s'était opérée dans le goût et continuèrent, 
en attendant, à construire selon les anciennes habitudes. Plus 
d’un siècle se passa avant qu’elles eussent une connaissance 
exacte de la nouvelle architecture. Dans les campagnes reculées, 
“à défaut d’architectes, les travaux étaient confiés à des ouvriers 
sans goût, sans instruction et qui se bornaient à copier les égli- 
ses de leur voisinage. Or, précisément à Avenas, tout démontre 
l'absence d’un homme de talent ayant présidé tant à la construc- 
tion de l’église qu’à la sculpture de l'autel. M. Vietty en fut frappé 
lorsqu'il visita ce monument. L'aufel, dit-il, @ peu de mérite sous 


LETTRE AU SUJET DE L'ÉGLISE D'AVENAS. 119 


le rapport de la sculpture... avec une touche provinciale 
bien prononcée. Il a dû étreexécule à Beaujeu. 

Si nous avions besoin de quelques exemples pour appuyer 
notre opinion sur le retard où se trouvaient les campagnes vis- 
à-vis des grandes villes et des grandes communautés , nous les 
trouverions facilement sans quitter nos montagnes du Beaujo- 
lais. Nous citerions, entr’autres, l’église-de Saint-Mamez qui date 
incontestablement du XIlle siècle et dans laquelle le plein cintre 
règne généralement. Dans une partie seulement l'ogive com- 
mence à apparaître, mais, au premier coup-d'œil, il est facile de 
s’apercevoir que cette innovation est due à des remaniements qui 
ont eu lieu plus tard. Au temps même où nous vivons, ne voyons- 
nous pas combien l'art est en arrière dans les provinceset n’a-t- 
on pas à gémir chaque jour sur les barbarismes qui se commettent 
dans la construction des églises de nos campagnes? Des actes de 
vandalisme n’y ont-ils pas lieu à chaque instant ? Voyons seule- 
ment ce qui s’est passé à Avenas mème il y a 25 ans. Les habitants 
de cette commune gémissaient de voir que leur église, qui venait 
d’ètre badigeonnéo à neuf, était complètement déparée par l’autel 
si vieux et si gothique qui figurait dans le chœur. Une horrible 
‘peinture lui fut appliquée, mais ne répondit pas à l'attente des 
habitants en ce qu’elle ne faisait que mieux distinguer toutes ces 
vieilles figures , bonnes à faire peur aux gens. Alors une grande 
résolution fut prise. Notre monument fut enlevé du chœur, trans- 
porté dans une chapelle latérale humide et à peine éclairée; on 
l'orna d’un devant d’autel en papier; le banc des chantres mas- 
qua complètement le côté droit, et les habitants furent ravis de 
voir figurer dans Île chœur, à la place de leur vieil autel, une 
sorte de coffre à tombeau en bois bien peint et bien verni, imi- 
tant l’acajou, le citronnier, etc.., et ceci se passait devant nous, 
en plein XIXe siècle! Et on n’admettrait pas, qu’au XIIIe siècle, 
les campagnes étaient de cent ans en retard sur les grandes 
villes ! Est-çe que par hasard on en viendrait à cette conclusion 
qu'il n’y a pas eu progrès depuis six cents ans ? 

M. Auguste Bernard pense que Louis VII a dû passer à 
Avenas dans quelqu'un de ses voyages et y fonder l’église. 11 


“ 


120 LETTRE AU SUJET DE L'ÉGLISE D'AVENAS. 

cite, à l'appui de son opinion , trois voyages que ce prince aurait 
faits à Mâcon, aux années 1147, 1163 et 1172. Que Louis VII 
soit venu à Mäcon, c'est ce que je ne discuterai pas ; mais il m'a 
été impossible de trouver la moindre trace d’un voyage à Lyon; 
aucune histoire de cette ville n’en fait mention, et les auteurs 
qui ont donné la liste des rois de France qui ont visité Lyon, ne 
parlent pas de Louis VII. Or, s’il n’est pas venu à Lyon, il n’a 
pas passé à Avenas, attendu que le rude chemin qui traversait 
ce bourg, n'avait que deux buts, Cluny d’un côté et Lyon de 
l’autre. En admettant que Île roi soit venu à Mâcon, je ne vois 
pas trop comment il aurait pu se rendre à Avenas, ni quel sujet 
assez grave aurait pu le déterminer à entreprendre une course 
aussi difficile. 11 faut connaitre les lieux pour se rendre compte 
de la difficulté d'un pareil voyage, qui, il y a vingt ans seule- 
ment, était encore chose très-pénible. Avenas, situé à plus de 
sept lieues de Mâcon, en est sépaté par une chaîne de montagnes 
fort élevées, à pentes très-rapides et couvertes de rochers. Aucun 
chemin n’existait encore, au siècle dernier, pour relier ces deux 
localités. Avenas formait la dernière limite du diocèse , et son 
chétif bourg n’était, comme il l’est encore, composé que de dix 
à douze maisons. Il avait, il est vrai, l’avantage d’être placé sur” 
la route de Lyon à Cluny ; mais, pour y aller de Màcon, il fallait 
ou remonter jusqu’à Cluny, ou descendre jusqu'à Belleville, ce 
qui doublait au moins la longueur du chemin. Je ne puis croire 
que Louis VII ait eu l’idée d'entreprendre une pareille excursion 
pendant ses séjours à Mâcon, pour arriver enfin en un lieu 
désert et qui ne pouvait lui offrir aucun intérêt. Il m'est donc 
impossible de reconnaitre Louis VII comme le fondateur de 
l’église d’Avenas ; car, pour arriver à une semblable conclusion, 
il faudrait se jeter dans le champ des suppositions, qui, en défi- 
nitive, ne seraient appuyées d'aucun raisonnement solide. Tandis 
que pour Louis JX tout concorde admirablement ; et la date du 
12 juillet , à laquelle notre saint roi se trouvait à Avenas, est 
pour notre opinion une arme qu’il sera toujours difficile de faire 
plier. Au reste, que M. Auguste Bernard le sache bien : avant 
d'écrire ma notice sur Avenas, je me suis fait à moi-mème toutes 


+ 


LETTRE AU SUJET DE L'ÉGLISE D'AVENAS. 121 


les objections qu'il m'adresse, et souvent, je dois le dire, elles 
ont failli ébrauler mes convictions. Mais une étude plus appro- 
fondie du monument qui nous occupe et de ceux de la même 
époque qui existent encore dans nos montagnes, des recherches : 
mieux suivies sur le XIIIe siècle et sur l’état de l’art dans les 
provinces, les ont enfin fixées d’une manière invariable. 

Ici, peut-être, devrait se terminer cette lettre ; mais, puisque 
j'ai entrepris de répondre à tout ce qu’on m'a opposé, il me pa- 
raît difficile de ne pas dire quelques mots d’un article que 
M. Péricaud-Breghot a fait paraitre sur le mème sujet dans la 
Gazette de Lyon du 31 mai 1853, précisément le lendemain du 
jour où M. Morel de Voleine avait rendu compte de mon ouvrage 
en termes dans lesquels il était facile de reconnaitre son amitié 
pour l’auteur. M. Péricaud, donc, nous avoue, dans son article, 
qu'il a tenu pendant longtemps à attribuer l'érection de l’église 
d'Avenas à Louis-le-Débonnaire, qui fut surnommé le Pieux ; 
qu'ayant cependant eu quelques doutes, il les avait soumis à un 
ami lettré (1); que cet ami lui avait répondu que Louis VIT, lui 
aussi, avait été surnommé le Pieux, et était venu plusieurs fois à 
: Mâcon. L’ami a parfaitement raison et ce sont des faits acquis à 
l’histoire. M. Péricaud alors a poussé les choses plus loin , et, 
obligé d'abandonner Louis-le-Débonnaire , en faveur duquel il 
avait cependant écrit, il a voulu déposséder notre saint Louis de 
son titre de fondateur de l’église d’Avenas , en attribuant cette 
qualification à Louis VII. Si, comme l’a fait plus tard M. Auguste 
Bernard, il nous eût opposé la question d'art et autres raisons 
discutables, cela eût paru tout naturel ; c'était de bonne guerre, et 
ces sortes de discussions ont même cet avantage que souvent il en 
jaillit un trait de lumière. Mais M. Péricaud-Breghot ne procède 
pas ainsi; il est plus expéditif et plus tranchant ; il a trouvé d'un 
seul coup toutes ses preuves en faveur de Louis VII. En effet, 
dit-il, les auteurs de l'Art de vérifier les dates nous apprennent 
que Louis VII, dit le Jeune, partit de Saint-Denis pour aller 
à la terre Sainte, le 14 juin 1147. Ce roi a donc pu se trouver 


(1) Textuel. 


122 LETTRE AU SUJET DE L'ÉGLISE D'AVENAS. 


à Avenas et y fonder une église le 12 juillet, jour marqué dans 
- l'inscription. Certainement c'eût été puissamment raisonné si 
Louis VII, pour se rendre en Orient, eût pris la même route 
que saint Louis suivit plus tard. Malheureusement il n'en fut 
rien , il prit la route opposée, et le raisonnement tombe à plat. 
Jci, nous devons le dire, M. Péricaud a eu un tort grave, c’est de 
n'avoir pas consulté de nouveau son ami lettré avant de conclure 
comme il l’a fait. Cet ami l'en eût certainemeut détourné et lui 
eût fait observer que l’Aré de vérifier les dates, excellent ouvrage 
d'ailleurs , était trop abrégé pour pouvoir tout dire. Il l’eût en- 
gagé à consulter Vély, Michaud ou tout autre de ces historiens 
qu'on a toujours sous la main et dans lesquels il verrait que 
Louis VII, partant (le Saint-Denis, se rendit à Metz, pour de là 
se diriger sur Constantinople en traversant l'Allemagne, chemin 
tout opposé à celui qui pouvait conduire à Avenas. Voilà, nous 
le croyons, ce que son ami lui aurait dit, et l’article serait resté 
en portefeuille, à moins que son auteur n’eût trouvé de meilleures 
preuves à nous donner 

Veuillez agréer, Monsieur, l'assurance de mes sentiments les 
plus distingués. 

Le baron DE LA ROCHE-LACARELLE. 


Sassangy, le 30 juillet 1854. 


UNE 


PROMENADE EN SUISSE 


ET AU LAC MAJEUR 


SUITE ET FIN 


(Juillet ct août 1850 ). 


ee —_—__— 2 D D QC —— 


LETTRE VI. 


À M. E. P. | 
& août 1850. 


C’est vous, mon cher ami, que je choisis pour destinataire 
de cette lettre; elle sera probablement prolixe et fastidieuse, 
ne vous étonnez donc pas de la préférence : entre confrères 
on sait se pardonner ses pelils défauts. 

Donc, nous sommes à Lucerne : et, tout d’abord, en met- 
tant le pied sur le rivage, au milieu d'une place conquise 
sur les eaux du lac, voici l'hôtel ou plutôt le palais du 
Schweidzer-Hoff qui nous ouvre son vaste portique dont les 
colonnes supportent un gracieux balcon, et nous offre, avec 
toutes les richesses et l'élégance du confortable, l’empresse- 
ment el l’exquise urbanité de ses innombrables serviteurs. 
La salle à manger réclame d’abord notre visile, et, mal- 
gré un fort légitime appétit, notre première attention est 
pour ses élégantes peintures, sa voûte hardie, les onze fe- 
nêlres qui lui ouvrent une magique perspective sur le lac el 
ses bords; pour ses trois lustres énormes versant la lumière 


124 UNÉ PROMENADE EN SUISSE 


à flots sur 200 convives facilement assis et majestueusement 
attablés. 

Au moment où nous quitlions la barque sur laquelle nous 
avions passé trois mortelles heures, le canon éclatait dans les 
airs ; comme nous n'avions pas prévenu les autorités de uotre 
venue prochaine, nous dûmes croire, malgré loute notre im- 
portance, qu’on ue le tirait point pour nous. D'ailleurs, les 
hôtels regorgeaient de voyageurs, la ville s’animait d’un mou- 
vement inaccoutuiné, les rues s’encombraient de voitures ap- 
portant une foule d'étrangers tout affairés, et de curieux 
attirés par le spectacle de leur bruyante animation. Le tu- 
multe se prolongea loute la nuit, au grand détriment de 
notre sommeil, et quand le lendemain, mal édifiés par dix 
versions contradictoires, nous allions chercher enfin la cause 
de ce mouvement extraordinaire, nous eûmes, sans quilter 
l'hôtel, la clef de cette énigme tumultueuse. 

Une immense colonne d'hommes marchant quatre à quatre 
et faisant flolter, non au soleil (et pour bonne raison) mais 
au vent, les cent couleurs de leurs bannières, s’avançait au 
son d’une musique assez médiocre, précédée el suivie d’un 
peloton de carabiniers semblables pour le costume, la tour- 
nure militaire, l'air martial et les grâces guerrières, aux vail- 
lantes sentinelles qui veillent, non aux barrières du Louvre, 
mais à celles de Vaise et de Serin : puis enfin, venait une 
forte escouade de moutards en luniques bleues, le sabre au 
côté, portant le fusil comme les bedeaux portent leur verge ; 
c'élaient 1à Messieurs les élèves du Lycée, guerriers en herbe, 
savants cn espérance, cultivant d’un même amour les Muses 
et la charge à douze temps. Après avoir déroulé sur la place 
même du Schweidzer-Hoff ses anneaux bariolés, la procession 
fait halle et se déploie en carré : tout à coup un hourra, 
au loin répété par les échos, salue un immense drapeau rouge 
à la croix blanche flottant au balcon même de notre-hôtel : 


ET AU LAC MAJEUR. 125 


il descend, s'incline devant les rangs el s’avance religieuse- 
ment gardé et solennellement porté. 
Jamais on n'avait vu 

Un homme si barbu 
ni si fer, que l'heureux gaillard à qui en était échu l'honneur: 
car, ne vous y lrompez pas, ce n'élail rien moins que le 
Drapeau fédéral ; non point précisément celui de Sempach 
ou de Morgarten, mais le drapeau fédéral de la musique. 
Tout cet appareil, toute cetie pompe sont consacrés à célébrer 
la fédération musicale des mélomanes de la Suisse qui 
avaient , cetle année, choisi Lucerne pour théâtre de leur 
tournoi lyrique. 

Ravis de cet heureux hasard, nous nous promettons de 
ne rien perdre des divers aspects de celle fêle inattendue et 
tout d'abord nous pénétrons dans la ville dont les rues, étroi- 
tes et tristes pour l'ordinaire, offraient alors un ravissant 
coup-d'œil : à chaque pas se dressent des arcs de verdure les 
plus élégants, les plus variés; les portes de la ville ont disparu 
sous une parure de mousse, landis qu'aux façades des édifices 
publics et de presque toutes les maisons — gothiques, pour la 
plupart, et d’un aspect bizarre — se balancent de vertes guir- 
landes ; au milieu de chaque place, au-dessus des fontaines, 
s'élève comme un gracieux el frais pavillon; ici, de hautes 
branches de sapin touffues forment une allée improvisée dont 
les arbres sont reliés entre eux par un cordon de fleurs ; Jà, 
un obélisque de mousse semé de roses , ou un temple de ver- 
dure aux colonnes hardies, à la coupole aérienne, est érigé à 
quelque chanteur célèbre dont le portrait sourit au milieu de 
son cadre embaumé. | | 

Sur les pas de la foule, nous arrivons au Grund, belle pro- 
menade ombragée de platanes et d'ormeaux ; tout à côté, 
dans une verte prairie, s'élevait une porte en ogive, flanquée 
de deux campaniles, le tout en bois, très-élégant, très-hardi, 


126 UNE PROMENADE EN SUISSE 


et s'ouvrent sur une espèce de cour au fond de laquelle s'— 
{alait une vaste façade, en bois aussi, dont le fronton et les 
tourelles gothiques disparaissaient sous les plis bigarrés de 
toutes les bannières jouant avec le vent ; c'était là, mon cher 
ami, la salle du banquet offert aux chanteurs et même aux 
audileurs, moyennant six livres par têle, hospitalité peu 
montagoarde , vous le voyez , ou du imnins peu écossaise. 
Mais nous sommes dans le pays du proverbe : pas d'argent pas 
de... et pas de diner. Sous ces voüles immenses d'où pen- 
dent festons el guirlandes, sont rangées 96 tables el autour 
de chacune s'asseyent à l'aise près de 25 convives; une galerie 
destinée à la musique s'élève en face d’une tribune où l'on 
viendra, après boire, pérorer un petit brin ; car, par le temps 
où nous sommes, il n’est pas de bonne fête sans le speech 
obligé. Un coup de canon, auquel répond un hourra bruyant, 
annonce que le dîner va cesser d'être une espérance, et vingt 
marmilons mâles et femelles s'avancent « à pas complés, » 
portant solennellement les potages, précédés d'un carabinier 
dont l'allure et la gravité disent assez la haute idée qu'il a de 
ses délicates fonctions. 

On ne dérange pas l'honnète homme qui dine ; aussi, lais- 
sant fonctionuer en paix ces innombrables mâchoires, nous 
allons inspecter les cuisines où, sur des fourneaux gigantes- 
ques, fume un appétissant ragoûl, flanqué de montagnes de 
viandes et de cervelas ; dans un coin, vingt barriques sont 
mises en perce ; on dirait les noces de Gamache : à coup sür, 
les Don Quichotte ne manquaient pas, et j'aime à penser 
qu'ou aurait trouvé par là Sancho-Pança, écumant une mar- 
mile, se moquant de l'Amphitryon et vivant à ses dépens. 

Nous gagnons la salle du concert qui n'est autre que 
l'église du Collége, exposée de temps à autre à ces petits 
lravestissements ; après force débats avec les commissaires , 
qui s'obstinent à nous parler allemand et à ne pas comprendre 


ET AU LAC MAJEUR. 127 


le français, heureuse ignorance pour notre mauvaise humeur 
s’exhalant en termes peu parlementaires ! nous oblenons en- 
fin, sur la balustrade d’une tribune et sur le dos carré d’un 
banc, quelques places mal commodes, mais d'où nous em— 
brassons le spectacle étalé sous nos yeux. La foule remplit 
la nef et se presse sur les vastes gradins d'un amphithéâtre où 
nous pouvons , à loisir et de fort près, analyser la plupart 
des costumes qui font, dans les récits des voyageurs et les as— 
sertions des géographes, l’ornement et le charme de la Suisse. 
Franchement, tout cela estassez pauvre, el les vraies Suissesses 
sont à l'Opéra. Les Gilles de Lucerne nous étalent bien leurs 
chapeaux de paille et leurs bonnets à ailes de papillon, mais 
ils sont horriblement fanés, et, dans ces nattes flottant sur leurs 
épaules, il y a moins de cheveux que de moire. Nous aimons 
davantage la jupe courte, le spincer étroit et la guimpe plis- 
sée des Bernoises, mais notre suffrage est acquis lout entier 
aux élégantes du canton d'Unterwald qui, empruntant presque 
tout le costume de leurssœurs de Berne et relevant seulement 
par un ruban aux vives couleurs l’éclatante blancheur de la 
chemisette, semblent avoir concentré toute leur coquetterie et 
tout leur art dans le gracieux et pittoresque édifice de leur 
coiffure : leur blonde chevelure natée avec des tresses de fil, 
les unes rouges, la plupart blanches, s'enroulent au sommet 
de leur tête en anneaux multipliés, où ils sont arrêtés et 
maintenus par une épingle dont la tête large et plate comme 
la main étincelle de pierres précieuses ou s'enrichit d’un élé- 
gant (ravail d'orfévrerie. | 

Les sons bruyants de la musique militaire retenlissent sons 
les voûtes du temple el, graves comme des sénaleurs, les mem- 
bres de l’aréopage lyrique se carrent dans leurs fauteuils, tan- 
dis que sur le théâtre, dressé au milieu du sanctuaire même, 
s'épand en désordre la troupe iminense des chanteurs. Le 
bourdonnement contenu el comme respectueux qui montait 


1928 UNE PROMENADE EN SUISSE 


de celte foule, l'animation des acteurs, l'étrangeté du lieu, 
ces bannières flotlantes, je ne sais quelles influences répan- 
dues dans l'air, tout se réunissait pour frapper nos esprits; 
émus d'avance, nous songions aux puissants effets de ces 
masses vocales; nous rêvions quelque prière de Moïse, un 
chœur d'Haendéll ou de Mendelshou enlevé par 500 voix vi- 
brantes d'émulation et d'enthousiasme... Hélas! 
La montagne en travail enfante unc souris! 

Au lieu de ces accents formidables auxquels nous applaudis- 
sions déjà, voici les diverses familles de Fribourg, de Bâle, 
de Zurich, qui s'en viennent lour à tour, au nombre de qua- 
rante ou cinquante exéculants, psalmodier, avec justesse et 
précision, sans doute, mais du ton le plus lamentable, quel- 
ques unes de ces somnolentes élucubralions germaniques dont 
le docteur Schumann n'a pas seul le privilège. Voilà, mon 
cher ami, ce qu’on appelle ici un concert fédéral: mais comme 
celte plaisanterie allemande devait durer quatre heures, et 
qu'aucun de nous n’est en état de lire les deux Faust tout 
d'une haleine, condition essentielle pour écouter cela jusqu'au 
bout, nous nous hâtâmes de fuir et d'aller chercher d’autres 
émotions. | 

Une gracieuse promenade nous conduit, non loin de la ville, 
dans un jardin plein de fraîcheur et d'ombrage, où, entouré de 
peupliers tremblants, couronné de mousses et de fleurs, s'élève 
un rocher grisâtre dans lequel un jeune artiste Suisse a fixé 
pour jamais la sublime pensée de Thorwaldsen, l’immortel lion 
de Lucerne : il s'étend accablé, le flanc percé d’un trait mortel; 
en tombant, il couvre de sa tête et de sa griffe désormais im- 
puissante, l'écusson fleurdelisé ; une larme s'échappe de sou 
œil mourant au fond duquel vit comme une élincelle qu'un 
soufile d’en haut doit ranimer un jour... | Au-dessous sont 
taillés les noms des héros morts, ct de ceux qui échappèrent 
à la boucherie. Erigé en 1821 par la Suisse tout entière, 


ET AU LAC MAJEUR. 129 


ce monument est confié à la garde d'un vieux soldat, dernier 
reste peut-être de la tragédie du 10 aoûl; dans la petite 
maison qui lui sert de retraite, on° conserve le modèle en 
plâtre, œuvre propre du sculpteur danois; on y montre aussi 
un devant d’autel en tapisserie, ouvrage, fort médiocre en 
lui-même, de la fille de Louis XVI, et destiné à la chapelle fu- 
néraire élevée à peu de distance el n’uffrant, d’ailleurs, abso- 
lument rien de remarquable. 

J'ai passé sous silence la cathédrale, édifice moderne et des 
plus insignifiants ; tout autour règne un cimetière en forme 
de cloître, où pas un monument n'arrête notre attention; la 
messe que nous y avons entendue s’est dile avec une prestesse 
sans égale, aux sons d'une psalmodie agréable et sévère soute- 
nue par les accords d’un orgue mélodieux. Heureux mortels, 
n'est-ce pas, d'aller ainsi uu ciel en carrosse.… pauvre ami! sa- 
vez-vous ce que nous avons trouvé, lapi au milieu de cette har- 
monie !.. un sermon allemand qui, durant trois quarts d’heu- 
re, tombant sur nos têtes, bourdonnant autour de nos oreilles, 
nous jelait dans les plus affreux cauchemars, tandis que le. 
bras du pieux bourreau lombait à coups redoublis comme 
pour nous river au pied de la chaire... Enfin, il nous sou- 
haïita, j'aime à le croire, la vie éternelle. faible compen- 
sation pour l'heure de supplice qu'il nous avait infligée !- 

Il m'est aussi impossible de décrire que d'oublier celte suite 
de peintures dont sont ornées les vodles des deux ponts de 
bois et couverts jetés sur le lac et sur la Aeuss ; de naïfs ar- 
tistes ont retracé dans ces deux séries de tableaux sans nom- 
bre : ici, les traits notables de l’Ancien Testament, là les faits 
les plus célèbres des annales des 13 cantons en général, et du 
canton de Lucerne en particulier; c'est à peine si plusieurs 
jours de l'examen le plus attentif suffiraient pour avoir une 
idée exacte de ces curieux monuments de l’histoire et de 
l'art. 


130 UNE PROMENADE EN SUISSE 


Le lendemain, après avoir fait à notre guide, l'intelligent et 
devoué Jean Héry, les plus affectueux adieux, el lui avoir pro- 
digué les remerciments les plus justes pour tous les services 
qu’il nous avait rendus depuis Berne, nous montons, par un 
soleil superbe, sur le paquebot qui doit, à travers le Lac des 
Quatre Cantons, nous mener sur la route du Lac Majeur. 
Malgré la rapidité de la marche, nous pouvons jeter 
un dernier coup d'œil sur Lucerne et jouir de la déli- 
cieuse perspective qu'elle offre à nos regards élonnés. Sur 
les bords de l'immense et brillante nappe du lac, entre le Ri- 
ghi et le mont Pilate, elle s'élève entourée d’une ceinture 
de collines ombragées de lilleuls gigantesques, et dont le vert 
tapis est comme festonné par les blanches murailles, dente- 
lées de créneaux élroils el coupées de tours quadrangu- 
laires élancées comme un campanile; baignant leurs pieds 
dans les bruyantes eaux de la Reuss, ses maisons riantes sem- 
blent se grouper autour de trois édifices qui forment comme 
le centre de cet admirable tableau: en face, le Schweidzer-Hoff, 
et son imposant périsiyle ; à gauche, la porte du Cygne avec 
son donjon rond et massif; à droite, enfin, la cathédrale avec 
ses flèches aériennes et son cloitre où se promène la mort. 

Nous voici donc au milieu de ces contrées célèbres, berceau 
de la gloire de cette Suisse qui fit si longtemps l’admiration 
du monde. Comme ces bords sont imposants , ces rives 
escarpées ! Quel sévère paysage, el combien il est plus digne 
que les rives efféminées du Léman d'encadrer de sa noire ver- 
dure ces eaux illustres et vénérées ! à Brunen, le lac semble 
finir brusquement, mais, lournant sur la droite, il glisse entre 
deux roches el, par un passage presque secrel, nous porte dans 
la baie cachée el glorieuse, où se déroule en quelques instants 
loule l'histoire des patriarches de la Suisse. C’est ici, à propre- 
ment parler, le sanctuaire de l'indépendance helvétique ; dé- 
robées aux ennemis el aux profanes par les gigantesques som- 


ET AU LAC MAJEUR. 131 


mets d’Üri, dont les flancs ravinés conservent, en sillons de rui- 
nes et de mort, les traces de l’avalanche et de la foudre, dont 
les crêtes brillent des mille arêtes de leurs glaciers élincelants, 
ces eaux calmes et transparentes reflètent à chaque pas un mo- 
nument d’héroïsme et de vicloire...; là, au pied de la mon- 
fagne, ce pelit mamelon verdoyont posé en saillie sur le ro— 
cher, c'est le Grutly ; à gauche, ce loit modeste soutenu par 
deux colonnes, et qu’à peine on aperçoit à travers le feuillage, 
c'est la chapelle de Guillaume Tell; c’est là que, secondéŸ 
par la tempèle, le héros, immolant Gessier, vengeail un dou- 
ble parricide.... à Fluden, nous quittons le lac, mais non 
pas les souvenirs: car, celte pelile ville où nous emporte 
notre rapide voilure, c'est Altorf..., cette fontaine sur laquelle 
s'élève un archer bandant son arbalèle, c'est la place même 
où Tell osa confier à son adresse la vie de son fils;.... un peu 
plus loin, ce guerrier au geste impérieux el menaçant, c'est 
Gessier, debout entre ses deux victimes; enfin, au pied d'une 
tour carrée dont les murs retracent, en fresques grossières, 
ce glorieux et lamentable épisode, cette colonne de pierre 
d'où pend, au bout d’une chaîne, un collier de fer, c'est le 
poteau auquel on avail lié Jemmy, moins intrépide qu’à l’O- 
pére, Ce n'esi pas sans une vive émotion que nous revoyons 
debout tous les instruments d’an tel drame: histoire ou lé- 
gende, que m'’imporle! elle avait fait un peuple libre, ver- 
seux et grand, je ne lui en demande pas davantage; pour 
nous débarrasser du bagage de nos croyances, de nos supers- 
(ions, si vous voulez, qu'a-t-on fait de nous? et à quel 
squelelte hideux et décharné nc nous a-t-on pas réduits! 
Bieniôt, nous arrivons au pelit hameau d’'Amsteg que nous 
quiltons, après y avoir réparé nos forces ; vraiment, ce n'était 
pas de {rop pour entreprendre l'éternelle ascension du St-Go- 
tbard ; tout d'abord, il est vrai, nous parcourons les plus ad- 
mirables contrées: jamais votre œil n’a rien vu, ni votre esprit 


\ 


+ 


132 UNE PROMENADE EN SUISSE 


rien imaginé de plus imposant; en un mot, pour la première 
fois néanmoins, la Grande Chartreuse est vaincue ! que vous 
dirai-je et quels pinceaux pourraient faire revivre de tels 
spectacles ! clouée aux flancs de la montagne, la route ser- 
pente aux bords d'un précipice au fond duquel la Reuss mu- 
gil et bouillonne en écumant, bondissant et roulant, fleuve de 
neige, à travers les troncs brisés et les rochers amoncelés dans 
son lit. De çà et de là, au loin, pardessus nos têtes, s'étend 
immense el sans limites, une forêt de sapins gigantesques; 
tantôt ils entourent une vaste prairie descendant à pic sur la- 
quelle, autour d'un misérable chalet, paissent quelques vaches 
soutenues comme par enchanlement ; ici, le regard se fatigue 
en vain à sonder la profondeur de leurs masses épaisses, el 
peut à peine distinguer sous leur sombre verdure mille cas- 
catelles courant en longs rubans d'argent; tandis que, par de là 
leurs cimes dentelées, flamboient aux feux du soleil les pics des 
glaciers lointains. Mais, tout à coup, et sans préparalion, nous 
tombons au milieu des contrées les plus tristes el les plus déso- 
lées. Les montagnes resserrées semblent abriler une nuit éter- 
nelle; sur leurs flancs noirs, nulle trace de végétation, et quel- 
ques flaques de neige brillent çà et1à comme des larmes sur un 
drap morluairc ; à peine la route peut-elle glisser, entre la 
rivière ét les rochers, à travers les obstacles semés sous ses pas; 
ponts, rampes, arceaux, tunnels, tout annonce quels combats 
l’homme a dû livrer pour dompter celte implacable “nature. 
Un moment, nous pouvons croire qu'il a été vaincu, et il ne 
nous semble plus possible de surmonter la dernière barrière 
dressée devant nous; car, d’un côté, s’élève un rocher à pic 
et de l’autre, entre le plateau sur lequel nous devons passer el 
nous, la Reuss,rapide comme la foudre, s'avance et tombe avec 
un bruit épouvantable, mugit, hurle, bouillonne, s’emporte 
en lourbillons fumants, se replie et rebondit sur elle-même, 
s’abtme dans un gouffre béant d’où elle retombe dans un pré- 


s 


ET AU LAC MAJEUR. 133 


cipice de 200 pieds ; pour le franchir, il a fallu jeter une ar- 
che sur cet indomplable et vasle lorrent ; entreprise 
téméraire, impossible dont la crédulité populaire avait 
fait honneur au prince des ténèbres... car ce pont n'est 
rien moins que le vrai pont du Diable, ou plutôt celui qui lui 
a succédé (l’œuvre propre de Lucifer, placée trop bas pour la 
roule nouvelle, se dégradant et lombant peu à peu, malgré 
son origine surnalurelle) ; nous le passons sans effroi, mais 
non sans émotion; el, à quelques pas de là, après avoir tra- 
versé le roc sous une voûte profonde et obscure, voilà ‘que 
nous sommes lout à coup transportés au milieu du calme. du 
repos et de la paix : les montagnes sont abaissées , un vert 
tapis émaillé de fleurs descend de leurs sommets, et couvre une 
large et riante plaine; l’azur du ciel s'empourpre des derniers 
feux du jour, et, bordant la roule, un paisible ruisseau roule 
ses eaux limpides sur un lit de sable... ce ruisseau, c'est la 
Reuss qui, à cent pas de là, s'emportle furieuse, écumante, 
brisant lout sur son passage, el dont le tonnerre fail encore 
entendre ses roulements lointains. 

Deux blancs villages se dressaient devant nous; c'est Hos- 
penthal que nous choisissons pour y chercher un couvert assez 
froid et des vivres assez maigres... sauf un filet, non pas d'ours, 
rassurez-vous, mais de chamois. . 

Le lendemain,une confortable berline nous traine à nou- 
veau sur les pentes du Si-Gothard: soit pauvreté réelle, soit 
épuisement de nos sens fatigués, le paysage nous parut triste 
sans majesté, sauvage sans grandeur ; et c'est arrivés seule- 
ment au sommet du plateau que nous accordâmes quelqu'at- 
tention à la vallée étroite et profonde où, dans le bas et bien loin, 
sous nos pieds, s'élend le petit village d'Airolo, première 
halle de notre route vers le lac Majeur. Mais, pour arriver à 
ces contrées riantes d'où semble monter comme un souffle 
surchargé des premiers parfums de ltalie, quelle distance 


134 UNE PROMENADE EN SUISSE 


encore! et par quelle route nous faut-il descendre au fond 
de ce puits ! figurez-vous une échelle immense, perpendica- 
lairement appliquée aux flancs du St-Gothard, et vous aurez 
à peine une idée juste de celle descente impossible et dont on 
devrait, ce semble, faire honneur aussi à l'architecte du pont 
que vous savez. 

Enfin, à la garde de Dieu, et nous voilà partis | nous mar- 
chons, ou plutôt nous roulons sur un espace à peine assez 
large pour notre voiture; à chaque instant, ses lacets brusques 
et courts tournent sur eux-mêmes et nous suspendent, véri- 
tablement el sans métaphore, sur l’abtme béant à nos yeux: 
ajoutez qu'un de nos deux bucéphales élait plus enclin à 
se meltre à genoux qu'à nous voilurer, et vous pardonnerez 
sans peine les cris qu'arrachent à ces dames de si légitimes 
appréhensions. Nous arrivâmes à Airolo sans encombre, 
si non sans faligue et cédant aux molles invitations d’une 
température subitement embrasée , bercés par le mouve- 
ment de notre voiture et délivrés de tout souci, nous nous 
endormîmes profondément. Plaise au ciel, mon cher ami, 
qu'enfin parvenu au bout de cette interminable lettre, vous 
n'en fassiez pas autant: excusez encore, je vous en prie, une 
loquacité permise à peine entre avocats, et recevez, elc. 


ET AU LAC MAJEUR. 139 


LETTRE VII: ET DERNIÈRE. 


A Mie JOSÉPHINE P. 


Le 7 août 1850. 


Ce n’est pas sans raison, ma très-aimable sœur, que je l'ai 
réservé celte épitre : nous avons quitté la Suisse, ses monta- 
gnes, ses glaciers, ses rochers gigantesques, ses torrents so- 
nores et ses noirs sapins; déjà nous avons trouvé l'éternel 
azur du ciel, l’éblouissante lumière d’un soleil incomparable, 
et le vent, lout à l'heure encore chargé d’aigres el pénétran- 
tes froidures, doux zéphir, à présent, joue à travers les arbres 
mollement inclinés et caresse amoureusement les fleurs dont 
il nous apporte les délicieux parfums ;.. tu le vois bien, ma 
chère amie, celle lettre te revenait de droit:... quand on veut 
faire voyager les anges, il faut au moins que ce soit dans le 
paradis. 

Et cependant, c'est en courant, presqu’en dormant, que 
nous traversons celte valîlée da Tessin: à peine jetons-nous un 
regard distrait, appesanti, sur des contrées dignes de toute 
notre attention, si nous n'avions été rassasiés de voir et d’ad- 
mirer ; aussi tout ce pays-là se présente-t-il à mes yeux 
comme le souvenir d’un songe à demi effacé... Le Tessin 
roulant à nos côtés ses eaux bruyantles et pures; Îes prairies 
verdoyantes , les sapins devenant plus rares; de grandes vi- 
gnes soutenues en l'air par une forêt de hautes pierres faisant 
office d’échalas; les portes des maisons et des granges ornées 
de peintures où un artiste de cabaret a barbouillé une Ma- 
done enluminée ou un saint à barbe blanche; puis, au milieu 
de cette nature nouvelle, de ce luxe de la terre se couvrant 
partout de verdure, de fruits et de fleurs, une autre végétation, 


136 UNE PROMENADE EN SUISSE 


c'est le mot, de clochers, de flèches et d'églises; voilà, ma 
chère amie, tout ce qui me reste d’une route de huit heures 
à travers une foule de villages dont je ne me suis pas même 
donné la peine de retenir les noms. 

Toutefois nous fimes halle à Bellinzone, pelite ville assez 
laide et fort sale, mais siluée dans la plus heureuse posi- 
lion, au milieu de riches prairies et entourée de collines fertiles 
sur lesquelles se dressent encore, sombres et crénelés, mais 
désormais inoffensifs, châteaux forts, citadelles, et autres in- 
ventions meurtrières dont la guerre avait muni son enceinte. 
L'hôtel où nous sommes descendus pour quelques heures, 
est l’ancien donjon des Visconti; il composait seul jadis 
tout Bellinzone -et garde, sans doute, au fond de ses souter- 
rains, le secret des histoires tragiques qui durent signaler la 
domination et le séjour des plus cruels tyrans du moyen âge: 
aujourd’hui, d’élégants belvédères s'élèvent sur ses tours dé- 
mantelées, et là où veillait la sentinelle, où peut-être fonc- 
lionna le bourreau, nous prenions, sous un berceau de chè- 
vre-feuilles, une tasse embaumée de café fumant. 

Pour nous rapprocher du lac Majeur nous allons coucher 
à Magadino où nous devions nous embarquer. Il élail nuit clo- 
se, ou à peu près, quand nous y arrivâmes ; n’imporle, nous 
courons sur le rivage, et à travers le voile qui s'élève des 
eaux, et sur lequel glisse un faible rayon de la lune déjà 
sur son déclin, nos regards avides cherchent en vain à devi- 
ner le secret de ces rives encore dérobées à nos yeux par de 
jalouses ténèbres. Mais, dès le matin, quand une éblouissante 
aurore empourpre les collines humides et brillantes des 
pleurs de la rosée, nous montons sur un bateau à vapeur 
dont la coque légère se balance au souffle d'un vent doux el 
frais. Débarrassés du soin de nos malles, cartons et autres 
croix du voyage, et déjà installés sous la lente dressée par 
des mains prévoyantes, nous nous préparions à ronlempler 


ET AU LAC MAJEUR. 137 


ces tableaux que nous voulions embrasser tous à la fois, 
quaod tout à coup un des serviteurs crasseux dont nous n’a- 
vions pas eu, grâce à Dieu ! à réclamer les services, se présente 
suan!{, essoufflé, el sais-lu pourquoi ? précisément pour deman- 
der le prix des soins qu'il ne nous avait pas rendus, et du 
repas que nous n'avions pas pris (ce furent ses propres pa- 
roles): admirant la profondeur de cette combinaison et une 
économie aussi politique, nous ne jugeâmes pas à propos, 
cependant, d'augmenter les énormes bénéfices de cet hôtelier 
sur les repas qu'il ne sert point; je dois même ajouter 
qu'en voyant la façon dont sa requête était reçue, maître 
Jacques, Pierre ou Eudore, je ne sais au juste, s'enfuit et 
ne reparut pas. 

Eofin, ma chère amie, quittant ces bords inhospitaliers, le 
paquebot s’ébranle et fend les ondes qui, s'ouvrant en fré- 
* missant devant lui, se pressent écumantes contre ses flancs 
doucement caressés et s’enroulent en perles aulour des roues 
bruyantes et rapides. Nous volons sur ces eaux calmes, paisi- 
bles, toutes d’azur et de feux et qu’à peine un vent léger 
effleure et plisse de son aile. Comment le dire, ma chère sœur, 
la beauté du spectacle dont nous jouissions, émus, ravis, con- 
fondus en voyant la nature si variée dans son apparente uni- 
formité; car, nous étions sur un lac, un lac ; en avions-nous 
assez vus ! assez parcourus ! et pourtant, il nous semblait ad- 
mirer pour la première fois ces bassins creusés par la Provi- 
dence pour embellir, féconder et réunir ces heureuses con- 
(rées... Ici, plus de rives escarpées, mais des bords descen- 
dant par une. molle déclivité jusqu'à la vague qui s'en vient 
mourir sur le sable sans efforts et sans bruit; plus de mon- 
lagnes arides, plus de sombres sapins, plus de chalets tristes 
et solitaires, mais de riches collines couvertes de vignes et de 
châtaigniers mélant les nuances diverses de leur vert feuillage; 
puis, cachées derrière un rideau touffu , sans que l'œil puisse 


138 UNE PROMENADE EN SUISSE 


deviner par quel chemin on aborde à leur seuil hospitalier, 
et comme posées délicatement sur la cime à peine courbée 
des prairies et des fleurs, se laissent entrevoir de gracieu- 
ses maïisonnettes propres et riantes, dignes d'abriter sous 
leurs (oits heureux les rares mortels à qui ke ciel accorde 
en ce monde la paix et le bonheur. Là, une flèche, qui 
semble lancer dans les airs sa croix brillante, s'élève sur 
une église suspendue aux flancs des côteaux, et qu'on abor- 
de en serpentant par un sentier où de petites chapelles re- 
tracent, de dislance en distance, les mystères sacrés de la voie 
douloureuse; voici Brissago, le dernier village de la Suisse, 
avec ses galeries symétriques et ses Loits en terrasse; plus 
loin, au fond d’une baie enchanteresse, cette petite ville cou- 
ronnée de mamelons verdoyants, el mirant ses blanches mai- 
sons dans le cristal des eaux, c'est Zntra, dont le doux nom 
repose nos oreilles de tant d’appellations tudesques et ro- : 
cailleuses ; enfin, le bateau nous porte à Strezza, d’où nous 
devons nous diriger sur les îles Borromées, but principal de 
notre excursion dans ces contrées. . 

Sur la droite du lac, dans un golfe délicieux encadré de 
verdure et de hautes montagnes, s'élèvent au dessus des lots 
quatre flots, jadis roches stériles dans les fentes desquelles 
croissaient à peine quelques herbes et quelques arbustes, el 
où Ja main des puissants Borromées a fait naître mille 
merveilles de la nature et de l'art. 

C’est à Zsola-Bella que nous porte d’abord notre barque ; 
elle s'amarre à un perron qui se perd dans les eaux et monte 
dans une vaste cour entourée de portiques, sous lesquels s'ou- 
vre un large escalier à rampe de marbre, qui nous condoil 
. dans un vestibule immense d'où rayonne, à perte de vue, 
une suite d'appartements sans fin. Plus d’un souverain n'o 
pas un pareil théâtre pour étaler les pompes de sa cour; mais 
tout ce Îaxe, toutes ces richesses manquent en général, de 


KT AU LAC MAJEUR. 139 


goût et de grandeur ; ces ornements surchargés de dorures, 
exubérants de détails et tourmentés au gré d'une imagina- 
tion capricieuse, aocusent trop la prétention et ke maruerisme 
des ertisles italiens de la décadence. 

Je ne saurais tout citer, mais je ne puis tout omeltre. Voici 
d'abord une vasie pièce à la voûte hardie soutenue par de 
gigantesques cariatides, aux voussures hérissées d'écussons 
et de moulares peintes bleue et or; c’est la Salle du trône qui 
s'élève surmontée de la couronne ducale, et flanquée À droite 
el à gauche de deux meubles en écaille rehaussés d'admira— 
bles peintares sur verre : là, c'est une chambre de mêmes 
style ct décoration, qu'ornent des copies de grands maîtres 
(entre autres une Vierge du Pérugin) reproduites sur marbre 
avec la plus étonnante vérité. Ici, c'est la Salle de bal, cou- 
verte de stucs, de mosaïques et de marbres, où le jour descend 
par de hautes verrières et qu’ornent de vastes lustres où sé- 
tale, dans toute sa raideur, l’art sec et arrêté de l'Empire. Plus 
loin, ce lit de pourpre aux montants dorés, caché au fond 
d'une alcove où l’on admire un bénitier en or enrichi de 
pierres précieuses, ce lil a plusieurs fois reçu Napoléon; ses 
baldaquins à crépines ont entendu les rêves d'unu ambition 
sans limites comme son génie. Voici le Salon de musique; 
un modeste piano à queue lui donne seul droit à ce nom, mais 
il est digne, par les richesses qu'il renferme.fde loute notre ad- 
miration : meubles, glaces, dont les ‘cadres: fouillés dans 
le bois sont des guirlandes de fleurs et de fruits, au milieu des- 
quels semble vivre et bourdonner toul un peuple d'oiseaux 
bizarres et d'animaux inconnus; fauteuils en velours couverts 
des plus riches broderies; bahuts en écaille ornés de mosaïques 
en bois de diverses couleurs ; enfin, une console dont les pieds 
hardis et tourmentés servent de jouets à un groupe d'enfants, 
qui, dans l’auteur ignoré de ce chef-d'œuvre, nous montre un 
génie inconnu. Vient ensuite une immense galerie de tableaux: 


140 UNE PROMENADE EN SUISSE 


mais n’altends pas de catalogue raisonné ou déraisonné ; avec 
un valet-cicérone, vrai fils du Juif-Errant, il n’est guère possible 
de juger et même de voir deux ou trois cents toiles appen- 
dues depuis la voûte jusqu'au parquet ; je puis dire cependant 
que les Zuca Giordano y surabondent... franchement je crois 
que la prestesse de notre guide ne nous a pas fait grand tort. 
Nous arrivons enfin à la chapelle, moderne, et sans beaucoup 
de caractère, remarquable cependant par plusieurs tombeaux 
de famille du XVI° siècle, apportés de Milan, et surtout par 
‘an groupe de Notre-Seigneur soutenant saint Pierre sur le lac, 
figures de grandeur naturelle et sculptées dans un seul bloc 
de bois. 

De-là nous descendons un escalier intérieur, el trouvons un 
appartement merveilleux, composé de six pièces de dimen- 
sions ordinaires, et qu’on prendrait d’abord pour des grottes 
creusées dans le roc: on marche sur des cailloux, les parois 
et les voûtes sont couvertes de tufs, de rocailles et de stalacli- 
tes aux milles dentelures ; mais, en regardant de plus près, 
on voil que les cailloux forment une mosaïque naturelle et 
sous les capricieux contours de toules ces pétrifications bril- 
lent le marbre et le porphyre.... Rien de comparable à la 
richesse de cette décoration rustique, à l’art profond qui a 
composé ces ornements, en apparence si négligès et si naturels; 
puis, de tous côtés foisonnent statues antiques el modernes, 
consoles d’albâtre et fraîches fontaines, jetant dans leurs bas- 
sins tourmentés l’eau qui jaillit de vingt têtes grimaçant sous 
des couronnes de pampres et de fruits. Ce délicieux réduit est 
éclairé par de nombreuses fenêtres, assez vasles pour laisser 
passer le jour, mais ne permettant pas aux rayons du soleil 
de pénétrer sous ces voûtes ;... à peine peul-on entrevoir un 
pan dérobé du ciel et l’œil ne s’arrêtant que sur la plaine 
azurée du lac..., on se croirait dans le palais du roi des eaux... 
Cette féerique demeure a ses légendes, et l’on raconte que, 


ET AU LAC MAJEUR. 141 


lors d'un festin offert à l'Empereur sous ces voûtes, les 
valels, après chaque service, jetaient dans les eaux du lac les 
plats d'argent et de vermeil ; non pas que l’Amphitryon voulût 
perdre à jamais ces trésors, mais il montrail ainsi que ses 
buffets étaient assez riches pour desservir une table nombreuse, 
sans que les mêmes pièces y parüssent jamais deux fois, et 
le soir, des tilets habilement disposés rendaient loute cette 
vaisselle à son fastueux possesseur. 

Remontant aux étages supérieurs du château, nous sortons 
el trouvons un escalier immense qui se dresse devant nous, et, 
à travers une double allée de lauriers-roses, semble devoir nous 
porter jusqu'au ciel : au milieu se dresse un château-d'eau 
circulaire surchargé d'une triple galerie à colonnettes qu'or- 
nent à profusion, conques, fleurs, Tritons et arabesques indes- 
criptibles ; puis, sur le fronton, un cheval s’élance comme pour 
se précipiter dans l’espace, tandis que son jeune cavalier, le 
contenant à peine, braudit une menaçanle épée. Tournant ce 
monument où brille plus de hardiesse que de goût, mais d'un 
efl@t étrange, nous montons sur la vaste plate-forme qu'en- 
toure une balustrade alternativement coupée de vases et de 
statues, et d’où l’on jouit d’un coup-d'œil aussi difficile à dé- 
crire qu à oublier. 

C'estici, ma chère sœur, le point culminant de dix Lerrasses 
qui descendent , en s’élargissant toujours, jusqu'au lac dans 
lequel elles finissent par perdre leur immense quadrilatère. 
Nous les parcourons loutes, mais deux seulement méritent une 
mention spéciale ; ce sont les dernières et les plus grandes : 
l’une se recommande par sa galerie de rocailles , reproduc- 
tion moins délicate du palais d’élé, par un bosquet d’orangers 
el une magnifique salle d’ombrage formée de quarante-huit 
énormes magnolias. L'autre, de beaucoup la plus étendue, fait 
le tour de l'île entière ; ses galeries creusées dans le roc, ses 
grottes remplies d’aloës et de lierres gigantesques, n'offrent 


142 UNE PROMENADE EN SUISSE 


rien cependant qu'on puisse comparer au jardin contenu dons 
sa vasle enceinie : les plantes rares de tous les climats, le goût 
le plus exquis dans le dessin des mille caprices de ses con- 
tours embaumés, des berceaux de citronniers, des allées d'hor- 
tensias bleus et de rhododendrons, des massifs de camélias ea 
pleine terre, sont les moindres richesses de ces lieux en- 
chantés.… Au milieu de toutes ces fleurs, de ces arbustes in- 
connus au reste de l'Europe, se dresse , haut et droit comme 
uo mât, un laurier à la sombre verdure, sorti depuis des siè- 
cles, et quand Isola-Bella élail encore nue et déserte, d’une 
fente même du rocher ; personne ne l’a planté, il dédaigne de 
oourrir ses racines du suc des terres apportées par de vils ma- 
nœuyres et les cache dans les profondes crevasses du roc ; et, 
pour que rien ne manque à sa mystérieuse destinée, voilà qu'un 
jour, la veille de Marengo, 1/ grava sur son écorce quelques 
traits donion peut encore suivre les traces rugueuses: balaglia, 
selon les uns, vittoria, selon les autres ; qu'importe ! avec an 
tel homme ces deux mots n’avaient-ils pas le même sens ? 

En suivant ces épais ombrages dont cent fontaines enÿe- 
tiennent l’éternelle fratcheur, nous nous trouvons en face 
du château, et de là, quel admirable aspect !... Devant nous 
s'élend, nou pas le grand lac, mais le gracieux bassin où sem- 
blent se cacher ces débris oubliés du paradis terrestre ; dou- 
cement roulées par un vent chargé de parfums, les vagues 
viennent mourir aux pieds de la terrasse qu'elles frangent de 
leur écume argentée ; çà et là, trois iles se groupent comme 
des princes autour de la fière souveraine , tandis que sur les 
bords verdoyants qui enlacent celte baie incomparable , cinq 
villages, dont les eaux reflètent les blanches maisons, s'incli- 
neal comme des courtisans attentifs aux caprices du maître ; 
puis enfin, pour défendre contre les aulans ces lieux enchan- 
tés, au-dessus de la tendre serdure des collines couvertes de 
prairies et de pampres, s'élèvent graves et sombres de hautes 


RT AU LAC MAJEUR. 143 


montagnes couronnées de sapins qui s’en vont rejoindre les 
sommels du Simplon dont le soleil inonde de son éblonissante 
lumière les glaciers élincelants. 

Nous devous une visite à /’/Zsola-Madre, 'tle le plus ancien- 
nement ornée el habitée, ainsi que l'indique son nom. Comme 
l’isola-Bella, elle s'élève en terrasses et renferme un château, 
mais le (out avec moins de luxe et de pompe, et une allure 
plus simple et plus champêtre. Un vaste et magnifique jardin 
anglais la couvre lout entière, merveilleux labyrinthe où l’on 
pénètre sous un berceau de vigne par un cscalier creusé dans 
le roc, el où l'on voil en foule les plantes les plus rares, même 
celles des Tropiques, cullivées en pleine terre. Le palmier, la . 
canne à sucre, le bananier, le camphrier étalent leur feuillage 
étonné de se mirer dans des eaux étrangères ; dans les fentes 
du rocher croissent le cactus et d'énormes aloës, mais cet ar- 
buste gigantesque ne fleurit qu'à /solino, qui, avec l’Zle des 
Pécheurs, complète le groupe des Borromées. Cette plante, 
tu le sais, ne fleuril que tous les cent ans el meurt aussitôt 
après... Que de belles réflexions nous auraient inspirées les 
cadavres soigneusement conservés de ces fleurs longues de plus 
de vingt pieds el qu'on prendrait, au premier abord, pour des 
fanons de baleine ! Mais , heureusement pour toi, le temps 
nous pressail , el, gardant la philosophie pour nos jours de 
loisir, nous regagnons notre prosaïque batelet, commençant, 
sous sa tente de toile blanche, un voyage dont nous ne pou- 
vions prévoir la fin, puisque nous allions chercher notre gîte 
à Arona, ville située à l’autre extrémité da lac. 

Mais, en repassant devant Isola-Bella, nous sommes arrêtés 
par un spectacle dont nous n'avions pas encore joui et qui 
s'étalait devant nous dans son unique splendeur. Du sein des 
eaux s'élevait l'immense pyramide de ses terrasses superpo- 
sées avec leurs doubles murailles de granit et d’arbustes soi- 
gneusement laillés , vrais jardins suspendus, que n’égalèrent 


144 UNE PROMENADE EN SUISSE 


sans doute jamais les fabuleuses constructions de Babylone. 
En s'éloignant, les divers étages s'effacent, se fondent 
en un gigantesque obélisque de verdure dont les arêtes se 
hérissent alternativement de colonnes et de statues colossales, 
et dont le sommet est couronné par le groupe herdi de ce 
coursier bouillant que maîtrise à peine son intrépide cavalier... 
Rien ne peut rendre l'incomparable magie de ce tableau sous 
ce ciel d’azur qui l'enveloppe , sous ce brillant soleil qui l'i- 
nonde de ses rayons... L'exubérance de certains détails, le 
mauvais goût de quelques ornements, tout disparaît, tout 
s’oublie, et, en présence d’une des plus étonnantes concep- 
. tions dont les arts puissent s’énorgueillir, il n’y a place 
que pour la plus vive et la plus légitime admiration. 

Depuis deux heures nous naviguions sur notre étroite bar= 
que presque immobile sous les efforts impuissants des rameurs: 
c'était un calme plel; pas un souffle dans les airs, une cha- 
leur dévorante, et la vague clapotant lourdement sous notre 
embarcation lui imprimail un mouvement de roulis qui, joint 
à l’odeur enivrante d’une fleur de magnolia, nous avail jelés 
dans cet état de somnolence et de malaise précurseur du mal 
de mer. Aussi ne faisions-nous guère attention au paysage, 
quand, tout à coup, un de nos bateliers s'écrie : « £cco la! »la 
voilà! et, daus la direction de son doigt, sur la rive occidentale, 
nous apercevons la statue de saint Charles Borromée cou- 
pant l’horizon de son immense silhouette : à la voir ainsi au- 
dessus de la colline dont les arbres nous cachaient son piédes- 
lal, on l'aurait facilement prise pour une apparition gigan- 
tesque descendant majestueusement du ciel. Ses colossales 
proportions nous avaient laissé croire que nous en étions à 
peine éloignés de quelques minutes et il nous fallut plus 
d'une heure pour l’aborder, sans que, en nous rapprochant. 
nous la vissions sensiblement grandir. 

BienÜl, au milieu de vignes et de chataigniers, par un sen- 


ET AU LAC MAJEUR. 145 


tier escarpé, nous arrivons sur un vaste plateau qu'ornent une 
maison de plaisance el une chapelle dédiée au saint; puis, 
prenant la droite el nous dirigeant vers le nord, nous gravis- 
sons une vaste pelouse bordée de marronniers, qui monte en 
pente douce au sommet du mamelon où s'élève la merveil- 
leuse image, tournée, non vers le lac, comme on pourrait le 
supposer, mais vers Arona qui, non loin de là et un 
peu plus au midi, semble s'incliner sous son regard. Par un 
phénomène étrange, ce qui nous paraissail, à deux lieues, un 
colosse échappant à la distance, ne nous semblait point, à 
cinq cents pas, dépasser les proportions ordinaires des monu- 
ments de ce genre; el‘comme j'avais déjà vanté ses vastes 
dimensions, on s'en prenait à moi d'un désappointement aussi 
inattendu. Dieu sait si les quolibets pleuvaient ! ta chère sœur 
ne s'en faisait pas faute ; c'est si bon de prendre un mari en 
défaut !.… et si rare !... « Ah !'voilà votre statue de cent pieds ! 
« elle n’en a pas vingt! Et c'est dans son nez que vous vou. 
« lez nous faire asseoir ; allons donc ! à peine est-il plus long 
« que le vôtre ! » — « C’est déjà bien joli, » répliquai-je, 
assez honteux et ne sachant plus trop qu'en penser.. Mais lors- 
que nous arrivâmes sous la statue même, le grand évêque se 
redressant tout à coup s'élança gigantesque et sublime, per- 
daot sa tèle dans la nue et nous écrasant de toute sa hauteur. 
Ajoute à ce coup de théâtre — résultat, sans doute, des ad- 
mirables proportions d'une œuvre faite pour être vue de loin 
— ajoute la magie du tableau qui nous environne : ce ma- 
melon, immense socle de verdure tombant à pic dans les eaux ; 
ce lac éblouissant des derniers feux du jour et reflétant les 
mille nuances d'un ciel de pourpre, d'azur et d'or; puis, 
semés çà et là, vingt tlots, vraies corbeilles de fleurs; enfin, 
un double rempart de vertes collines, de hautes et sombres 
montagnes, el tu auras à peine une idée de l'aspect enchan- 
teur de ces contrées que le saint, vêtu de l'habit de chœur, 


10 


146 UNE PROMENADE EN SUISSE 


tenant de sa main gauche un bréviaire , une vraie maison, 
bénit de sa droile à jamais étendue sur des pays qui le virent 
naître et surent si bien l'honorer. 

Mais loutes ces merveilles ne pouvaient distraire nos dames 
du but essentiel de leur excursion : le nez de St Charles Bor- 
romée... Il n’y a pas de bon voyage au Lac Majeur, si l’on n’a 
pu dater une lettre ou n'importe quoi du fond de ce phéno- 
ménal porte-lunelles ; pour nous, moins euthousiasles ou plus 
prudents, nous mesurions d'un œil peu rassuré la distance 
énorme qui nous séparait de ces colonnes d'Hercule du touriste. 
Enfin , nous grimpons la première échelle qui nous condaïit 
sur le piédestal, une bagalelle de quarante pieds environ ; 
parvenus sur l'espèce de terrasse qu'il offre- à son somme, 
nous sentons déjà se troubler nos têtes el le vertige monter 
des profondeurs du lac béant là-bas sous nos yeux. Tout en 
examinant le singulier travail de la statue, — dont la tête et 
les mains sont seuls en bronze, loul le reste en feuilles de cui- 
vre battues et reliées par des clous, ni plus ni moins qu’un 
chaudron, — nous cherchons dans quelque coin de la soutane 
la porte qui doit nous ouvrir l'intérieur du monument; mais 
nous voyons qu'ou dresse à côté de nous une autre échelle 
que des crampons accrochent aux bords du surplis, à une 
vingtaine de pieds au-dessus de la plate-forme, qu'il va fal- 
loir franchir suspeudus dans le vide et la face tournée vers 
l’abîme ; ensuite, par un pli du rochel, nous escaladerons les 
cinquante pieds qui nous séparent de la lêle, en grimpant sur 
un perchoir de perroquel ; puis, enfin, si nous ne sommes pas 
fracassés en tombant ou élouffés par le cuivre incandescent, 
nous aurons la gloire sans égale de nous asseoir dans ce biea- 
heureux nez, et surtout le bonheur de nous en vanter... 
Notre sagesse, s'appuyant sur une haute responsabilité , dis- 
pensa ces dames de l’aveu pénible d'un effroi mal dissimulé, 
el je pense qu'elles ne nous en voulurent pas trop de leur 


e- 


ET AU LAC MAJEUR. 147 


avoir épargné une folie non moins inutile que dangereuse. 

Ne me demande rien d’Arona : après une journée pareille 
je n'y cherchais que le repos, je n'y trouvai que mon lit; 
nous en avions remis au lendemain la rapide visite, mais les 
joers se suivent el ne se ressemblent pas; dès le matin, un 
orage terrible, une vraie lempêle où ne manquaient ni le 
tonnerre ni les éclairs, enveloppait de ses rafales la terre et le 
lac, laissant à peine le bateau à vapeur aborder au port pour 
nous déposer, une demi-heure plus tard , à Sesto-Calende, où 
nous trouvons le royaume lombard-vénitien , ses Aatri- 
chiens, sa police, ses douanes el tout son cortége de vexations, 
vrais dragons du jardin des Hespérides. Quel affreux trou que 
ce Sesto-Caleude! quelle boue , quelle puanteur, quel en- 
 combrement de bêtes el de gens ! Puis, il faut exhiber ses pos- 
sepor{s, ouyrir ses malles, expliquer au chef de la police comme 
quoi les Méditations de Lamartine ne sont pas des proclama- 
tions du gouvernement pçovisoire , el qu'il n’est nullement 
question du siége de Rome de 1849 dans les Odes et Ballades 
de Victor Hugo. Enfin, on nous appelle pour monter en voi- 
ture, une horrible cage à poulets, quelque ehose d'inout et 
qui a certainement servi au déménagement de l'arche de Noé: 
nous nous encaquons au nombre de six dans un espace à peine 
sufisant pour quatre squelelles ; nos compagnons de route 
exhalent une odeur de poix qui révèle leur profession aux nez 
les moins perspicaces; quelle chute pour des gens voiturés 
depuis Genève dans une chaise de poste ou par de somplueux 
paquebots ! Ce n'est pas tout, il pleuvait à seaux et une voie 
d’eau se déclare juste sur la tête d’un des disciples de saint 
Crépin, impassible sous sa douche improvisée. Sa stoïque con- 
tenance lui concilie l'intérêt de mes compagnons ; moi-même, 
qui, furieux de tant de cahots et d’ennuis, l’abandonnais à son 
malheureux sort, el tronvais même que l’occasion lui était heu- 
reuse pour prendre Île premier bain dont il eût jamais essayé, 


143 UNE PROMENADE EN SUISSE 


je finis par être touché de son héroïque patience. Nous ima- 
ginons de lui prêter une tasse en cuir qu'il applique à la 
goutlière et verse par la fenêtre quand elle est pleine. C'est 
‘ainsi, le bras tendu, la tête renversée et l'œil fixé sur la cas- 
cade, qu'il parcourut cinq ou six lieues avant d'arriver à Mi- 
lan. "Tu vois dans quel bel équipage nous abordâmes la capi- 
tale de la Lombardic, el, pour comble de dérision, la route 
nous conduisit sous le magnifique arc de triomphe en marbre 
blanc entrepris par Napoléon pour perpétuer ses victoires et 
achevé par l’empereur d'Autriche pour célébrer la pair, dont 
il a gardé le nom. 

Enfin, nous quittons notre berlingol , nos saveliers, el nous 
allons chercher un peu d’air et de repos dans un hôtel du 
Corso. Nous sommes donc à Milan, ma chère, à deux pas du 
Dôme dont les aiguilles se dressent de tous côtés... Mais ici je 
m'arrêle : c'est assez comme cela ; d’ailleurs, avec l’extrême 
rapidité qui va présider au reste dg notre voyage, il me serait 
aussi difficile de prendre des notes que de les recueillir. C’est 
donc à toi, ma chère sœur, que j'adresse ce bouquet d’une 
correspondance dont on doit me savoir moins de gré qu'elle 
n’exige de reconnaissance de ma part envers les victimes in- 
fortunées de ma plume intarissable... Je te demande pardon 
de ne l'avoir pas épargné ma prose et je compte sur ton bon 
cœur pour ne pas trop m'en vouloir d’une préférence dont il 
est difficile d’être bien jaloux. 


Adieu donc , etc. 
Clément CarsIGNOL. 


aprem = à Benne ee 2 Ca A RAS Re MR M ns mir roi UE RE a 
SRE ss re DORA Re ne ue Ce ae di See mu me Ce me =. De. et 
- 


LA 


DIPLOMATIE FRANÇAISE EN ORIENT 


SOUS FRANÇOIS 1er 


(SUITE). 


La Forest arriva à Constantinople au commencement de 
1535, accompagné de son cousin Charles de Marillac et d’un 
nombreux personnel d'hommes éminents, parmi lesquels se 
distinguait Guillaume Postel, savant orientaliste, chargé par 
François I‘ de rechercher des manuscrits anciens (1). Les 


e 

(1) Guillaume Postel , appele aussi la Dolerie, du nom d’une terre ap- 
partenant à sa famille , naquit à Baranton, au diocèse d'Avranches, en 
Normandie , et perdit, à huit ans, son père el sa mère enlevés par la peste. 
Forcé par la misère de quitter sa province, il exerça les modestes fonctions 
de muitre d'école dans un village des environs de Pontoise, à l’âge de qua- 
torze ans. Tourmenté d'un vague désir de s’instruire, il vint ensuite à Paris 
dans le dessin d’y compléter ses éludes ; mais un nouveau malheur l'atten - 
dait dans la grande ville. Quelques individus, avec lesquels il logeait par 
économie , lui volèrent son argent et ses hardes, et bientôt une maladie, 
causée par son extrême dénûment, ne lui laissa d'autre ressource que l'hô- 
pital où il resta deux ans. Rendu à la sante, le pauvre etudiant quitte 
l'hôpital et suit une troupe de malheureux qui allaient prendre part aux tra- 
vaux de la moisson dans les plaines de la Beauce. Revenu à Paris au mois 
d'octobre suivant, il entre enfin dans un collège de l'Université en s'enga- 
geant au service d'un des régens. Ses progrès ne lardérent pas à le rendre 
célèbre, et déjà en 1522, il jouissait d'une grande réputation. Toutes les 
langues orientales lui étaient familières. Envoyé en Orient par le roi Fran- 


cois ler, il en rapporta plusicurs monuments précicux. On raconte que 


1320 LA DIPLOMATIE FRANÇAISE EN ORIENT. 


cours d'Orient élaient renommées par leur faste, et le roi de 
France, désireux d'éblouir ses alliés, n'avait rien négligé pour y 
parvenir; aussi La Forest déploya-t-il un luxe qui saisit d’ad- 
miration la cour du Grand Seigneur et lui donna une haute idée 
du monarque chrétien. 

Dès son entrée en fonctions. l’ambassadeur eut à infor- 
mer son maître qu'un marchand ragusain nommé Séraphin 
Goziot el chargé pour le compte de la France de quel- 
ques négociations dans le Levant, venait d'être incarcéré 
par les agents de Charles-Quint. Cette affaire qui me- 
naçait d'avoir des suites graves fut heureusement ra- 
menée aux proportions d'un malentendu. Le Ragusain ne 
subit qu'une détention de deux mois, et se trouvait déjà en 
liberté quand la Cour reçut la première nouvelle de cette 
affaire. 

Les bots rapports entre la France et la Turquie prenaient 
chaque jour un caractère plus intime, et La Forest n'eut à 
vaincre que peu de difficultés pour la conclusion d’un traité de 
commerce el d'amitié dont le capitaine Rincon avait déjà 
préparé les voies. Ce traité est ainsi conçu : 


« Au nom de Dieu.tout puissant , soil manifeste à ung 
chascun , comme en l’an de J.-C. mil cinq cent trente et cinq 
au moys de febvrier et de Mahomet neuf cent quarante ung 


pendant son séjour à Venise, il y devint amoureux d’une vieille fille, 
et qu'il se. laissa aller à cette folle passion jusqu'à soutenir que la 
Rédemption n'avait pas encore été achevée, et que cette Véniticnne, qu'il 
nommait la mère Jeanne , devait achever elle-même ce grand œuvre. Un 
lui attribue d'autres erreurs qui l'ont fait mettre au rang des hcrétiques. Il 
composa plusieurs ouvrages ct entr'autres celui de Orbis Concordia, qui est 
le plus estimé. On cite encore de lui les suivants: Cluvis reconditorum à 
conslitutione mundi,; de Mugistratibus Atheniensibus ; de Hetruriæ origine : 
_de Candelabro Moysis. Il sc retira au monastère de St-Martin-des-Champs, 
où il mourut le 6 septembre 1581 , à l’âge de 76 ans. 


LA DIPLOMATIE FRANÇAISE EN ORIENT. 191 


de la lune de... se retrouvant en l'inclite cité de Constan- 
tinople, le sieur Jehan dela Forest , secrétaire et ambassadeur 
de très excellent et très puyssant prince Françoys, par la 
grâce de Dieu , roy de France, très chrétien, mandé au très 
puyssant et invincible G. S. Solitan Soliman, empereur des 
Tarcgqs et raysonnant avec le puyssant et magnificque seigneur 
Ybrahim , Charlesquier Soltan (seraskier) du grand seigneur, 
des calamités et inconvéniens qui adyiennent de la guerre, et, 
au contraire , du bien , repos et securité qui procèdent de la 
paix , el par ce cognoissant combien l'un est de préférer à 
l'autre, se faist chacun d’eulx fort des susdits seigneurs , 
leurs supérieurs , au nom et honneur desdits seigneurs seu- 
relé des élats et benefices de leurs sujets ont traité et conclud 
les chapitres el accordz qui s’ensuyvent. 

« Premierement , ont traitté , faict et conclud, traittent, 
font el concluent bonne et seure paix et sincère concorde 
aux noms des susdicts Grand Seigneur et Roy de France, du- 
rant la vie de chascun d’eulx, et pour les royaulmes , sei- 
gneuries , provinces, chasteaulx, cités , portz , eschelles, 
mers , isles et tous les lieux qu'ils tiennent el possedent à 
présent! el posséderont à l’advenir , de manière que tous les 
subjetz et tributaires desdicis seigneurs qui voudront, puys- 
sent librement el seurement , avec leurs robes et gens, navi- 
guer avec navires armés el désarmés, chevaucher, venir, 
demeurer , converser el relourner aux porlz, cilez el quelcon- 
ques pays les ungs des autres, pour leur négoce, mesmement 
pour faicl et comptle de marchandises. | . 

«a Îtem, Que lesdits sabjets et tributaires desdits seigneurs 
pourront respectivement achepler, vendre, changer, con- 
duyre et transporter, par mer et par terre, d'un pays à 
l'autre , toutes sorles de marchandises non prohibées en 
payant les accoustumées el antiques daces et gabelles ordi- 
naires seulement assavoir : les Turegs au pays du roy comme 


152 LA DIPLOMATIE FRANÇAISE EN ORIENT. 


payentles Françoys , et lesdicts Françoys au pays du G. S. 
Comme payent les Turcqs, sans qu'ils puissent estre con- 
traintz à payer aucun autre nouveau tribut, imposition ou 
angarie. 

« Îtem. Que loutes fois que le roy mandera à Constanti- 
nople ou Pera et autres lieux de ceste empire ung baille 
comme de présent il tient ung consul en Alexandrie, que 
lesdits bailles el consuls soient acceptés et entretenuz en au- 
thorité convenante, en manière que chascan d'eulx en son lieu 
et sellon leur loy et foy , sans qu'aucun juge, caddi , sous— 
bassy ou autre en empêche, doibve et puysse ouyir , juger 
et terminer tant en civil qu’en criminel toutes les causes, 
procès et différens qui naistront entre marchans et autres 
subjectzs du roy, seullement et au cas que les ordonnances el 
sentences desdits bailles et consulz en fussent obeyes, et que, 
pour les faire exécuter, ils requissent les sousbassy ou autres 
officiers du G. S. Lesdits sousbassy et aultres requiz devront 
dûment leur ayde et main forte necessaire, non que les 
caddis ou aullres officiers du G. S. puyssent juger aulcun 
differens desdits marchans et subjects du roy , encores que 
lesdits marchans le requissent , et si d'aventure lesdits caddis 
jugeaient , que leur sentence soit de nul effect. 

« ltem. Que ,:en cause civille, contre les Turcqs, carra- 
chiers ou aultres subjects du G. S. les marchans et subjects 
du roy ne puyssent être demandés, moleslez ne jugez , si 
lesdits Tureqs, carrachiers et aultres subjects du G. S. ne 
monsirent escriptures de la main de l'adversaire, un coget 
(instrument) du caddi, baille ou consul, hors de laquelle 
escriplure ou cogel ne sera vallable ne reçu même tesmoi- 
gnage de Turcq, carrachier ni aullre en quelque port que ce . 
soit de l’estat el seigneurie dudit G. S. et les caddi , sousbassy 
ne aultres ne. pourront ouyir ne juger lesdits subjetz du roy 
sans la présence de leur dragoman. | 


LA DIPLOMATIE FRANÇAISE EN ORIENT. 193 


a Île. Que, en causes criminelles , lesdits marchans et 
nobles subjectz du roy ne puissent être appelés des Turcqs , 
carrachiers ne aultres devant les caddis ne aultres officiers et 
que lesdits caddis ne officiers ne les puyssent juger ; sains 
sur l'heure les doibvent mander à l’excelse Porte et en l’ab- 
sence d'icelle Porte au principal lieutenant du G. S. , là 
où vaudra le lesmoignage du subject du roy et du carra- 
chas du G. S. l’un coutre l’autre. 

« Îlem. Quant à ce qui touche la religion a esté expresse- . 
ment promis, accordé el conclud que lesdits marchans , leurs 
agens et servileurs, et (ous aultres subjects du roy ne puyssent 
jamais estre molestez ne jugez par caddis , sangiacbeys, 
sousbassy ne aultres que par l'excelse Porte seullement et qu'ils 
ne puyssent estre faitz ne tenuz pour Turcqs si eulx-mêmes 
ne le veulentet le confessent de bouche , sans viollence , mais 
leur soit licite observer leur religion. 

« Îtem. Que lesdicts marchans , leurs agents et serviteurs, 
ne aultres subjects du roy, ne leurs navires, barques ne 
aultres armemens d’iceulx , ne aussi l’artillerye et munition, 
ne leurs mariniers ne puyssent estre prins , contraintz ne 
mis en œuvre contre leur gré et volonté en aulcun service , 
ne angarie , soit de mer soit de terre pour le G. S. ou pour 
aultre. 

« Jtem. Si ung ou plusieurs subjects ayant faict contract 
avec quelque subject du G.S., prins de leur marchandise ou 
faict quelque debte, et puys, sans avoir satisfaict, s'absente 
de l’estat dudit seigneur, que ledit baïille, consul, parens, fac- 
teur , ne aultre personne subjecte du roy ne puisse pour telle 
cause estre aulcunement contraincle ne molestée, ne sembla- . 
blement le roy ne soil tenu en cella, mais seullement doibve 
S. M. faire administrer bonne justice au demandeur sur la 
personne et biens dudict debiteur, s’ilz sc retrouvent en son 
royaume ou seigneurie. 


154 LA DIPLOMATIE FRANÇAISE EN ORIENT. 


« tem. Tous marchans et subjects du roy en toute part de 
la seigneurie du G. S. puysse librement tester, el mourant de 
mort naturelle el violante , que toute leur robe, tant en de- 
niers comme en loute aultre chose, soit distribuée selon le 
testament, el mourant ab intestat, ladite robe soit restituée à 
l'héritier ou à son commis par les mains et authorité dudit 
baille ou consul, au lieu où sera l’an ou l’autre, et là où il 
n’y aurait ne bail, ne eonsal, soit ladite robe mise en sauveté 
par le cady du lieu, soubz l’aucthorité dudit G. S., faisant 
d'icelle premièrement inventaire er présence de lesmoins ; 
maïs où seront lesdits baille et consul qu’ancun caddy, battel- 
magy ne aullre ne puysse empêcher ladite robe , ains si elle 
était en mains d’aucuns d'eulx ou d’autres, et que lesdits 
baille ou consul la requissent premier que ledit héritier ou 
son commis, qu'incontinant et sans contradiction, elle s'est 
entièrement consignée audit baille ou consul, ou à leur com- 
mis, pour puys après estre restituée à qui elle appartient. 

« liem. Que, à l'instant que le présent traicté sera confirmé 
par ledit G. S. et roy, à l'heure snient hors de captivité et 
miz en pleine liberté toutes les personnes et leurs subjects 
qui se trouveront respeclivement esclaves acheptlés, prisonniers 
de guerre ou autrement détenuz, tant es maios des susdicts 
seigneurs comme de (ous leurs subjec!z, en gallères, navires et 
tous aultres lieux et pays de l'obeyssance desdits deux sei- 
gneurs, à la requête et affirmation de l'ambassadeur, baille ou 
consul du roy , un des leurs à ce commis; et si aulcons des- 
dits esclaves avoient changé de foy et de religion, que ce 
néanlimoins la personne soit libre ; et spécialement que d'icy 
- ne avant aulcun desdits G. S. et roy ny des cappitaines, hom- 
mes de guerre, ne d’aultres subjects tribulaires, ne leurs mer- 
cenaires en aucune manière, ne doibvent , ne puyssent , lan 
en mer comme en lerre, prendre, achepter, vendre ni retenir 
pour esclave ne prisonnier de guerre l'un l'aaltre; aïns si 


LA DIPLOMATIE FRANÇAISE EN ORIENT. 155 


aucun corsaire où aulitre homme des pays de l’un des susdits 
seigneurs altentait de faire prinse ou violence sur la robe ou 
les personnes de l’obeyssance de l'aultre seigneur, puysse et 
soit tenu le seigneur da lieu où à l'instant sera trouvé le mal- 
faicteur, le punir comme infracteur de paix, à l'exemple des 
aultres, et néanlimoins restituer à l’offensé ce que, en la puis- 
sance du malfaicteur se trouvera luy avoir été prins et ouslé, 
et si ledict malfaicteur eschappait tellement qu'il ne fust prins 
et punÿ , à l'heure soit, et s'’entende avec tous ses complices, 
banny de son pays, et toute leur robe confisquée à son sei- 
gneur souverain, lequel néanltmoins faire punir le malfaiteur 
et ses compaignons, si jamaÿs se trouvent en son pouvoir, el 
de ladite confiscation sera réparé le dommaige de l'offensé, 
son recours estant pour cest effesi au protecteur de la présente 
paix, qui seront lesdits Charlesquier soltan, de la part du 
G. S., et le grand-maître de France pour la pari du roy (1). 

« Îtem. Que quand l’armée de mer de l’un desdits G.S. 
et roy rencontreront aulcun navire des subjects de l'aultre sei— 
gneur, seront tenuz de baisser les voisles et lever les banières 
de leurs seigneurs, afin que, estant par là cognuz, ne soient 
prins, relenuz ne aulcunement molestez de ladite armée, ne 
d’aulcuns particuliers d'icelle, ains si tort ou dommaige leur 
fast faict, que le seigneur de l’armée soicl lenu soubdainement 
de le réparer, et si les navires particuliers des subjects desdits 
seigneurs se rencontreront l'un l’aultre, chascun doibve hausser 
la banière de son seigneur et se salluer d’un coup d'artillerye, 
et respondre au vray s'ils sont demandez qui ilz sont, sans 
toutesfois que despuys les parolles et recognoissance l’un entre 
par force, ne visite le navire de l’aultre, ny luy donne aulcun 
empeschement soabz quelque couleur que ce soict. 

« Îtem. Que, arrivant ez portz et bord de mer du G.S$., 


(1) Le grand maitre de France était alors Anne de Montmorenry. 


156 LA DIPLOMATIE FRANÇAISE EN ORIENT. 


aulcun vavire des subjects du roy, par fortune ou aulitrement, 
leur soit administré vivres et aultres choses nécessaires en 
payant raisonnablement, sans les contraindre à décharger pour 
payer le commerce ; ains soient laissés aller où il leur plaire, 
et venant à Constantinople, quand sera pour s’en partir, ayant 
prins et payé le coget de l'émin, et estant cherché et visité 
de la part dudit émin, qu'il ne doibve, ne puisse être visité en 
aulcuns lieux, sinon aulx chasteaulx du destroit de Gallipoly, 
sans povoir payer plus là ne ailleurs aulcune chose pour la 
sorlye au nom du G. S. ny de ses officiers. 
« liem. Que si quelque navire des subjects de l’un desdits 
seigneurs , par fortune ou aultrement, se rompait ou fit nau- 
* frage aux lieux et juridiction de l’aultre seigneur, que les per- 
sonnes qui eschasperoient de tel péril restent libres el puys- 
sent recueillir toute leur robe entièrement , et estans tous 
mor!z au naufrage , loute la robe qui se trouvera soit consi- 
gnée audit baïille et consul ou aux leurs à ce commis, pour la 
rendre à qui elle appartiendra, sans que le cappitaine général 
de la mer, Sangiacbey, Sousbassy ou caddi, ne aultres subjects 
ou officiers desdits seigneurs n’y puissent, soubz peine d'estre 
punis, prendre ou prétendre part aucune ; ains debvront donner 
faveur et ayde à ceulx que touchera de recouvrer ladite robe. 
« liem. Si quelque subject du Grand-Seigneur avait perdu 
ung esclave qui luy fust fouy, tel subject, sous prétexte de dire 
que l’esclave eusl parlé ou praticqué en la nave ou la mayson 
d'un subject du roy , ne puysse contraindre le subject du roy 
à autre que à chercher du navire et en sa mayson, el si l'es- 
clave y estait trouvé, que le receleur soit débitement puny par 
son baille ou consul, et l'esclave rendu à son maisire, et si 
l'esclave ne se trouvait au navire ny en la mayson, lesdicts su- 
jecls du roy ne doibvent ny puyssent eslre lenuz ne molestez 
pour cest effect et conte. 
« ltemn. Qu’aucun des subjects du roy qui n'auroit habité 


LA DIPLOMATIE FRANÇAISE EN ORIENT. 197 


dix ans entiers el contiruels ez pays dudit G. S. ne doibre, ne 
puysse être contrainct à payer tribut, carrach, avarie, taxe,’ 
asaps, vagueurs, ne à faire garde aux lours voisines, magasins 
du G. S., travailler à l’Arsenal ne à d’aullre quelconque an- 
garie et que cs pays du roy soict faict la semblable et réci- 
proque aux subjectz du G. S. 

« ltem. Le roy de France a nommé la sainteté du pape, le 
roy d'Angleterre, son frère et perpetuel confédéré, et le roy 
d'Ecosse, auxquels se laisse eu eulx d'entrer au présent traitté 
de paix si bon leur semble, avec condition que y voulans 
entrer soient tenuz dans huict mois envoyer an G. S. leur ra- 
tification et prendre la sienne. 

« Item. Que les Grand-Seigneur et roy de France envoye- 
ront l’un à l’autre , dans six mois, les confirmations du pré- 
sent traité en bonne et due forme de l’observer, et com- 
mandemen! à tous leurs lieutenants, juges, officiers et sujets 
de l’observer entièrement et le faire observer sans fraude , de 
point en point , et offrir qu'aucun n'en prélende cause d’igno- 
rance des pays que les confirmations auront été données d’une 
part et d’aultre; ceste paix sera pabliée à Constantinople, 
Alexandrie, Marseille , Narbonne et autres lieux principaux, 
terrestres et maritimes de la juridiction, royaulmes et estats 
des dits seigneurs. » 


De tous les trailés conclus depuis entre la Franee et la 
Turquie, nous devons à juste litre considérer celui-ci comme 
le plus important, puisque, en ouvrant de nouveaux débou- 
chés, il inaugurait une nouvelle ère de prospérité pour notre 
commerce el de développement pour notre marine.. Mieux 
encore, il assurait à notre patrie un puissant auxiliaire qui 
ne lui a jamais fait défaut, malgré le temps et les révolutions. 

Tandis que les deux Cours cimentaient ainsi leur union, 
Charles-Quint ne restait point inactif, et, sous prétexte de ven- 


458 LA DIPLOMATIE FRANÇAISE EN ORIENT. 


ger la chrélienté au lieu et place du roi de France, faisait 
une guerre acharnée à nos alliés. Comme gage de son zèle 
religieux et afin de faire constater par l'opinion publique 
une différence entre sa conduite et celle de son rival, il ré- 
solut de tourner ses armes contre Tunis tombée, ainsi que 
toute la côte de Barbarie , sous la puissance de Kaïir 
Eddin (Barberousse), amiral de Soliman. Charles, à la tête 
d'une flo!te considérable et d’une armée de quarante mille 
combattants, prend d'assaut le fort de la Goulelie, s'empare 
de la ville, rétablit Muley-Assem détrôné par Barberousse, 
et dont les sympathies élaient assurées aux Chrétiens, délivre 
vinglt-mille esclaves qui le récompensent en faisant bénir son 
nom dans tous les coins de l’Europe, assure une retraite à 
ses flottes dans les parages inhospitaliers de l'Afrique et ne 
rentre dans ses ports que lorsqu'il voit s'avancer la saison piu- 
vieuse et! avec elle la crainte que les maladies ne viennent, 
en décimant son armée victoriense, jeter une ombre sur l'éclat 
de cette glorieuse expédition. 

L'occasion eût été bonne pour je roi de France, si, 
mellant à profit l'absence de son rival, il se fût décidé à 
frapper de grands coups en Ilalie. Mais que de malédictons 
ne seraient pas lombées sur sa lêle s’il se fût avisé de molester 
l'empereur, alors que celui-ci, affectant de se sacrifier pour 
la religion, confait aux flots la fortune de sa couronne abn 
de surprendre les ennemis de la foi jusqu’au fond d’ua de 
leurs repaires. N'eût-il pas, à la face des princes et des peu- 
ples chrétiens, donné raison aux infâmes libelles répandus 
à profusion en Allemagne et destinés à égarer l'opinion sar 
son compte en laissant croire qu'il n'avait qu'une religion 
fausse et hypocrite? Si l’astucieuse politique de Charles ten- 
dait un pareil piége à son antagonisle pour l'entraîner à se 
faire mettre au ban de l’Europe civilisée , François répondit 
à celte espérance par une cruelle déceplion. Pendant tout 


LA DIPLOMATIE FRANÇAISE EN ORIENT. 159 


le cours de l'expédition de Tunis, aucun pas ne fut fait 
en avant par nos armées qui restèrent patiemment sur 
la défensive, se gardant bien de porter la moindre atteinte 
à celle sorte de trève que les uns appelaient la trève-de Dieu, 
les autres la trève de la ruse. Mais à peine Charles fut-il ren— 
tré dans ses ports que le caractère loyal el chevaleresque de 
François 1° se donna libre carrière. Les Ottomans ses alliés 
venaient d'éprouver un échec ; c'était le moment de se mon-— 
trer sensible à leur douleur et de relever leur moral en pro- 
clamant sans détour ses relations avec eux. ; 
Le traité conclu par La Forest fut officiellement no- 
tifié aux cours étrangères, et sa publication ordonnée dans 
toutes les villes du royaume intéressées au trafic avec le 
Levant. Quelles ne furent pas la joie et la gratilude de notre 
commerce à cette nouvelle qu'il pourrait désormais compter 
sur la sécurité et la protection dans tous les pays soumis à 
l'autorité du Grand Seigneur. L'usage de ce traité s’intro— 
duisit sans la moindre contrainte chez les négociants et les 
capitaines de navires qui le prirent avec empressement pour 
base de leurs opérations ; et, quant à son effet politique, on 
peut affirmer qu'il dépassa toutes les espérances. Partout où 
les Français se montraiïent dans la Méditerranée on recon- 
naissait d'anciens alliés, des amis ou des maîtres généreux. 
À Andrinople, on n'avait point oublié le noble dévoûment 
des compagnons de l’empereur Baudoin; on se souvenait 
d'eux à Thessalonique; Athènes se glorifiail encore de ses 
ducs français, et l'on parlait des Villehardouin à Patraes, à 
Argos et à Corinthe ; l’Epire et le Haute-Albanie conser- 
‘vaient comme une sainte tradilion ke souvenir de la maison 
d'Anjou ; en un mot, le pavillon français était accueilli en 
Orient avec lransport el comme celui d'ua peuple non moins 
brave que fidèle à ses engagements. | 
Convaincu des seatiments de François L° à son égard, le 


160 LA DIPLOMATIE FRANÇAISE EN ORIENT. 


divan se prêtait de la meilleure grâce aux manifestations dont 
l'ambassadeur ne cessait d’être l'objet. Dans sa reconnais- 
sance, il ne croyail pas pouvoir porter assez haut le lustre 
d'une nation qui se proclamait la première puissance chré- 
tienne alliée de l'empire ottoman. De son côté, La Forest 
assuré de l'assentiment général, el voyant chaque jour gran- 
dir son influence, ne se génait plus pour faire parade à Cons- 
tantinople des antipathies de son mattre pour Charles-Quint, 
antipathies qu'il savait du reste partagées par le Sultan. 

Notre diplomatie était loin d’avoir obtenu d'aussi réels suc- 
cès en Italie. Les princes de ce pays avaient formellement re- 
fusé de se déclarer contre l’empereur el toutes les tentatives de 
rapprochement n'avaient abouti qu'à obtenir d'eux l’assurance 
d’une neutralité dans laquelleils se trouvaient enchaînés par des 
_terreurs malheureusement trop justifiées. Quant aux Vénitiens, 
ce n’étail pas même une altitude passive qu'on devait attendre 
de leur part. Le Sénat, entraîné par la politique de Charles 
ou séduit par ses promesses fallacieuses, avait joint les troupes 
de la république aux armées impériales. C'était pour le roi 
l'occasion de se prévaloir de ses bons rapports avec la Tur- 
quie et de mettre à l'épreuve la sincérité de celte puissance. 
A celte fin, La Forest enlama de nouvelles négociations, el, 
urâce à ses soins, un second traité intervinl en vertu du- 
quel les flottes française et ottomane devaient agir de concert. 
L'ambassadeur français s'engageait à accompagner en per- 
sonne ou par un de ses officiers l'armée du Sultan que les 
vaisseaux de Barberousse transporteraient à Otrante, pos- 
session turque, tandis que le baron de Saint-Blancart, com- 
mandant des galères du roi, viendrait avec son cscadre ral- 
lier celle de Barberousse el agir d'un commun accord contre 
les possessions impériales en Italie. 

Le divan élail acquis, mais l’effet de ses bonnes intentions 
el même de ses engagements restait subordonné à l'assenti- 


LA DIPLOMATIE FRANÇAISE EN ORIENT. 161 


ment de Barberousse, dont l'influence pesait sur les décisions 
du Sultan. C'était donc vers les bonnes grâces du farouche 
musulman qne devaient en dernier lieu tendre tous les efforts. 
Quoique au faite des splendeurs et à l'apogée de la gloire, 
Barberousse n'était pas invulnérable. et la sagacilé de La 
Forest eut bientôt découvert le défaut de sa cuirasse. Pour 
réussir, il ne s'agissait que de flalter son orgueil par une dé- 
marche qui semblât lui reconnaître une qualité souveraine, 
et de donner salisfaclion à sa vengeance en fai offrant un 
moyen de laver le récent affront de Tunis. Des démarches 
dans ce sens étaient urgentes, mais ces démarches, le roi 
seul pouvait en prendre l'initiative et leur donner le caractère 
de gravité propre à fasciner celui qui en serait l’objet. La Forest 
prit alors le parti de soumettre la question à son maître et 
de lui demander ses ordres pour la nouvelle phase dans la- 
quelle on allait entrer. A cet effet, il dépêcha en toate hâte 
son secrétaire Marillac chargé de faire ressortir aux yeux dn 
roi le prestige qui s’altachait à la personne de Barberousse 
et d’insister fortement pour qu’on ne néglige4t rien de ce 
” qui était propre à gagner sa faveur. Une fois avee nous, devait 
ajouter Marillac, il n’y a pas à craindre que Barberousse 
manque à sa parole, et l'on peut en toute confiance compter 
sur sa valeur el sur celle de ses troupes pour frapper les plus 
rudes coups an cœur même de l'empire. 

Dans cette situalion presque inespérée, en face de cette 
dernière chance de salut rêvée par son génie et menée à bien 
par le dévoñment de ses agents, François mit de côté ses 
derniers scrupules et chargea Jean de Montluc de se rendre 
auprès de Barberousse pour le complimenter. Cet envoyé 
extraordinaire raconte ainsi les incidents de sa mission dans 
une lettre adressée au cardinal du Bellay : 


« Monscigneur, je fus dépéché le 6 août 1536 vers Bar- 
berousse pour lui déclarer la volonté du roi, sans lettres de 
11 


162 LA DIPLOMATIE FRANÇAISE EN ORIENT. 


personne. Toutefois je m'en fus à Naples où je pris des mari- 
niers qui me conduisirent en trois jours. Là, étant près 
de Reggio, j'appris qu’un bâliment ture s'y irouvoil; sur 
ce, je feignis d'être si malade qu'il me devenait indispensable 
d'aller à Reggio. Peu après, ayant aperçu ledit bâliment, 
nous sautâmes à terre et quand tous furent descendus, j'appe- 
lai le capitaine qui par bonheur se trouvoit ami de Barberousse, 
et à force de prières et promesses me transporla vers Modon : 
arrivé là, j'appris que l'armée étoit partie depuis trois jours el 
incontiuent je retournai vers la Pouille pour la retrouver, Le 
jour même, nous eumes si bon vent que nous fûmes trans 
portés en Barbarie à un lieu nommé Calibie. De là, je trou- 
vai moyen de me rendre à la Gerbe où je trouvai une galère 
qui me porta incontlinent vers l’armée que j2 rejoiguis le pre- 
mier jour de septembre, à son relour de la Pouille. Barbe- 
rousse, après m'avoir écouté, lint conseil s'il devoit retour- 
ner; mais voyant qu'il n’avoil que trente six voiles me pria de 
l'excuser près du roi et de venir à Constantinople voir les 
préparalifs pour l'armée qui vient; ce que je lui accordai sfin 
de remplir ma mission complétement. Pendant lout le trajet, 
il m'a traité aussi honorablement que possible et j'ai pû voir 
à Gallipoli soirante-quinze galères, à Gamar en Asie irenle- 
cinq, plus loin vingt-cinq, à Constantinople cent-vingt; en ls 
mer Majeure el ailleurs, il y en a cent-soixante. M. de La Forest 
m'ordonna de retourner par mer ; mais & j'avois pu agir en plei- 
ne liberté, j'eusse pris la voie de terre. Je suis resté trois mois 
en mer sur un navire qui, après avoir êté ball, je ne sais com- 
bien de jours par les tempêtes, a fait naufrage près de Raguse, 
‘sans toutefois perdre personne. Delà, je suis venu à Ancône et à 
Rome pour ne pas éveiller les soupçous du Pape, el, pour celle 
même raison, Mgr le cardinal de Mâcon n’a pas voulu m'envoyer 
à la cour et a préféré attendre quelques jours.Cependant il m'a 
recommandé d'écrire ceci à votre révérendissime Seigneurie. » 


LA DIPLOMATIE FRANÇAISE EN ORIENT. 163 


Comme on le voit, Jean de Montluc, quoique ecclésiastique, 
ue manquail pas du courage nécessaire dans les entreprises 
difficiles, surtout quand on se reporte à une époque où le nom 
chrétien était en horreur à presque tous les croyants. Il fallait 
quelque audace à un prêtre du Christ pour se confier à une 
galère musulmane où son caractère diplomatique et même la 
protection de Barberousse n’eussent pas toujours suffi pour 
arrêter l'injure ou le cimeterre d’un fanatique. 

Montluc était de relour vers le mois d'avril 1537, el d’a- 
près ses rapports on dut songer à expédier la flotie française 
au-devant de Barberousse. Bertrand d'Ornésan, baron de 
Saint-Blancart, qui la commandait, quitta Marseille au mois 
d'août, el, après avoir montré le pavillon français tout le 
long des côtes de Barbarie, mit le cap sur la Morée. Pour 
la première fois, on vit une flotte française promener 
paisiblement son pavillon sur des points où les Turcs fai- 
saient la guerre, à la côte de Barbarie, en Grèce, dans l’ar- 
chipel et jusqu'à Constantinople (1). 


E. D'ESCHAVANNES. 


(1) Cette expédition du baron de St-Blancart, pendant les années 1537 
et 1538, a donné lieu àgane relation intéressante composée par Jean de 
Véga, et qui forme une des plus anciennes deseriptiens que l'en pesstde des 
contrées du Levant. 


{La suite au prochain numéro ). 


LE 
| eo 
Ed 
= 
1 
= 
E 
D | 


NOTICE SUR LE PONT SAINT-ESsPRIT, par LÉON ALÈGRE, 
Bagnols 185#%, chez BROCHE, imprimeur. 


ne mt ie dm eme 


Tout ce que les âges passés nous ont légué de beau s’en va, 
pour être remplacé par le laid. On connaît le pont du Saint- 
Esprit, celte merveille du XIIIe siècle, qui orne d'une façon 
si pittoresque le paysage des bords du Rhône: le progrès 
ulilitaire va on faire disparaître deux arches el les rempla- 
cera par une seule en fonte. Hélas! le pont antique, qui de- 
puis tant de siècles supporte les assauls des grosses eaux, 
des glaces et des chocs de toute espèce, aurait mérité un autre 
sort. S'il y a nécessité urgente, elle est bien déplorable. Je ne 
parlerai pas de tous les souvenirs qui sont allachés au pont du 
Saint-Esprit; on se moquerail de moi. Il faut cependant avouer 
que le vieux colosse était solide. Au moment où j'écris ces li- 
gnes, je viens de voir un moulin verm@ælu emporter le jeune 
pont suspendu de Saint-Clair, qui n’a pas opposé la moindre 
résistance et qui, une minule après le choc, a disparu dans le: 
flots du Rhône. Le pont du Saint-Esprit eût vu le moulin se bri- 
ser,comme un paquet d'allumeltes,contre ses arches séculaires, 
mais les Compagnies de baleaux à vapeur ne lui pardonnent 
pas d’opposer quelque difficulté au passage de leurs paquebols, 
el il succombera. Nous tous, Lyonnais, qui regardons le cours 
entier du Rhône, comme élant un peu de notre domaine ; 
nous tous, amis des arts et des souvenirshisloriques, nous qui 
avons souvent navyigué sur ce fleuve, dont les rives sont bien 
autrement plus belles que celles du Rhin, nous nous désole- 
rons, mais les commis-voyageurs seront dans l'admiration. 
Nous regretterons la mulilation de ce splendide monument, 
élevé par les disciples de saint Benezel, tandis que les Com- 


BIBLIOGRAPHIE. 16 


pagnies de bateaux trouveront qu'on n'en fail pas assez, el 
réclameront peut-être son entière démolition el son rempla- 
cement par un pont suspendu. 

M. Léon Alègre, de Bagnols, petite ville voisine du 
pont Saint-Esprit, vient de publier une intéressante notice sur 
le monument en question. Il proteste douloureusement, et 
sans trop d’amertume, contre cette manie utilitaire qui enlai- 
dit tout ce qui est beau. L'auteur est d'autant plus affecté 
qu'il défend une des gloires de son pays, et que lui-même il 
cultive les arts: « Ce n’est pas sans un sentiment de profond 
regret que j'ai vu hier le marteau de quelques ouvriers muli- 
lant un des monuments les plus remarquables de notre France 
du moyen âge. Le pont du Saint-Esprit est condamné à être 
décapité ; bien plus, l’œuvre est en voie d'exécution. Comment 
la Société française pour la conservation des monuments, s0- 
ciété toujours attentive, toujours empressée, ne se serait-elle 
pasémue en présence d'un tel acte ?.... On coupe impitoyable- 
ment de ce pont deux arches en pierre pour les remplacer 
par un tablier en fonte de fer... » 

M. Léon Alègre fait ensuite l'histoire de la construction 
du pont par les disciples de saint Benezel, qui venaient d'a- 
chever celui d'Avignon : « on établit une confrairie divisée en 
trois corps : les frères parcourant les villes et les campagnes, 
et allant quêter dans la chretienté; ceux-ci travaillant aux car- 
rières du Bourg Saint-Andéol, descendant sur le Rhône les 
matériaux préparés, el les frères chargés de la construction du 
pont. » Admirable Société de bonnes actions dont la Bourse 
ne ferait pas le moindre cas! 

Le pont Saint-Esprit était un point stratégique des plus 
importants: nous voyons défiler ces armées de brigands qu'on 
nommail les Routiers,les Tard-venus les Grandes Compagnies, 
allant rançonner le pape, siégeant à Avigon. Après une série 
d'événements, nous arrivons enfin aux Camisards, et même jus- 
qu’à la fatale année 1793, dans laquelle Cartaux fit passer le 
pont à son armée. 

« Le pont du Saint-Esprit semblait devoir être à jamais res- 
pecté. Depuis quelques années, on a débarrassé la rive droite el 
les abords du monument des moulins à blé, qui génaient le 
cours des bateaux à vapeur... Aujourd'hui les deux arches 
sont presqu'entièrement démolies, et nous n'avons plus qu'à 
exhaler de stériles regrets. » 

Paul SainT-Onive 


lécrologte. 


L'apBé JACQUES. — Le Docreur Josepn LANCON. 


L'ABBÉ JACQUES. 


Le Mémorial de la Loire nous a apporté, ces jours derniers. 
la triste nouvelle de la mort de l’un de nos compatriotes ot de 
nos écrivains, M. l’abbé Jacques, et voici en quels termes : 


« Le 5 août 1854 , les habitants de Saint-Étienne voyaient 

passer dans leurs rues , entouré du clergé de toutes les paroisses, 
un corbillard sur lequel étaient déposés les insignes du sacerdoce. 
Il renfermait les restes mortels d’un prêtre dont la ville ignorait 
le séjour dans ses murs. C'était M. l'abbé Jacques, ce savant ai 
connu et si populaire de la ville de Lyon , dont les recherches 
historiques sont si précieuses. C'est à ses travaux que l’on doit 
l'ouvrage plein d’érudition qui se recommande à tous les ecclé- 
siastiques amis des rites de leur église , sous le nom de Révé- 
lateur des Mystères , ou l’Antique Cérémonial de Saint-Jean . 
ouvrage où sont recueillies les admirables traditions qui donnent 
à la liturgie lyonnaise des droits à une respectueuse conservation. 
C'est ce que nous révèle cette phrase laudative du Mandement 
que S. E. le cardinal de Bonald a mise en tête du Bréviaire dont 
elle a donné une édition en 1844 : Rationem etiam habuimus 
disquisitionum viri in sacris lilteris versalissimi et in crilica 
præcipui , qui nuper edidit opus erudilum de mysteriis Ecclesie 
primattalis. 
.« M. l'abbé Jacques, retiré depuis plusieurs mois à Saint- 
Etienne , dans la providence de Sainte-Marie , où l'avait attiré, 
dans l’âge des infirmités, le souvenir des soins prodigués à 
son enfance par une des pieuses filles qui habitent la maison, 
passait sa vie dans la retraite, l'étude et la prière. Sa modestie, 
sa piété, son esprit de charité et de mortification vivront long- 
temps parmi ceux qu’il a constamment édifiés à Saint-Étienne. 
De Lyon, sa patrie adoptive , où , dans une fonction officielle . 
il a rendu d'importants services à la science et où il compte de 
nombreux amis , sortiront bientôt, nous en sammes sûrs , les 
révélations biographiques intéressantes que nous regrettons de 
n'ètre pas en mesure de donner aujourd'hui. » 


Ces révélations , notre ex-collaborateur, F. Z. Collombet, de 
si regrettable mémoire , nous les a fournies. Il a consacré , dans 
ses Études sur les historiens du Lyonnais, un chapitre à 
l'abbé Jacques , et il y a dignement apprécié les travaux de cel 


vañt 


NÉCROLOGIE. 167 


écrivain ainsi que les services rendus par lui à l'église el à 
l’histoire. 

M. l'abbé Jacques (Pierre-Simon), naquit à Lyon en 1789, et 
ses études se ressentirent des commotions politiques au milieu 
desquelles elles eurent lieu. Il fut le disciple de l’ahbé Chouvy. 
ancien professeur d'histoire ecclésiastique à la Faculté de théo- 
logie de Lyon , qui l’appelait son fidèle Achate. 


Sous l’Empire , M. l’abbé Jacques fut curé à Curtafond en 
Bresse , et, sous la Resfauration, il passa dans la cure de Denicé 
près de Villefranche. JI commença sa carrière d'écrivain en 
1825 , et publia successivement les ouvrages suivants : 

L'origine del Eglise de Lyon et les bienfaits qu'elle a répandus 
dans le pays. Lyon , Rusand , 1826. 

Deux Mots de paix à MM. les Ministres protestants. Lyon 
1827, in-8o. Cette brochure est dirigée contre les Æpoqnes de 
l'Eglise de Lyon. 


De l Église considérée dans ses rapports avec la liberté et la 
civilisation. Lyon, Pitrat, 1832. | 


L'Eglise primatiale de Saint-Jean et son Chapitre. Lyon , 
Pélagaud. 


Le Révélateur des Mystères ou l'antique cérémonial de Saint- 
Jean. Lyon, Léon Boitel, 1839. 


Pour l'appréciation de ces différents ouvrages nous renvôyons 
nos lecteurs au tome IX° de notre première série de la Revue. 


L'abbé Jacques est mort comme il avait vécu , humble et 
obscur ; il à passé ici-bas en accomplissant sa tâche et il est 
allé en recevoir le prix dans un monde meilleur. 


LE Dr JosepH LANÇON. 


Nous venons d'apprendre la mort d’un de nos compatriotes, 
du docteur Joseph Lançon , qui s'est récemment distingué par 
son zèle dans le traitement des cholériques à la Bachasse, 
près Rive-de-Gier, mais qui trop oublieux de sa propre per- 
sonne, a pris, au milieu des soins qu’il prodiguait aux autres, 
le germe de la maladie qui l’a lui-même emporté. La veille de sa 
mort, et déjà malade depuis une quinzaine de jours , it se rendit 
à Vienne au devant de sa femme et de ses enfants qui arrivaient 
de Barcelone. Il s’est sacrifié à ses devoirs de médecin, il s’est 
prodigue avec un zèle digne de notre admiration, et il est mort 
en quelque sorte martyr d’un beau dévouement. C’est là une belle 
fin, et toute prématurée qu’elle est, elle est bien digne d’un cœur 
généreux et d’un chrétien. 


CHRONIQUE THÉATRALE. 


Le Gendre de M. Poirier, comédie de MM. uses Saxnrac et Emise Avoire. 


— Mile JUDITH ct M. LAGRANGE. 


Enfin voici un comédie, une comédie des plus piquantes , et un succès 
du meilleur aloi. Mlle Judith est venue lui prêter les grâces de sa personne, 
l'éclat de ses beaux yeux noirs et son intelligence scénique. M. Lagrange a 
donné au marquis de Presle l'élégance de ses manières , l’accent peut-être 
un peu trop marqué du persifflage ct de l'ironic , mais une chaleur de cœur 
des plus communicatives et une aisance parfaite. M. Vernier, nolre comi- 
que, dont le trait et la verve sont toujours, à l'instar d'un convoi express, 
à grande vitesse, est parvenu à se métamorphoser. 11 se possède , il se con- 
tient ; cc n’est plus M. Vernier, c'est bien là M. Poirier, le rusé et sournois 
beau-père , l'ambition à l'état latent. La pièce a donc élé dignement inter- 
prétée et renduc avec soin, avec amour , dans ses plus minces détails de 
mise en scène. On pouvait reconnaître là ce respect qu'un directeur lettre 
sait apporter aux œuvres de mérite ct de conscience, et nous en félicitons 
ici M. Lefebvre. Honorer ainsi des auteurs, c’est s’honorcr soi-même. 

Nous ne ferons point l'analyse de la comédie nouvelle, c'est toujours cette 
vieille lutte de la noblesse et de la bourgeoisie: sacs et parchemins en pré- 
sence et aux prises. Les ridicules et les travers des deux camps sont mis à 
nu et si bien flagellés de part et d’autre qu'on ne sait s’il reste un vainqueur. 
Nous n'y voyons, en fin de compte, qu’une femme malheureuse à ajouter 
au martyrologe conjugal, car, pour nous , la pièce finit réellement au troi- 
sième acte. Le quatrième ne change rien au fond de la situation, en dépit 
de sa favorable péripétie. Il n'a été fait que pour ne pas renvoyer les specta- 
teurs sous l'influence d'un funeste dénoüment. 

Le dialoguc a de l'esprit, du trait, de la verve. On y trouve le vis comica, 
si rare de nos jours. L'action est bicn conduite et marche résolument à son 
but: la punition de ce pauvre Poirier dans ses affections de famille les plus 
chères, slors qu'il vise à la pairie et qu’il sacrifice pour cela son immense for- 
tune et un repos si laboricusement acheté. L'auteur de Mademoiselle de la 
Seiglière et celui de Philiberte nous ont habitué à des œuvres d’une fine 
observation et à des caractères tracés d'après naturc. Leurs derniers oy- 
vrages font reposer sur eux toutes les espérances du thcâtre français , et si 
nous ajoutons à leurs noms ceux de Ponsard et d'Alexandre Dumas , nous 
aurons réellement là tout ce que la scène francaise de notre époque compte 
de digne ct de séricux. 


ni — mms me en me ee 


AIMÉ Vixatainten, directeur-gérant. 


me me ce ee mé eme 


qu 


? 


CHANSON DU ROSSIGNOL. 


Je suis l’oiseau chanteur, le tendre virtuose 
À l’'amoureuse voix, 

Qui se pâme d'ivresse aux lèvres de la rose, 
Le luth vivant des bois... 


Je suis des belles nuits sereines et sans voiles 
L'esprit mélodieux...... | 
A vous mes doux concerts, Ô riantes étoiles, 


Azur calme, où la lune en nappes élargies 
Fait flotter ses clartés, 


Septembre 1854. 11* 


170 LA CHANSON DU ROSSIGNOL. 


A toi, de mes accords et de mes élégies 
Les essaims enchantés ! 


Tant que l'hiver imprime aux brumes refroidies 
Un orageux essor, 

Jamais ma voix habile aux pures mélodies 
N’épanche son trésor. 


Mais, dès qu’en souriant le frais printemps s'éveille 
Sur sou lit de gazons, 

Au fond des bois émus s’anime la merveille 
De mes jeunes chansons. 


Des beaux jours renaissants je suis l'âme et la joie, 
Et mes hymnes d'amour 

Sont le plus doux salut qu'a Mai la terre envoie 
Pour fêter son retour. 


Comme uu vol de ramiers planant sur la vallée 
Près du nid paternel, 

Se berce avec langueur ma symphonie ailée 
Dans les souffles du ciel. 


Tout est enchantement, mélodie et murmure 
Et soupir printanier, 

Et ma voix fait vibrer l'air, l’onde et la verdure 
Comme un divin clavier. 


Les poètes rêveurs, les blondes jeunes filles, 
Les beaux couples d'amants, 

Aiment à s’enivrer, le soir, sous les charmilles 
De mes roucoulements. 


LA CHANSON DU ROSSIGNOL. 171 


À celte heure féconde en voluptés propices, 
Où l'ombre éteint le bruit, 

Ma voix vient marier ses suaves délices 
Aux charmes de la nuit... 


Les couples, échangeant des premières tendresses 
Les ineffables vœux, 

Dans mes accords émus retrouvent les ivresses 
De leurs chastes aveux. 


eËt la vierge candide, en qui brûle de naître 
Un sentiment vainqueur, 
Sent un intime écho, dont frémit tout son être, 
Me répondre en son cœur... 


L'extase la suspend à ma voix bien aimée, 
Car les trésors touchants 

D'harmonie et d'amour dont son âme est formée, 
Se fondent dans mes chants. 


Quand la nature, ainsi qu’une lyre infinie, 
Vibre avec volupté, 

Je fais planer ma voix, pur trésor d'harmonie, 
Sur l'orchestre enchanté ; 


Et, de tous les accords égarés dans l'espace, 
Et dans l’azur flottants, 

Ravi, je fais passer la douceur et la grâce 
Dans mon hymne au printemps. 


Mes chants ont un attrait dont la tendre énergie 
Subjugue et sait charmer; 


172 LA CHANSON DU ROSSIGNOL. 


Et le ciel mit en eux l’ineffable magie, 
Le don qui fait aimer! 


Je suis l'oiseau chanteur je suis le virtuose 
A l'amoureuse voix. 
Qui se pme d'ivresse aux lèvres de la rose ; 
Le luth vivant des bois. 


GABRIEL MONAVON 


D Re RS RS ES De ne a Ne Ce NES ER mn A Sn de ar Canne Due FE 0 Re mount de far nd men etre, d 
LR ER EEE 


PARCOURS 


D+ 


LYON À CHALON PAR LE CHEMIN DE FER. 


Première Partie. 


DE LYON {vaisEe) A MACON. 


—.——. 


Statistique du chemin. 


La quatrième section du chemin de fer de Paris à Lyon, 
exploitée à partir du 10 juillet dernier, se développe sur une 
longueur totale de 124 kilomètres, de gare en gare, qui rap- 
prochée des 383 kilomètres depuis plusieurs années livrés à 
la circulation entre Chalon-sur-Saône et Paris, donne à la 
ligne entière un parcours de 507 kilomètres. Sa largeur en 
couronne, pour les deux voies, est de 3 mètres 50 centimètres, 
pour les parlies en chaussée, et de 7 mètres 40 centimètres 
dans les tranchées ct les rochers, non compris les fossés né— 
cessaires à l'écoulement des eaux, et de 8 mètres dans les 
souterrains el entre les parapets des ponts. 

Le maximum des pentes et des rampes du tracé n'excède 
pas » millimètres par mètre, el le rayon inimus des courbes 
est de 500 mètres. Dans ce rayon minimus, les raccordements 
s'opèrent généralement sur des paliers horizontaux. La lar- 


\ 


174 PARCOURS DE LYON A CHALON 


geur des accolements, c'est-à-dire celle entre les faces exté- 
rieures des rails extrêmes el l'arête extérieure du chemin est 
de 1 mètre 50 centimètres dans les portions en remblais ou 
levées, el de 1 mètre dans les tranchées et les rochers, indé- 
pendammeut des fossés. 

La ligne a des gares de stationnement el des gares d’évie- 
ment. Aux lermes du cahier des charges homologué et arrêté 
par M. Magne, ministre des travaux publics, le 5 janvier 
1852, la Compagnie concessionnaire n'était tenue de livrer 
la section de Lyon à Chalon-sur-Saône à la circulation pu- 
blique, que le 5 janvier 1856. Grâce à l'activilé féconde de 
M. l'Inspecteur-général de première classe des Ponts-el- 
Chaussées, directeur du chemin de Paris à Lyon, à l'intelligent 
concours des ingénieurs placés sous les ordros de M. Ad. 
Jullien, la partie de la ligne comprise entre Lyon et Chalon a 
été mise en jonction plus de dix-sepl mois avant l'époque fixée 
par l’acle de concession. La plupart des gares, loulefois, sont 
encore à l'étal provisoire. 

Dans le parcours de Vaise à Chalon, on ne remarque aucun 
de ces ouvrages romains qui impriment sur le tracé, entre 
Dijon et Tonnerre el entre Montereau et Villeneuve-Saint- 
Georges, un sceau ineffaçable de grandeur. Les travaux onl 
principalement consisié en remblais, tranchées, courbes à 
grand rayon, ponts, ponceaux , aqueducs, viaducs, lerrasse- 
meuts. Toutefois, les ponts et viaducs sur l’Azergues, le Mor- 
gon, la Vauxonne, l'Ardière (Rhône), sur la Mauvaise, 
l’Arlois et la Petite-Grosne, entre la limite du Rhône et 
Macon, sur la Mouge et la Bourbonne, entre celle dernière 
ville et Tournus, sur la Grande-Grosne et la Corne après 
Tournus, sont des ouvrages très-notables. — Le viaduc du 
Morgon à Villefranche-sur-Saône est composé de treize ar- 
ches de G mètres, dont la hauteur maxima alteint 12 mètres. 
Le pont de l’Azergnes offre cinq arches de 12 mètres l'une. 


f 


PAR LE CHEMIN DE FER. 175 


La tranchée de Mâcon, située à l'ouest de la rue de la 
Barre, a une profondeur presque constante de 7 à 9 mètres 
jusqu’à l'emplacement de la gere. Elle commence au cime- 
tière dé Saint-Brice, se prolonge à travers le faubourg de la 
Berre et finit au delà des Rigollettes de l'Héritan, en passant 
par un pont biais sous la route départementale n° 21 (de M4- 
con à Lugny). | 

La ligne franchit, indépendamment des cours d'eau que 
nious avons nommés, le ruisseau de Roche-Cardon el une 
foulé de torrents. Elle coupe les routes impériales n° 79 (de 
Nevers à Nantua) à Mâcon, et n° 6 (de Paris à Chambéry), 
près de Sennecey-le-Grand, la route départementale n° 7 (de 
Lyon à Charolles), la route départementale n° 4 (de la Saône 
à la Loire), qui s’embranche dans Saône-et-Loire sur la 
route départementale n° 10 {(d'Autun à Beaujeu), la route 
départementale n° 3 (de Franz à Roanne). Son trajet sur le 
département de Saône-et-Loire cst de 76,000 mètres. 

On sait que la gare définitive s’élèvera à Lyon dans la 
presqu’ilede Perrache, où le chemin se dirigera par une hardie 
percée sous la montagne de Saint-Irénée en franchissant 
Gorge-de-Loup, et en traversant la Saône au delà d’Ainay. 
Ce souterrain aura 2,108 mètres de longueur, 8 mètres 50 
centimètres de largeur, 5 mètres 70 centimètres de hauteur 
sous clé et au-dessus des rails. 11 commence après le chemin de 
Gorge-de-Loup à Vaise, dans la propriété Mestrallet, et finit 
à la Quarantaine, immédialement après avoir traversé la rue 
appeléé Montée-Saint-Laurent. Le fafte des pentes et rampes 
se trouve à l'entrée scptentrionale du funnel. Avant de péné- 
trér dans la percée, on monte par une rampe de 0",00% mil- 
limètres par mètre , et à l'entrée même du souterrain , il y a 
un palier horizontal sur 67 mètres de longueur, à la suite 
duquel on descend dans le tunnel, et, jusqu'à la Saône, par 
une penie de 0®, 003 millimètres par mètre. 


170 PARCOURS DE LYON A CHALON 


La gare de Perrache offrira une superficie de 7 hectares 
50 ares, et sera uniquement destinée aux voyageurs. 

En attendant le complément el le terme extrême de son 
parcours, la ligne part de la gare de Vaise, destinée aux voya- 
geurs el aux marchandises, el se développant sur une surface 
de 22 hectares 50 ares. La voie ferrée s’élance donc de celte 
immense enceinte, et pénètre sur le flanc droit des montagnes 
du Mont-d'Or lyonnais, en se maintenant sur la rive occidentale 
de la Saône, au pied des contreforts qui se détachent du massif, 
en passant à Collonges, Couzon, Villevert. Après avoir franchi 
la vallée de l’Azergues , elle se porte dans la plaine d'Anse , et 
de là à Villefranche, à Belleville et à la Maison-Blanche par de 
grands alignement(s. Les vallées du Morgon, de la Vauxonne, 
de l’Ardière sont successivement coupées. Le chemin laisse 
conslamment à sa droite la route impériale n° 6. Il franchit 
ensuite la Mauvaise et la Petite-Grosne, traverse Saint-Clé- 
ment-lès-Mäcon, une partie du faubourg de la Barre, à M4- 
con, et se dirige entre l'asile des Incurables et l'Hôpital. 

ll se porte sur Tournus par Saint-Jean-le-Priche, et la 
vallée de la Mouge franchie, sur Saint-Albin, contourne le 
coteau du Villars, sur le bord même de la Saône, puis s’in- 
fléchit au couchant de Tournus, tourne le contrefort de Vé- 
nières, qui se détache de la montagne de Pimont, et, après 
s'être rapproché de. la rivière pour décrire celte courbe, pé- 
nètre aux abords de Senneccy-le-Grand, ayant à droite la route 
impériale n° 6 qu'il traverse par un passage à niveau dans ce 
dernier lieu, et qu’au delà de Sennecey il laisse définitivement 
à gauche jusque vers Saint-Côme. 

La ligne procède enfin par un grand alignement se ratla- 
chant à un point:pris au delà de Chalon, et se brisant près de 
Saint-Remy par une courbe conduisant à la gare de Chalon, 
el correspondant à une autre courbe en sens inverse pour en 
sortir. Par suite de la décision du 25 août 1852, de M. le Mi- 


PAR LE CHEMIN DE FER. 177 


nistre des travaux publics, et du tracé de ces deux courbes, 
tous les trains de voyageurs omnibus el directs venant de Lyon 
doivent entrer à reculons dans la gare chalonnaise et en re- 
partir vers Paris machine en tête, et lous ceux s’éloignant de 
la capitale doivent y pénétrer et en sortir en sens inverse. Les 
trains express seuls ne franchissent point l'enceinte de la gare 
actuelle de Chalon. 

La mise en jonction immédiate de Lyon (Vaise) avec la 
seclion depuis longtemps exploitée du railway, ne doit point 
faire oublier à nos populations lyonnaise et riveraine, notre 
vieille Saône, mère nourricière de notre région. La Saône a 
des rives embaumées el fleuries, elle s'identifie mieux que le 
chemin de fer avec nos merveilleux paysages, elle les fait 
mieux comprendre par ses courbes charmantes, elle est en 
rapport plus intime avec eux. La navisation à vapeur offre 
loutes les commodités el tous les agréments. Lyon doit se fé- 
liciter d’avoir à sa disposition, pour monter vers le nord, trois 
grandes artères, le chemin de fer continu, la Saône, la route 
impériale n° 6 ; mais, par un sentiment bien entendu de 
bien-être, d'économie, de commodité, de jouissance oculaire, 
de gratitude envers une induslrie qui a rendu de si grands 
services à la civilisation, à l’agriculture, au commerce, nos 
populations Îiyonnaise et riveraine , ne peuvent pas, ne doi- 
vent pas abandonner les bateaux. Que le chemin de fer con- 
sente de bonne grâce à partager son règne avec eux dans le 
trajet de Lyon à Chalon, mais ne les absorbe pas! Nos moyens 
de locomotion sur la voie fluviale seront loujours encouragés 
el soulenus concurremment avec ceux que nous offre Île 
railway, el ce double mouvement tournera à l'avantage de la 
ville de Lyon. | 

Mais occupons-nous des paysages qui s’épanouissent el des 
stalions qui s'ouvrent sur la ligne. Elle traverse les plus ma-— 
gnifiques régions lugduno-burgundes, les siles les plus déli- 

| 12 


178 PARCOURS DE LYON À CHALON 


cieux el les plus poétiques du Lyonnais, les riantes el fertiles 
campagnes beaujolaises, elle effleure les harmonieuses collines 
du Mâconnais, et se développe au milieu des plus riches cul- 
lures de la plaine chalonnaise; elle s'avance majestueusement, 
étendant son parcours à toute la Bourgogne lyonnaise comprise 
entre Chagny et la Maison-Blanche (Saône-el-Loire). 


STATIONS. 


COLLONGES (Rhône) (1). 


4e secrion. — Distance de Lyon (Vaise), 7 kilomètres. 
Point d’arrèt des trains omnibus. 


Principales correspondances : Saint-Cyr, Limonesr, FONTAINES. 


La cavale-vapeur nous entraîne dans un véritable Eldorado 
de maisons de plaisance, de châteaux, de clos et de jardins. 
Toute la campagne est embaumée de fleurs, de bosquets, de 
salles d'ombrages, rafraîchie par de limpides el murmurants 
ruisseaux : tous les effets de ciel, de lumière, de vallées, de 
verdure sont ravissants. On se demande si cette voie lactée de 
villas ne conduit pas au ciel, s'il est un point de la France et 


(1) Les stations marquées en grandes capitales italiques sont celles de 
première classe ; toutes les autres sont de deuxiéime classe. 


PAR LE CHEMIN DE FER. 179 


de l’Italie où les horizons, la variété, la couleur, les sites 
s'encadrent et s’arrangent dans des conditions plus favorables 
à la jouissance de l'esprit ‘el au plaisir des yeux. — Point 
de populations massées par groupes séparés et distincts, mais 
des demeures rurales ou de luxe se touchant, s’entremélant, 
formant le 1éseau le plus diamanté et le plus pittoresque, des 
communes importantes se confondant les unes avec les autres, 
de telle sorte que la solution de continuité entre elles n’est 
pas appréciable, Je ne pense pas qu'il y ait sur aucun point 
du territoire français de population spécifiquement aussi 
nombreuse à la campagne, qu'entre Lyon et Collonges. A voir 
la quantité de châleaux qui trônent sur ces radieuses collines 
des rives droite et gauche de la Saône, on croirait que les 
riches Lyonnais forment un peuple de rois. 

Collonges occupe une des positions les plus privilégiées du 
Lyonnais. On y compte plusieurs belles maisons de campagne, 
ayant presque toutes vue à l'aurore. On y remarque celle de 
M. Joseph Feuillet, juge-de-paix du sixième arrondissement 
de Lyon, non qu'elle attire les regards par sa magnificente 
et son ampleur, mais parce qu'elle domine et embrasse, dans 
le paysage de Fontaines, le sile le plus enchanteur de la ban- 
lieue lyonnaise. La demeure la plus historique et la plus grave 
de Collonges est le château de M. le comte d’Herculais. Une 
église neuve bâtie avec goût dans la région de celle commune 
la plus rapprochée de la Saône, ne fait pas oublier son vieux 
temple historique, dont un cimetière couvert abrite le flanc 
méridional. 

Collonges (Colonia sub inonte aureo, alias collis lunga) est 
un village ancien, ayant une population fixe d'environ 1,108 
habitants particulièrement adonnés à l’agriculture. Il dépend 
du canton de Limonest. 

Un peu en aval des trois groupes de Fontaines, presque à la 
hauteur et en vue de Collonges, la Saône coule dans un vallon 


150 PARCOURS DE LYON A CHALON 


décrivant les sinuosités les plus harmonieuses, les courbes les 
plus riantes, absolument semblable à celui qui se voit beaucoup 
plus en amont de la douce rivière, entre Ecuelles et Verdun-sur- 
le-Doubs (Saône-et-Loire): il est formé par les dernières pentes 
du Mont-d'Or lyonnais el les monticules élégamment boisés 
de la rive gauche. Vis-à-vis Fontaines, la ligne traverse, à la 
Pilonnière, les fameuses Folies-Guillaud, qui valent beaucoup 
mieux que leur renommée. a 

Nous saiuons tour à tour Saint-Romain rayonnant de ver- 
dure et de lumière, Couzon aux célèbres carrières, colonie de 
Uos, Albigny, qui doit peut-être son nom au fier compétiteur 
de Sévère, Guris. — Essayer d'énumérer ici les beautés de la 
palure et de l'art qui distinguent tous ces paysages, ce se- 
rait vouloir compter les grains de sable sur les bords de la 
mer. 


VILLEVERT (Rhône). 


2 SrATION. — Distance de Lyon (Vaise), 13 kilomètres, 
De Collonges, 6 kilomètres. 


Point d'arrêt des trains omnibus. 


me 


Principales correspondances : NEUVILLE, CHASSETAN. 


La gare de Villevert (villa viridis) est destinée aux nom- 
breuses et riches populations de Chasselay, St-Germain-au- 
Mont- d'Or, elc., sur la rive droite et au bourg de Neuville- 
l'Archevêque sur la rive gauche. 

Neuville-l’ Archevèque ou Neuville-sur-Saône, capitale du 


PAR LE CHEMIN DE FER. 181 


Franc-Lyonnais, encore plein des souvenirs de Camille de 
Neufville, archevéque de Lyon, est chef-lieu de canton du 
Rhône, dépend de l'arrondissement de Lyon, et offre une po- 
pulation de 1,787 habitants. Avant que ce lieu ne prit le nom 
de Camille de Neufville, son Auguste, on l'appelait Vimy 
(F'imiacum). Les deux clochers jumeaux de son église res- 
semblent exactement à ceux de la belle chapelle du grand- 
Hôtel-Dieu de Lyon. 

Quant à Villevert, écart de la commune d’Albigny, il est 
généralement bâti avec luxe. 

Mais le train dévore les distances ; voici la plantureuse ct 
riche plaine de Quincieux, et nous arrivons à la gare de Tré- 
voux qui dessert Anse et ses magnifiques alentours. 

La ville d'Anse (-/nsa, {ntium, alias -{nsa Paulin) est un 
des lieux les plus antiques de la région. Elle a eu six conciles 
el faisait partie du domaine des sires de Beaujeu. Son enceinte 
militaire el son église romano-byzanline sont trés-remarqua- 
bles. C'est un chef-lieu dé canton de l'arrondissement de 
Villefranche, peuplé de 2,028 habitants. Entre cette ville et 
Villefranche se déroule cette lieue si renommée : 


De Villefranche à Anse 


La plus belle lieue de France. 


que paysagent si agréablement les vignobles enchantés de La- 
chassagne et de Morancé, et que domine le somptueux château 
de M. le marquis de Mortemart. 

L'empereur Auguste avait établi à Anse une garnison de 
quatre cohortes ( deux mille quatre cents soldats). On y voit 
encore les restes d’enceinte du camp romain et Ics ruines du 
palais impérial. | 

Anse, dont M. le docteur Yves Serrand a écrit l'histoire, 
a des foires et des marchés très-fréquentés. Le lerrain qui se 
développe ‘autour de cette ville, particulièrement au nord, of- 


* 


182 PARCOURS DE LYON À CHALON 


fre une fertilité fabuleuse. — On y fait jusqu à trois récolles 
par an. 

On a découvert, il y a quelques années, sur ce sol si pro- 
fondément historique, une mosaïque d’un grand prix, tout 
près d Anse. 


TRÉVOUX (Ain). 


3° STATION. — Distance de Lyon (Vaise), 21 kilomètres, 


De Villevert, 7 kilomètres. 


Principales correspondances : Axse, Moxruvez, Ans, Viicans. 


Cette pittoresque capitale de la Dombes s'élève à droite de 
la ligne, sur la rive gauche ou orientale de la Saône qui forme 
au pied de Trévoux une anse exposée au sud-ouest. Trévoux, 
posé au point le plus concave de cette courbe à grand rayon 
naturel, est donc comme une sorte de foyer où se concentrent 
la lumière et la chaleur du midi. — C’est ce qui donne à son 
climat des conditions exceptionnelles. 

Trévoux (Zrivurtium, Tres valles), bâtie en amphithéätre, 
à l'ombre des ruines de son château féodal, présente l'image 
d’une cité italienne de la Sabine et de l’'Ombrie. On lui trouve 
aussi quelque analogie avec la figure et la position d'Alger. 
M. l’abbé Jolibois, curé de Trévoux, a publié une intéres- 
sante histoire de cette ville (Lyon, 1853. — Imp. d'A. Ving- 
trinier), dont j'ai moi-même dressé le tableau dans la Revue 
du Lyonnais. (Tome IF, nouvelle série, p. 57.) 


PAR LE CHEMIN DE FER. 183 


C’est encore la réduction d'une grande capitale par ses 
monuments el ses souvenirs. Elle représente la métropole 
d'un état indépendant réuni il y a environ cent ans à la France. 
Le panorama de cette cité est délicieux. Derrière vous, le 
Mont-d'Or lyonnais; à votre gauche, les vignobles de Lachas- 
sagne et de Morancé lapissant les collines ; à votre droite, la 
ville étagée, couronnée des pittoresques débris du château des 
sires de Villars, qui planent sur les étangs, les steppes, les 
bouleaux de la Dombes, tout ce plateau de la Bresse inondée, 
inscrit sous la forme du delta grec, entre le Rhône et la Saône. 

Il existe, à Trévoux, annexée À l’hospice, une charmante 
maison concédée avec un traitement fixe de 500 francs, au 
médecin de cet établissement fondé par Mademoiselle, fille de 
Gaston d'Orléans, laquelle écrivit tout ou partie d’un roman 
à Trévoux. On voit successivement, de la gare, l'hôtel de 
Messimy, reconnaissable à son enseigne fruste (Établissement 
d'éducation), placée à l’époque où M. Thoinet y dirigeait un 
pensionnat; la belle maison Valentin-Smith; l'église consacrée 
à Saint-Symphorien, martyr d'Autun, l'horloge publique, l'hô- 
pital, et, au-dessus de tout cela, les solennels débris du châ- 
(eau. L'Hôtel-de-Ville, le siège de l'ancien parlement, la 
nfaison où s’imprimait autrefois le célèbre Journal de Trévoux 
seront visités avec plaisir par le voyageur intelligent. 

Trévoux, chef-lieu d’arrondissément de l'Ain, possède une 
Justice de paix, un comice agricole et une population de 
3,971 habitants. — Le pont suspendu qui unit à ses pieds la 
rive bressane à la rive beaujolaise, est d’une forme gracieuse. 
La première pierre en fut posée avec éclal par le maréchal 
comte de Castellane, le 21 juillet 1850. — Les armes de 
celte ville sont d'argent , à la (our couverte et perronnée de 
deux degrés de gueules, ajourée et maçonnée de sable, au chef 
de France brisé de trois bâtons péris de gueules, avecla devise: 


FIAT PAX IN VIRTVTE TVA ET ABVNDANTIA IN TVRRIBVS TVIS. 


184. PARCOURS DE LYON A CHALON 


Elle est le siége de l’Argue impériale. — Elle a trois marchés 
par semaine (mercredi, vendredi, samedi), et trois foires 
(2 février, 3 mars, 11 novembre). 


JILLEFRANCHE (Rhône), 


k° SECTION. — Distance de Lyon (Vaise), 30 kilomètres. 


De Trévoux, 9 kilomètres. 


Principales correspondances : BeausEt, CHaRoOLLESs. 


Poiat d’arrèt des trains express, directs ct omnibus. 


Villefranche-sur-Saône (7 illa Franca «d Ararim, alias 
Francopolis) a été si bien décrite dans l’Æ{buin du Lyonnass, 
que je ne me sens le courage d'en effleurer ni l’histoire ni leÿ 
adorables paysages. 

Cette ville, sur le Morgon, chef-lieu d'arrondissement du 
Khônue, siége d’une école normale, d’une école spéciale de 
commerce et d'un conseil de prud'hommes, d'un collège 
communal, d’un comice agricole, d’une grenette, d’un bu- 
reau de bienfaisance, d'une halle aux loiles, d'un tribunal de 
commerce, comptant 7,272 habitants, est la sullane du Beau- 
jolais. Son église gothique riche en verrières peintes et en 
ornementation étudiée du XV® siècle, ses maisons historiques 
du même âge, ses promenades publiques, sa situation sur 
deux rampes, ses environs animés frappent le visiteur. Elle 


PAR LE CHEMIN DE FER. 18 


est le séjour d’un des savants les plus sérieux et les plus mo- 
destes qui honorenl la presse lyonnaise, M. Peyré, commen- 
tateur des Zois Gombetltes el auteur d'un excellent Wanuel 
d'archéologie sacrée. Villefranche doit son nom à unc petite 
chapelle élevée dans l'ancien marais, auquel aboutissent les 
deux plans inclinés du midi au nord et du nord au midi. Cette 
chapelle, consacrée à Notre-Dame-des-Marais, fut le berceau 
de l’église paroissiale actuelle. | 

Cette cité célèbre par son commerce de vins , ses entre— 
pôts , ses foires el ses marchés, les conlinuels échanges dont 
elle est le centre entre les produits du Charollais, ceux de la 
Bresse et les siens, ne date que du moyen âge el reçut ses 
franchises et son nom des sires de Beaujeu , ses fondateurs. 
— Humbert IV, pour y attirer des habilants , accordail , 
entr'autres privilèges, celui de battre sa femme jusqu'au sang, 
pourvu que mort ne s'en suivit pas, ce qui n'élait pas très- 
généreux ni très-galant. 

A la promenade de la Pépinière, au sud de la ville, s'élève 
une fontaine d'eaux jaillissantes, du caractère le plus monu- 
mental. — Celle cité a un brillant éclairage par le gaz. 

Le clocher de l’église de N.-D. était autrefois très-hau : 
il a lé réduil aux proportions fâcheuses qu'il présente au- 
jourd'hui , par un incendie survenu en 1566. 

Villefranche porte de gueules à la tour d'argent ; maçonnée 
et ajourée de sable. Cette cilé a eu une Académie royale des 
sciences , belles-lettres et arts, autorisée par leltres-palentes 
de 1695. | 

Le voyageur logera, à Villefranche , au Dauphin, chez le 
sieur Carrichon. 


186 PARCOURS DE LYON A CHALON 


SAINT-GEORGES-DE-RENEINS (Rhône). 


5° STATION. — Distance de Lyon (Vaise) 39 kilomètres, 


De Villefranche, 9 kilomètres. 


Principales correspondances: Tour LE Braviorais et rouTe LA Bresse. 


Ce bourg traversé par la route impériale n° 6, arrosé par 
la Vauxonne , dépendant du canton de Belleville-sur-Saône, 
peuplé de 2,742 habitants, est vivifié par un commerce, 
une agriculture et des foires considérables, — C'est un des 
grands marchés du Beaujolais. Cette commune a un bureau 
de poste aux leitres par suite d'un démembrement récent 
de celui de Belleville , et une chapelle de Notre-Dame-des- 
Eaux , qui attire un grand roncours de pélerins dans les 
temps de sécheresse. Il fait partie de l'arrondissement de 
Villefranche. Sur son territoire sont situés les châteaux de la 
Vallière et de Laye. : 

Saint-Georges-de-Reneins (Æcclesia sancti (revrgit ab 
Arenis) est entouré d'une foule considérable d'écarts , tels 
que Nuits, dans les terres, Rivière , sur la Saône , le plus 
important de tous. On y fabrique des toiles de coton , des 
tonneaux. Le commerce des vins est le principal élément de 
prospérilé du pays. Le nom de Reneins vient des terrains 
sablonneux qui se trouvent sur le territoire de Saint-George, 
vers les rives de la Saône. 

L'église de Saint-Georges , dont la façade est abritée par 
un pronaos , a des zônes romano-byzantines très-curieuses. 


* PAR LE CHEMIN DE FER. 187 


La ligne ne tarde pas, au-delà de ce bourg, à franchir la 
croisée de Belleville, où s'embranchent crucialement les 
routes, en laissant à sa gauche des vignobles renommés. 


BELLEFILLE-SUR-SAONE (Rhône). 


6e srATION. — Distance de Lyon {Vaise) #4 kilomètres, 


De Saint-Georges, 5 kilomètres. 


Point d'arrêt des trains directs cet omnibus. 


Correspondances principales : Monraences, les Vignobles du Beausozais. 


mr 


Belleville baignée par l’Ardière, près de la rive droite de la 
Saône, sur laquelle elle a un pont suspendu, est, sur la ligne, 
le dernier centre important de population du département du 
Rhône. Belleville (Bella F'illa ad Ararim , alias Luna) eel 
chef-lieu de canton, et centralise une population de 2,881 ha- 
bitants : elle s'épanouit au milieu des plus fraîches saulées 
et sur les odorants lapis de prairies émaillées de fleurs. Les 
oiseaux aulour d'elle font incessamment entendre leurs mé- 
lodieux concerts. . 

Elle avait une enceinte fortifiée, formail la seconde prévôté 
du Beaujolais, et se partageait en quatre quartiers, ayant 
chacun à leur tête un capitaine , un lieutenant , un enseigne 
et un sergent. La salamandre dans le feu et la devise DVRABO 
composent $on symbole héraldique. 11 se fait à Belleville , 
siège d'un bureau de bienfaisance et d’un hospice fort bien 


LRS PARCOURS DE LYON A CHALON 


tenu , un vaste commerce de vins du Beaujolais el du Mäà- 
connais, de bestiaux du Charollais et de la Bresse , de quin- 
caillerie. On y fabrique des tonneaux , des toiles de chanvre 
et de lin , des tissus de soie el de velours. Son marché heb- 
domadaire , ses foires, surtout celle du mardi d'après la 
Pentecôle , sont très-achalandés et exercent une puissante 
influence dans la contrée. Son territoire est un des plus fer- 
tiles du Beaujolais en pâlurages, en vins, en céréales, en 
maïs , en hortolage. Elle occupe l'emplacement de la ville 
romaine désignée sous le nom de Luna , à 15 mille d’Anse 
et de Mâcon , dans l'itinéraire d'Antonin. 

Elle possédait une riche abbaye commendataire de cha- 
noines réguliers de l’ordre de saint Augustin , fondée en 1160 
par Humbert II , sire de Beaujeu. Dons leur basilique, chef- 
d'œuvre d'art romano-byzantin , el qui sert aujourd'hui de 
paroisse à la ville, se trouvaient les tombeaux dé plusieurs 
princes de la maison de Beaujeu , entr'autres ceux de Gui- 
chard 1V , connélable de France, mort en 1562, du connt- 
table Louis de Beaujeu , décédé le 23 août 1696, et d’E- 
douard Ie, sire de Beaujeu et maréchal de France, mort 
en 1751. 

M. l'abbé Victor Chambeyron a décrit avec soin ce temple, 
l'un des plus vastes et des plus curieux du département du 
Rhône.— Nous entrerons bientôt dans la Bourgogne lyon- 
naise , qui s'étend dans Saône-et-Loire jusqu au-delà de 
Chalon. 


PAR LE CHEMIN DE FER. 189 


ROMANÈCHE (Saône-et-Loire). 


4e STATION. — Distance de Lyon (Vaise) 51 kilomètres, 


De Belleville, 7 kilomètres. 


Correspondances principales : Tuoissry, Cuari Lonx-Les-Douses, Ere. 


Les plus célèbres vignobles du Beaujolais sont autour de 
Romanèche , dans cette pointe si harmonieuse que le dépar- 
tement du Rhône pousse au couchant de celui de Saône-et- 
Loire ; nous nous bornerons à citer Fleurie , Chenas (1) et 
Juliénas. Les grands vins blancs et rouges du Mâconnais, 
les Thorins , les Moulin-à-Vent , elc., se résument dans le 
nom de Romanèche, et ce somplueux village porte le sceptre 
viticole de la contrée. De tous les villages vitifères du Mâ- 
connais , il est la capitale , le diadême et l'orgueil. 

Romanèche (/omanisca villa) porte ses lettres de noblesse 
antique dans sa propre appellation. Celte vaste commune, 
peuplée de 2,483 habitants, est du canton de la Chapelle-de- 
Guinchay , de l'arrondissement de Mâcon. Sa principale 
richesse consiste dans les vins, mais elle trouve des moyens 
auxiliaires de prospérité et de vie dans ses carrières de pierre 
à bâtir, de nature granilique , dans ses abondantes mines de 
manganèse. Romanèche a un bureau de poste , un marché 
hebdomadaire et des foires très-renommées.La Société géné- 


(f) M. de Lahante, mort receveur-génecral du Rhône, est le veritable 
fondateur de Chenas. Il y a remplacé une improductive forêt par de vastes 


ut uliles vignobles, qui Y ont amené une population considérable. 


190 PARCOURS DE LYON A CHALON 


rale viticole y a volé le monument à la mémoire de Benoît 
Raclet , inventeur du moyen de détruire la pyrale. Raclet 
possédait des immeubles à Romanèche el était concession— 
naire de la mine de manganèse. 

Le territoire viticole de celte commune ne comprend pas 
moins de 525 hectares. — L'église de Romanèche est un 
édifice assez important , que signale un clocher à amortisse— 
ment conique , montant avec majesté à l'horizon. Tous les 
alentours de ce lieu sont jonchés de souvenirs et de débris 
romains. [l suffira de nommer Juliénas (a Julio) dans le dé- 
partement du Rhône. 

L'écart de la Maison-Blanche , traversé par la route impé- 
riale n° 6, dépend de Romanèche. Ce hameau, au midi du- 
quel commence, sans bornes naturelles, le département de 
Saône-et-Loire, possédait autrefois la poste aux chevaux 
qui a été donnée à un autre écart plus important encore, 
celui de Pontaneveaux, que nous allons visiter. 

A Romanèche commencent les populations exclusivement 
agricoles. Plus d'ouvriers, plus de fabriques, plus de métiers; 
mais des ouvriers et des instruments araloires, de viticulture 
et de praticullure. | 


PAR LE CHEMIN DE FER. | 191 


PONTANEVEAUX (Saône-et-Loire). 


8° STATION. — Distance de Lyon (Vaise) 56 kilomètres, 


De Romanèche, 5 kilomètres. 


Point d'arrêt des trains omnibus. 


Principales correspondances : Tout le Vignoble, partie de la Bresse. 


Pontaneveaux (Pons in valle) doit son nom à sa situation 
vivement accidentée et à son pont sur la Mauvaise. C’est un 
écart de la commune de Saint-Symphorien-d'Ancelle (Æcclesia 
sancli Symphoriani de Ancella), assis comme la Maison- 
Blanche sur la route impériale n° 6. — Pontaneveaux a reçu 
Ja poste aux chevaux qui y fut transférée de la Maison- 
Blanche , reine déchue de celle route. 

Ce hameau a plus d'importance que son chef-lieu de 
commune , Saint-Symphorien-d'Ancelle, et que son chef- 
lieu de canton , la Chapelle-de-Guinchay. Saint-Sympho- 
rien—d’Ancelle s'élève entre la rive droite de la Saône et la 
roule impériale n° 6, à laquelle le chemin de fer porte une 
si cruelle atteinte. Sa population est d'environ 900 habitants. 
Son existence remonte au XHI° siècle ; il n’y avail sur son 
emplacement, en 1120 , qu'une chapelle consacrée à saint 
Symphorien , martyr d'Aulun. Dans l’ancienne France , il 
dépendait des diocèse et bailliage el de la recelle de Mâcon, 
de l’archiprêtré de Vaux-Renard et de la châtellenie de 
Chânes et Crèches. Les officiers de la justice de l’abbaye de 
Tournus étendaient leur juridiction jusque sur Saint-Sympho- 


192 PARCOURS DE LYON A CHALON 


rien-d' Aucelle. Symphorien Champier, célèbre médecin, était 
né dans ce village bourguignon. 

Quant à la Chapelle-de-Guinchay (Capella sanctæ Marie 
a Quincheyo), siluée au nord-ouest , à gauche du chemin de 
fer , elle reuferme 2,000 habitants, et possède des vignobles 
renommés , entr’autres ceux des Daroux , des Bocards, des 
Deschamps , des Gandelins, des Jorons et des Journères. 

Nous voici en plein Mâconnais. Admirons, à gauche de la 
ligne, les dégradations de lcinte , de hauteurs, la variété de 
vallées et de contreforts , le caractère tantôt allier el mâle, 
tantôt élégant et doux des montagnes mâconnaises, derrière 
lesquelles apparaissent les cîmes plus austères du Charollais. 
Ces dernières sont l'image de la force , dominant el proté- 
geant la grâce. Comme dans le Lyonnais et le Beaujolais, 
les collines sont brodées de villas, éparses , semées avec pro- 
fusion exactement ainsi que dans le bassin enchanté de Luc- 
ques. — Vous n'avez pas ici les gros villages compacts , ra- 
massés en centres distincts, de.la Bourgogne dijonnaise el 
beaunoise , mais le chapelet de maisons isolées commencé 
aux portes de Vaise , s'étend jusqu'à celles de Mâcon. — 
C'est là le type méridional et italien. Parmi ces maisons , on 
remarque l'humble demeure agricole en pisé, la demeure 
d'agrément , le château. C'est un coin de la Toscane couverte 
de factoreries et de villas (fattorie . ville). 


PAR LE CHEMIN DE FER. 193 


CRÈCHES (Saône-et-Loire). 


9e STATION, — Distance de Lyon (Vaise) 60 kilomètres. 


De Pontaneveaux, # kilomètres. 


Point d’arrêt des trains omnibus. 


Principales Correspondances : Saixt-Rouaix, Pont-DE-VEYLE, ETC. 


Crèches (Cropium alias Cropius), autrefois paroisse annexe 
de Chânes, dépendait du bailliage , de la recette et du dio- 
cèse de Mâcon , de l’archiprêtré de Vaux-Renard , de la sei- 
gneurie et de la communauté de Chânes. II en est fait men- 
tion dans plusieurs charles des X° et XIIe siècles. 

Ce village , où l’on remarque un ancien château réparé à 
la moderne et entouré de fossés inondés , a près de 1,200 
habitants. Il dépend du canton de la Chapelle-de-Guinchay 
et est traversé par la route impériale n° 6 , du midi au nord. 
On a trouvé , en 1849 sur son territoire, une source d’eaux 
minérales. 

La gare de Crèches est, comme celles de Saint-Georges- 
de-Reneins , de Belleville et de Pontaneveaux , appelée à un 
grand avenir , à raison des innombrables populations rurales 
rangées autour d'elle et de l'immense quantité de produits 
recueillis sur les terriloires qui l’avoisinent. 

A notre gauche , rayonnent les plus beaux villages et les 
plus beaux vignobles du Mâconnais. — Voici Chânes, 
Chaintré au magnique château (qui appartenait à feu M. de 

13 


194 PARCOURS DE LYON A CHALON 


Verna, de Lyon). Par la grosse tour carrée de son flanc sep- 
tentrional , il ressemble au palais apostolique d'Avignon. 

Voici Vinzelles (7 nu cellæ), Lochey, Fuissé, où l'on a 
trouvé une médaille, au revers de l'autel de Lyon , riche en 
marbres ; Solutré plus riche encore sous ce rapport , et sur le 
territoire duquel se récoltent les célèbres vins blancs de 
Pouilly. Vinzelles , Lochey et Fuissé forment la trinité des 
vignobles abondants du Mâconnais. Davayé et Prissey pa- 
raissent dans le lointain. Tous ces villages, où l’homme natl 
vigneron, sont à gauche et à l’ouest ou au nord-ouest de 
Varennes, traversé par la route impériale n° 6, distant de 
Mâcon de 5 kilomètres. 

Mais nous sommes à Saint-Clément-lès-Mâcon, dont le 
château, possédé par la succession de Madame du Sordet, a de 
si ravissants alentours, et dont l’église est couronnée par une 
flèche de pierre du XVe siècle, d’un pittoresque effet. Dès le 
IV: siècle, il existait une abbaye à Saint-Clément. 


MACON (Saône-et-Loire). 


10° STATION. — Distance de Lyon {Vaise) 67 kilomètres, 


De Crèches, 7 kilomètres. 


Pause de tous les trains. (Buffet à la Garc). 
Principales correspondances : Bourc-ENx-BResse, CLUNY, BAGE-LE-CnATEL, Etc. 


— 


La ligne laisse la cité mâconnaise à sa droite, c'est-à-dire 
au levant , de telle sorte que le chef-lieu administratif du 
département de Saône-et-Loire se trouve inscrit entre trois 


PAR LE CHEMIN DE FER. 195 


grandes artères de la circulalion , la Saône et la route impé- 
riale n° 6 à l’est, le chemin de fer à l’ouest. La gare de Mâcon 
se développe au sud-ouest de la ville, entre Saint-Clément et 
elle, et le voyageur est frappé d’étonnement en voyant les 
immenses constructions qui distinguent celte gare. 

L'influence lyonnaise s'étend , dans le département de 
” Saône-et-Loire , aux arrondissements de Charolles, Mâcon, 
Chalon et Louhans , métropole de la Bresse chalonnaise. 
Cette importante circonscriplion territoriale dépend de la 8° 
division militaire, dont le quartier général est à Lyon, el son 
évêque est premier suffragant du siége primatlial. Il est en- 
core placé dans le ressort académique du rectorat lyonnais, 
comprenant l'Ain, la Loire, le Rhône et la Saône-et-Loire ; 
mais il dépend de la Cour impériale de Dijon. Bientôt proba- 
blement les ressorts judiciaire el académique seront mis en 
harmonie, et alors notre département se ratlachera par un 
lien important de plus, le lien judiciaire, à la métropole {yon- 
naise.— Outre les # arrondissements communaux de Mäcon, 
Chalon, Louhans et Charolles, il en renferme un cinquième, 
celui d’Autun. Naguère encore, il y avait à Mâcon un rec- 
lorat de l'Académie de Saône-et-Loire. 

Le département méditerranéen de Saône-et-Loire n'a pas 
de cité absorbante où se centralisent loules ses grandes insli- 
tutions el où se groupent l'autorité administrative, l’aulorité 
ecclésiastique, l’aulorité judiciaire et l'autorité militaire. Les 
villes de Mâcon, de Chalon et d’Autan y forment un véritable 
triumvirat, el les avantages s’y parlagent dans une mesure à 
peu près égale. Mâcon est le siége de la Préfecture, du Ly- 
cée impérial, de tous les chefs de services qui entourent l’ad- 
ministration préfeclorale ; Autun est le chef-lieu ecclésias- 
tique ; Chalon le chef-lieu judiciaire et le quartier général 
de la subdivision militaire. 

Macon (Matisco Æduorum), lrès-ancienne el importante 


196 PARCOURS DE LYON À CHALON 


ville de la Gaule cellique, faisait partie de la république des 
Eduens, avant l'invasion romaine. Après la réduction d’Alesis 
et la défaile de Vercingélorix, César envoya à Mâcon et à 
Chalon, Quintus Tullius Cicéron, frère du célèbre orateur, et 
Publius Sulpicius, pour pourvoir à l’approvisionnement des blés 
nécessaires à son armée. Agrippa, gendre d'Auguste, fit tracer 
une roule qui lendail directement de Mâcon à Autun. Les 
Romains élablirent à #Hatisco une fabrique importante de 
flèches et de traits, dont la tradition subsiste encore. La ville 
antique occupait les hauteurs. Elle conserva son éclat sous 
la monarchie burgunde qui eut Chalon pour capitale. 

Le Mâconnais a toujours formé une sorte de petite natio- 
nalilté et une région distincte dans l'ancienne Bourgogne. 
Dès le IX° siècle, il appartenait à des comtes qui le possé- 
dèrent successivement à titre de souveraineté, mais sous 
l'hommage, lantôl des ducs de Bourgogne, tantôt des rois 
de France. C'était un pays de droit écrit comme la Bresse 
el le Lyonnais, régi par des États particuliers. Les registres 
réguliers de ces élals ne remontent pas au-delà de l’année 
1577; mais on en trouve des traces sous le règne de Char- 
les VI. La réunion du comté de Mâcon à la couronne, après 
la chûte de la puissante maison de Bourgogne, ne modifia 
point la prérogalive qu'il avait de tenir ses États particuliers. 
Dans l’ancienne France, il était du ressort du Parlement de 
Bourgogne, séant à Dijon. 

Les anciens comtes de Mâcon faisaient battre monnaie en 
celle ville, ainsi qu'au Bois-Sainte-Marie. 

L'Église de Mâcon, moins ancienne que celles d'Autun 
et de Chalon, ne date que du X° siècle. Saint Placide est le 
premier de ses évêques dont on connaisse le nom. Elle a eu 
cinq conseils provinciaux. Ce siége épiscopal a été occupé 
jusqu'à la révolution française. Son dernier pontife était Ga- 
briel-François Moreau. Le diocèse de Mâcon a été, comme 


PAR LE CHEMIN DE FER. 197 


celui de Chalon-sur-Saône, réuni à celui d'Autun par le 
concordat de 1801 et la bulle paternæ caritatis. 

Gontran, roi de Bourgogne, avait réuni à Saint-Vincent, 
les diverses abbayes que Mâcon possédait dès le IV€ siècle. 

Le Mâconnais a conservé un lype précieux, loul comme 
la pieuse terre de Bresse, c’est le costume, ce sont ces petits 
chapeaux de femmes de la campagne, posés obliquement 
sur la tête, c’est la légère mantille, c’est le corsage, c'est la 
jupe, ce sont les flots de rubans, la croix et le cœur d'or que 
l'on ne rejellerait pas sans compromettre tous les autres 
éléments de la physionomie et de l’individualité locales. Ce 
sont là, avec l'accent, la sauvegarde et le sceau de cette sous- 
nationalité particulière dans la nationalité lugduno-burgunde. 
Depuis soixante-deux ans, il n’y a plus de Mäconnais politi- 
que, et le Mâconnais moral et traditionnel existe toujours, 
par les souvenirs, par l'esprit public, par l'accent et les 
costumes populaires. | 

Les environs de Mâcon sont d’une incontestable magnifi- 
cence. C'est la nature civilisée, parée, où l’art a fait des 
prodiges dans la culture et les habitations, c’est la variété des 
profils, des contours, dans l’unité des grandes lignes d'un 
ravissant horizon. 

Cette ville est la patrie de Samuel Guichenon, du poète 
Antoine Bauderon de Senecé, du temps de Louis XIV, né le 27 
octobre 1643, d’une foule d'hommes dignes de mémoire , et de 
M. de Lamartine. Elle a baptisé une foufe de ses rues des noms 
propres qui l’illustrent, comme Lyon, Dijon, Bourg-en-Bresse. 
La première oraison funèbre prononcée en France partit de son 
sein. C’est celle de Victor-Amédée, en 1627, par Jean VII, 
de Lingendes, évêque de Mâcon, qui fit aussi celle de Louis XIIT. 
Cette cité est la plus littéraire du département de Saône-et- 
Loire. MM. de Lacretelle, le poète Bouchard et un grand 
nombre de membres distingués de l'Académie, entr'autres 


198 PARCOURS DE LYON A CHALON 


M. de Surigny, concourent à jeter sur elle le pacifique éclal 
des arts de l'imagination et du dessin, de la science, de 
l'archéologie. Elle renferme bon nombre de collections pri- 
vées curieuses, soit sous le rapport archéologique, soil au 
point de vue bibliographique. 

Mâcon porte de gueules aux trois annelets d'argent, 2 et 1 

Cette ville, chef-lieu administratif du département, est siége 
d’un tribunal civil, de deux Justices-de-Paix, d'une école 
normale primaire, d’une société académique des sciences el 
des lettres, d’une société d’horticultare, d'un lycée impérial, 
d'une société philharmonique. Elle a de riches archives dé- 
partementales confiées aux soins assidus de M. C. Ragaut, 
auteur de la Statistique de Saône-et-Loire. Il se publie dans 
son seinun Ænnuaire du département, rédigé par M. Monnier, 
qui partage avec celui de l'Yonne, écrit par M. Quantin, 
l’honneur de pouvoir être cité comme modèle du genre.M.Pelliat 
a publié, sous le règne de Louis-Philippe, à Mâcon, l’4lbum 
de Saône-et-Loire, qui forme deux beaux volumes in-4, 
illustrés. Les mémoires de l’Académie mâconnaise sont alimen- 
tés par d’utiles etsérieux travaux, el paraissent très-réguliè- 
rement. Le Journal de Saône-et-Loire, rédigé par M. Léonce 
Lenormand, esl aussi l’un des meilleurs qui existent dans la 
France départementale. Il y a, à Mâcon, une bibliothèque 
publique, un théâtre et un musée. 

La population agglomérée de Mâcon est de 13,350 habi- 
tants. Celle ville a reçu depuis longtemps l'éclairage par le 
gaz. Elle fait face au bourg de Saint-Laurent-de-}’Ain, cette 
sentinelle avancée de la Bresse lyonnaise, peuplée de mille 
quatre cent quorante-deux habitants, dont le marché est si 
célèbre dans la contrée, et qui n’est séparé d'elle que par le 
pont. Il y avait, au IV* siècle, une abbaye à Saint-Laurent. 
On bâlit en ce moment une église neuve à Saint-Laurent-les- 
Macon. 


PAR LE CHEMIN DE FER. 199 


Gardie, qui fil représenter en 1850, à Mâcon, une (ragédie 
de Mérovée, est enfant de ce bourg. 

Mâcon compte deux paroisses, Saint-Vincent et Saint- 
Pierre. On ya en bâlir une troisième vis-à-vis de l’Hoôtel-de- 
Ville. Elle possède un hôpital civil et militaire, commencé en 
1758 sur les projets du célèbre Soufflot, un hospice de la Cha- 
rilé, une Providence, des salles d’Asile, un asile des incurables, 
une maison du Bon-Pasteur, construite en 1841, el cruelle- 
ment maltrailée à la suite de la révolution de 18%8, un dé- 
pôt de mendicité. On voit combien elle est riche en institutions 
hospitalières et charilables. Son école d’horlogerie n'existe plus; 
elle possède un cours départemental d'accouchements. Ayant 
1848, elle était quartier-général de la subdivision militaire 
de Saône-el-Saône. Elle est 1raversée par les routes impé- 
riales n° 6, n° 79. La route impériale n° 80 n’y arrive qu’em- 
branchée sur la route 79. Elle est aussi desservie par la 
route départementale n° 21 (de Mâcon à Lugny). Des eaux 
minérales, analysées en 1850 par M. Cournot, ont été dé- 
couvertes à Mâcon. | | 

Le quai est d’une rare majesté. Comme il se développe avec 
solennité sur les deux flancs du pont ; comme il est ample, 
monumental, complet, supérieur au quai inachevé de Châlon! 
comme il est riche en horizons, en demeures charmantes cou- 
ronnées de {errasses et de belvédères, comme il s'ouvre plein 
de couleur et d’effusion du côté de l’aurore, sur les plaines 
verdoyantes de la Bresse! Quelle effusion dans cette popula- 
tion vive, avide d'émotions el de plaisir el qui a conservé reli- 
gieusement la double {radition du costume et de l'accent ! 

Visitez, à Mâcon, l’Hôtel-de-Ville (ancien palais des Mon- 
trevel); l’ancien hôtel de Vinzelles, qui a conservé sa physio- 
nomie intacte sur la rue Franche, parallèle au quai du Nord, 
et devenu l'Hôtel du Sauvage, la Préfecture (ancien évéché), 
le vieux Saint-Vincent, monument historique précieux; l’église 


200 PARCOURS DE LYON À CHALON 


neuve, placéc sous la même invocalion ; la maison du moyen- 
âge, de bois, si admirablement sculpté, dans la rue municipale; 
dans la rue municipale, le Palais-de-Juslice, (ancien hôtel 
Chevrier); l'hôpital, les incurables, l’église de Saint-Pierre : 
l'hôtel de Senecé, type de l’hôtel lyonnais du X VIH siècle; 
le lycée, bâti par les Jésuites en 1675. 

Les belles rues modernes de cette ville dont les aménage- 
ments ont subi, depuis quelques annécs, de si heureuses mo- 
difications, sont les rues Philibert Laguiche, Municipale, 
Sigorgne, de la Barre, grandes artères régénérées, élargies, 
mises à la mode dans ces derniers lemps. 

Le nom de M. de Lamarline a fait rejaillir sa célébrité sur 
Milly, Monceaux et Saint-Point où le poëte possède de belles 
résidences peuplées des souvenirs de ses pères. Milly est situé 
à un myriamètlre trois kilomètres de Mâcon ; Monceaux en 
est éloigné de huit kilomètres et Saint-Point de deux myria- 
mètres. 

Le voyageur logera à Mâcon à l'hôtel de l’Europe, à l’h6- 
tel du Sauvage, le plus historique de la cité, à celui des 
Champs-Élysées, sur la place de la Barre. 

La gare de Mâcon est une des plus vastes et des plus 
belles de la ligne entière de Lyon à Paris. Elle embrasse une 
étendue de 10 hectares, indépendamment d'un hectare 50 
ares environ de quelques coins de terrain non occupés. 


Joseph Banp. 


(La 2° section de Maäcon à Chalon à la prochaine liv.) 


LA VILLE DE PAU 


SON CHATEAU, 


SES ENVIRONS, SES ARCHIVES (1). 


La ville de Pau, sitnée à l’une des extrémités de la France, 
occupe le sommet d’une longue colline, au pied de laquelle 
coule le Gave, jolie rivière aux eaux fraîches et limpides, des- 
cendant des Pyrénées. L’origing de cette ville ne remonte 
pas au-delà du moyen-âge, et l'on y chercherait en vain des 
monuments de l’époque romaine. Ce n'est que dans les en- 
virons qu'on en rencontre quelques uns, dont le plus remar- 
quable est une mosaïque assez étendue qu'on voit encore à 
trois kilomètres de la ville, sur la route de Gan, et qui formait 
le parquet d’une villa romaine. Les nombreuses sources ther- 
males répandues sur le versant seplentrional des Pyrénées, 


(1) Ce travail, fait en février 1833, a été lu à la Société littéraire de Lyon, 
au mois de mars suivant. La publication récente du bel ouvrage de M. de 
Lagrèze, sur le même sujet, nous a fourni le moyen de rectilier quelques er- 
reurs qui nous étaient échappées. Voir, dans la Gazette de Lyon du 28 juillet 
dernier, le compte-rendu de cette œuvre remarquable, À laquelle nous ren- 
voyons nos lecteurs. 


209 LA VILLE DE PAU. 


offrent, presque loutes, des débris et des inscriptions qui attes- 
tent le séjour du peuple-roi dans ces belles contrées. 

Le Béarn, dont Pau était la capitale, doil évidemment son 
nom à la ville de Benéharnum, mentionnée dans l’Itinéraire 
d'Antonin ; mais, quant à l'emplacement de cette ancienne 
ville qui a disparu vers le IX° siècle, par les ravages des Nor- 
mands ou des Sarrasins , c'est une question que les archéo- 
logues n'ont pu encore résoudre d’une manière satisfai- 
sante (1). La ville de Pau, plus récente, doit son origine à un 
château-—fort, bâti au X°siècle, au point où viennent débou- 
cher sur le Gave de Pau, plusieurs vallées appartenant à la 
chaîne des Pyrénées. Ce Château, cité dans les titres les plus. 
anciens sous le nom de Castellum ou de Custrum de Palo, et 
qui commandail un passage important, devail avoir pour but 
de réprimer les incursions des Sarrasins d'Espagne. Il fut ré- 
paré et agrandi, au XIV£ siècle, par Gaston-Phébus, ce prince 
troubadour , dont les chansons naïves se sont conservées dans 
la mémoire des Béarnais. Froissart, qui avait été admis à sa 
cour, nous le dépeint comme l’un des souverains les plus ri- 
ches et les plus magnifiques de son temps. Il avait, dit-on, 
trouvé le secret d’avoir un coffre-fort toujours plein , sans ja- 
mais fouler ses sujets qui vivaient heureux sous sa domina- 
tion. Ces peuples n'étaient point gouvernés despotiquement: 
. ls jouissaicnt de cerlains privilèges dont ils élaient extré- 
mement jaloux, et qui sont connus sous le nom de Fors 
de Béarn, ce qui correspond aux Fuèros de la Navarre et de 
la Biscaye. Le préambule de ces mêmes Fors rapporte qu'à 
une époque éloignée, la violation de ces privilèges avait coûté 
la vie aux princes qui s'en élaient rendus coupables. Ce fut 
après s'être ainsi défaits de deux de leurs souverains, que les 
Béarnais envôyèrent en Catalogne des députés, avec mission 


(1} D'Anville, Notice de la Gaule, verbo Benéharnum. 


LA VILLE DE PAU. 203 


de s'adresser à un chevalier de Moncade, dont ils avaient 
entendu parler avec éloge ; ils devaient lui demander l'un de 
ses fils jumeaux pour les gouverner. A l’arrivée des députés, 
les deux fils du chevalier étaient couchés et plongés dans le 
sommeil. Les Béarnais remarquèrent que l’un d'eux avait 
les mains fermées, et son frère, les mains ouvertes; lis 
n’hésilèrent pas à choisir le dernier, el, dans la suite, ils eu- - 
rent lieu de s’applaudir de leur choix. Gaston à la main 
ouverte fut bon et libéral, tandis que son frère, Guillaume 
Raymond à la main fermée, qui lui succéda, se montra cruel 
et se souilla par un assassinat sur la personne d'un véné- 
rable archevêque. 

Après Gaston-Phébus, l'un des plus remarquables de ses 
successeurs fut Henri II de Navarre, époux de la célèbre 
Marguerite de Valois el grand-père de Henry IV, qu'il reçut 
dans ses bras au moment de sa naissance. La mémoire de ce 
prince chevaleresque est encore en vénéralion dans le pays 
qu’il a gouverné en père, et qu'il a doté de la culture du 
maïs, source de richesse et de bien-être pour les habitants. 
Toujours fidèle à l’alliance de la France, il ne craignit pas 
d'exposer sa vie et ses états en combattant contre l'Espagne, 
alors toute puissante, et dont le redoutable voisinage l’expo- 
sait aux premiers coups de l'ennemi. Il ne se lassa jamais de 
réclamer son royaume de Navarre, dont Ferdinand-le-Catho- 
lique s'était emparé en 1515. Il épousa, en 1527, Margue- 
rite, sœur de François 1° et veuve du duc d'Alençon. Cette 
princesse, que les poètes de son lemps ont nommée l« qua- 
trième Gräce et la dixième Muse, nous a laissé un recueil 
de contes qu’elle a intitulé l’Heptaméron. Elle se montra 
toujours protectrice zélée des hommes de lettres, et c’est 
auprès d'elle que Marot, obligé de fuir la France, vint cher- 
cher un refuge. Enfin, sa réputation a jeté un si vif éclat, 
qu’elle a presque éclipsé son mari qui, pourtant, fut l'un des 


204 LA VILLE DE PAU. 


princes les plus accomplis de son siècle. Leur unique héritière 
fut la célèbre Jeanne d'Albret, leur fille, qui, par son mariage 
avec Antoine de Bourbon, porta dans cette famille les nom- 
breuses et vasles possessions de ses ancêtres. Une chose qui 
n'est généralement pas assez connue aujourd'hui, c’est l'im- 
porlance des provinces que Henri IV apporta à la France 
lors de son avénement, et qui forment plusieurs de nos 
départements acluels, sans compter les riches seigneuries 
qu'il possédait dans l’intérieur du royaume, et qui sont venues 
grossir le domaine de la couronne. Aussi, indépendamment 
de ses nobles qualités, qui ont fait de lui un de nos plus 
grands rois, on peut dire que jamais aucun de nos princes 
n’avait autant enrichi la France. 

Le monument le plus remarquable de Pau est, sans con- 
tredit, son château royal, auquel se rattachent tant de pré- 
cieux souvenirs. Il n'y a pas encore vingt ans que le voya- 
geur qui le visitait était profondément altristé en voyant l'étal 
de ruine et d'abandon dans lequel les descendants d'Henri IV 
l'avaient laissé. Ce dernier, ainsi que son fils Louis XIII, 
l'avait dépouillé' de son splendide mobilier, qui avait élé 
transporté au Louvre. Louis XIV avait fait des libéralités de 
ce qui en reslait. Louis XV et Louis XVI avaient complète- 
mentoublié cette demeure royale. La République, en 1793, en 
avait fait une caserne, et la grande tour carrée de Gaston- 
Phébus avait été convertie en prison. Louis-Philippe fut le 
premier qui, en 1835, songea à restaurer ce vénérable 
monument. Des sommes considérables, prises sur sa liste 
civile, furent affectées à celte destination. On reproche à 
celte restauralion de n’avoir pas toujours respecté le carac- 
tère primitif du vieil édifice. Une tour carrée a été ajoulée 
aux bâtiments, pour combler un vide qui blessait la symétrie. 
Les vieilles sculptures ont été réparées par des artistes distin- 
gués, et les principaux appartements du château ont élé meu- 


LA VILLE DE PAU. 205 


blés dans le style d'Henri IV el de Louis XIII. Les murs 
sont couverts de tapisseries de Flandres, de Beauvais el des 
Gobelins. La chambre de Jeanne d'Albret est surtout remar- 
quable, et l’on y voit avec respect son lit en bois de chêne 
sculpté; son cabinet, qui lui servait d'oraloire, est attenant. 
Le grand salon qui vient à la suite, est la pièce où son père 
voulut qu'elle fit ses couches. Au lieu même où Henri IV . 
vint au monde, on voit son berceau, qui consiste en une énor- 
me écaille de lortue, placée sur une table el ombragée par 
quatre petits drapeaux blancs, aux armes de Navarre, brodés 
par la duchesse d'Angoulême, et qu'on a eu le bon goût de 
respecter. 

On sait aujourd'hui que les travaux de restauration de- 
vaient êlre entièrement lerminés au printemps de 1849, el 
qu’au mois de mai de la même année, les Bourbons de 
France el ceux d'Espagne devaient se réunir auprès du 
berceau de leur ancêtre commun. Mais les uns et les au- 
tres avaient compté sans la révolution de février. Néan— 
moins, si elle a fait avorier) ce rendez-vous, elle n'a fait 
que suspendre les travaux de restauration, qui ont été re- 
pris avec la plus grande activité, par les ordres de Louis- 
Napoléon, dès les premiers lemps de son avénement au 
pouvoir. C'est avec plaisir que nous constatons un fail aussi 
honorable pour le gouvernement actuel, qui n’épargne rien 
pour rendre à£ce vénérable monument lout son ancien éclat, 
en respectant mieux sa vieille architecture , ses sculptures 
antiques et son caractère moyen-rige. L'un des salons, orné 
par les dons du dernier roi de Suède, cet illustre compatriote 
d'Henri IV, a reçu le nom de Salon Bernadotte. 

Ce vieux château rappelle quelques sanglants souvenirs, 
qu'en hislorien fidèle nous ne devons point négliger. La tra- 
dition rapporte qu'avant Henri IE, il existait dans ses souter- 
rains une statue nommée /a /'ierge-de-fer, horrible machine 


206 LA VILLE DE PAU. 


dont les bras armés de poignards et ramenés violemment 
sur son sein, perçaient de mille coups le malheureux qu'on 
lui livrait. On ajoute que Marguerite de Navarre, indignée 
de celte cruaulé, oblint de son époux la destruction de | 
la T'ierge-de-fer, dont le souvenir vit encore comme un 
épouvantail dans la mémoire des habitants. 

Dans une des salles basses de ce château, se passait, en 
1569, une de ces horribles scènes, trop communes dans 
nos guerres de religion, et qu'il faudrait, pour l’hon- 
neur de notre nation, pouvoir effacer de l’histoire. Le Béarn 
était alors, plus qu'aucune province, déchiré par la guerre 
civile. Le célèbre Gabriel de Lorge, comte de Montgoméry, 
le même qui avait eu le malheur de tuer involontairement 
Henri 11 dans un tournoi, commandait l’armée protestante. 
1! venait de faire prisonniers, au château d'Orthez, dix sei- 
gneurs catholiques, outre le brave Terride, leur chef, en vertu 
d'une capitulation qui leur assurait la vie sauve. Il les amena 
au château de Pau, où il leur fit servir un repas, à la suite 
duquel ils furent lous égorgés de sang-froïd , à l'exception de 
Terride, que Montgoméry réserva pour l'échanger contre 
son frère, prisonnier des Catholiques (1). Cet acte atroct 
ne pouvail avoir pour excuse la Saint Barthélemy, à la- 
quelle il fut antérieur de trois ans, mais il sembla destiné 
à inaugurer celte date si tristement: célèbre dans nos 
annales, puisqu'il eut lieu également le jour néfaste de 
saint Barthélemy. S'il faut en croire Bayle (2), Montgoméry, 
en égorgeant ses prisonniers, n'aurait fait qu'ubéir à Jeanne 
d'Albret, qui n'avait pas voulu reconnaître la capitulation. 
Mais alors la loyauté exigeait qu'il les réintégrât dans le 
château. d'Orthez. On regrelte de voir un fait aussi odieux 
peser sur la mémoire de la mère d'Henri IV. 


4) De Thou, lib. 45. La Popeliniére, Histoire des troubles, liv. VIE. 
(2) Article Jeanne d’Albret, reine de Navarre. 


LA VILLE DE PAU. 207 


A Pau et dans ses environs, on rencontre à chaque pas 
*des souvenirs de ce grand roi. Sur la place royale, où se 
réunissent le dimanche de nombreux promeneurs, s’tlève 
sa slatue en pied, avec celte inscriplion béarnaise: Lou 
nouste Henric (notre Henri). À un quar| de lieue de la ville, 
au village de Billières, on montre encore la maison où il fut 
mis en nourrice; enfin, à cinq lieues de Pau, on voit le châ- 
(eau de Coarase, où Henri passa son enfance, au milieu des 
exercices les plus violents, auxquels il dut celte forte constitu- 
tion qu'il conserva toute sa vie. Ce château est aujourd’hui 
possédé par M. Dufau, ancien président de chambre à la 
Cour d'appel de Pau, et actuellement maire de cette ville. 

L'étranger qui la visite pour la première fois est vivement 
frappé de la beauté des sites qui s'offrent à sa vue. Pour les 
embrasser d’un coup d'œil, il faut se placer sur la terrasse 
de la place royale, ou sur la délicieuse promenade du Parc. 
Au-delà d'un vallon à fond plat, qu’arrose le Gave et plu- 
sieurs jolies rivières qui viennent s'y réunir, s'élèvent les 
côteaux de Jurançon, célèbres par leur vin, et ceux de Gélos, 
au pied desquels on voit le châleau du même nom, que Napn- 
léon habita plusieurs jours en 1808, et d’où il a daté onze dé- 
crets impériaux. Aujourd'hui c’est le siége d’un haras magni- 
fique, où le Gouvernement entretient à grands frais quatre- 
vingts étalons. Une des vallées qui s'ouvrent devant Pau 
conduit à la petite ville de Gan, où naquit, en 4594, le célèbre 
Pierre de Marca , qui mourut archevêque de Paris, en 1662. 
La maison où il reçut lc jour existe encore. Une autre vallée, 
presque parallèle à la précédente, porte le nom singulier de 
Tout-y-croit, et justifie, dit-on, son titre. Au-dessus de ce 
spleudide paysage, règne la chaîne forlement dentelée des 
Pyrénées, dominée elle-même par le Pie du Midi d'Ossau. 
avec sa double cîme. A la gauche du spectateur, s'élève éga- 
lement le Pic du Midi de Bigorre. Rien de plus gracieux 


208 LA VILLE DE PAU. 


que l'aspect de ces belles montagnes. Celui des Alpes est 
peul-être plus imposant, mais, selon moi, plaît beaucoup, 
moins. ° 

Tous les environs de Pau sont, en général, fertiles et 
assez bien cultivés; néanmoins, les regards sont trop sou- 
vent attristés par la vue de landes immenses, occupant plu- 
sieurs milliers d'hectares, et dont le sol fécond, s’il faut en 
juger par les parties déjà défrichées, pourrait donner des pro- 
duils magnifiques. Malheureusement, un obstacle presque 
. insurmontable s'y oppose ; ces communaux appartiennent 
en majeure parlie aux habitants de la vallée d'Ossau, située 
à plusieurs lieues de là. Ces derniers réservent ces landes pour 
y faire pâlurer, pendant l'hiver, leurs troupeaux qui, pendant 
l'été, parcourent le sommet des Pyrénées. Il n’y a guère plus 
d’un demi-siècle que des tentatives de défrichement ayant eu 
lieu, les Ossalois s’y opposèrent par la force. 

La population qui habile ce beau pays a une physiono- 
mie loule particulière : des traits fins et réguliers, des yeux 
et des cheveux noirs, une laille moyenne. Il nous est arrivé 
plus d’une fois d'y retrouver le type de la figure d'Henri IV. 
Les femmes jolies y abondent, mais les belles femmes y sont 
fort rares. 

La langue parlée dans le Béarn est un dialecte de celle qua 
est répandue dans tout le midi de la France, mais elle en 
diffère tellement qu'un paysan béarnais serait fort embarrassé 
pour se faire comprendre à Toulouse, à Bordeaux et à Mont- 
pellier. Cette langue a aussi ses poèles, et Despourins jouit 
d’une réputation égale à celle de Goudouli, de Toulouse et 
de Jasmin, d'Agen. 

Il est difficile de parier de la population des Basses-Pyré— 
nées sans rappeler les Basques, celte peuplade singulière qui 
occupe une partie du département. Leur langue, qui n'a 
d'analogie avec aucune langue européenne, paraît être celle 


LA VILLE DE PAU. 209 


des anciens Ibériens. On la dit extrêmement difficile pour ceux 
qui ne l'ont pas apprise dès l'enfance, et l’on cite, comme un 
exemple presque unique, l’évêque actuel de Bayonne, qui a 
voulu l'apprendre pour parler à ses ouailles sans le secours 
d'un interprète. Cetle population, aussi brave que belle, sem- 
ble placée tout exprès à l'extrême frontière pour la défendre 
contre Îles incursions de l'étranger. Une particularité peu 
connue, c'est qu'il y a souvent des coups de fusil échangés 
entre les bergers des deux nations qui se disputent des pâtu- 
rages, sur la possession desquels il règne quelque incerti- 
tude, les limites des deux états n’élant pas loujours parfaite- 
ment fixées. Dans ces petits combats, on dit que les Espa- 
gnols ont presque toujours le dessous. An milieu de la popu- 
lation basque, dont il fait partie, habile le maréchal Harispe, 
qui fut l’une des gloires de notre armée sous l’Empire, et 
l’un des meilleurs lieutenanis de notre illustre maréchal 
Suchet. Il jouit parmi ses compatriotes d’une immense popu- 
farité, et sa promolion au grade le plus élevé que puisse 
atteindre un militaire français, a été célébrée par des fêles 
dans tout le pays, dont les habitants sont fiers de voir un 
maréchal de France leur adresser toujours la parole dans eette 
langue qui leur est si chère. Malgré ses 83 ans, il est encore 
plein de vigueur, et c’est un beau spectacle que celui de ce 
noble vieillard , après ses longs et honorables services, entouré 
du respect et de l'amour de ses conciloyens. 

La ville de Pau a donné naissance à quelques hommes 
célèbres. Sans parler d'Henri-1V, le plus illustre de tous, 
on peut citer Gassion, qui se forma sous le grand Gustave- 
Adolphe. Nommé Maréchal de France à 34 ans, il mourut à 
38, au champ d'honneur. Il était fils d’un président à mortier 
du Parlement de Pau, et l’on voit encore dans celte ville 
l'hôtel de ses ancêtres, hôtel qui a conservé son nom. 

Pau a vu un autre de ses enfants s'élever bien plushaut. On 


14 


210 LA VILLE DE PAU. 


comprend que nous voulons parler de Bernadolte, pour qui le 
grade de maréchal de France ne fut qu'un échelon pour par- 
venir à la royauté, el celle royauté fut la seule qui survécu 
à toutes celles qu'avait vues surgir l’époque de l'empire. Le 
- nom de Bernadotle subsiste encore à Pau, dans la personne 
d’un neveu du roi de Suède, qui lui a fait une existence 
honorable. 

On ne peut prononcer lenom des deux maréchaux de France 
qu'a vus naître la ville de Pau, sans être frappé d'une 
singulière coïncidence dans leur destinée. Tous deux, nés 
dans le midi de la France, mirent leur épée au service de la 
Suède, de ce royaume du nord qu'une si grande distance 
séparait de leur pays natal. Mais, pour Gassion, la Suède. 
alors à l'apogée de sa puissance et de sa gloire, ne fut qu’une 
école où il apprit le grand art de la guerre; tandis que 
Bernadotte, en échange du trône que lui offrait sa patrie 
adoptive, lui apporta des talents militaires et administratifs, 
müris par une longue expérience, à l'aide desquels il releva 
ce pays de l'état de décadence où l'avaient précipité les 
fautes de quelques uns de ses souverains. 

11 n'y a guère plus de vingt ans que la ville de Pau, sans 
commerce el presque sans industrie, ne possédait d'autre avan- 
tage que celui d'être le siège d’une Préfecture et d’une Cour 
d'appel. Heureusement pour elle, quelques uns des nombreux 
malades qui fréquentent les eaux thermales des Pyrénées, 
remarquèrent, en passant, la beauté des sites et la douceur 
du climat. Ils voulurent y séjourner pendant l'hiver. Cet essai 
ayant parfaitement réussi, le nombre des riches étrangers qui 
suivirent cet exemple alla toujours croissant. Aujourd'hui, 
Pau, sous ce rapport, peut le disputer à Nice, auquel il est 
même supérieur par une lempérature plus égale, moins 
variable, mais surtout exempte de vents du nord. Les Pari- 
siens el les Anglais composent la majeure partie de cetle po- 


LA VILLE DE PAU. 211 


pulation flottante. Ces derniers s'élèvent à environ cinq cents 
personnes. Anglais et Français vivent en assez bonne intelli- 
gence el se réunissent dans les nombreuses soirées que don- 
nent les étrangers établis à Pau. La ville s’est embellie, depuis 
quelques années, d’un grand nombre d’hôtels somplueux, des- 
tinés à loger la partie la plus aristocratique de ses nouveaux 
hôtes. Silués dans l'exposition la plus chaude et entourés de 
jardins, ces hôtels ne laissent rien à désirer pour le confor- 
table, el pourraient figurer parmi ceux du faubourg Saint- 
Germain. 

Au nombre des objets qui, dans celte ville, doivent attirer 
l'attention du voyageur éclairé, nous citerons la bibliothèque 
de M. Manescau, ancien député et ancien maire de Pau. 
Cette belle collection, dont le propriétaire fait les honneurs 
avec autant de savoir que d’urbanité, est surtout riche en 
ouvrages rares et précieux sur l'époqne d'Henri IV. Il est 
quelques uns de ces petits volumes qu’on chercherait vaine- 
ment ailleurs, voire même à la Bibliothèque impériale. 

Mais il est une collection qui éclipse toutes les autres. Ce 
sont les 4rchives de Béarn et de Navarre. En mettant à 
part les grands dépôts de Paris, qui sont tout-h-fait hors 
ligne, celui-ci est incontestablement le plus riche de France. 
C'est qu'en effet, ce sont les seules archives royales que 
possède la province, et qu'elle puisse opposer à celles de 
la Capitale. Pendant plusieurs siècles, les maisons royales 
de France et de Navarre, les maisons souveraines de Béarn, 
d’Albret, de Foix, de Bigorre ont vécu dans l'alliance la 
plus intime , jusqu'au moment où elles se sont fondues en- 
semble dans la personne d'Henri IV. Cette intimité a pro- 
duit des rapports sans nombre, dont les preuves se re- 
(trouvent aujourd'hui dans ces précieuses archives. Nulle part, 
en France (en exceptant toujours Paris), on ne trouverait un 
aussi grand nombre de chartes, de lettres-patentes et de 


2192 LA VILLE DE PAU. 


lettres confidentielles émanées de nos rois, de nos reines et 
des personnages les plus célèbres. L'antiquaire admis à fouiller 
dans toutes ces richesses que l'archiviste (M. Ferron), a clas- 
sées avec un ordre admirable, n’éprouve que l'embarras 
dn choix. 1l trouve, au commencement du XIII° siècle, 
des actes où figure le célèbre Simon de Montfort, en sa 
qualité de comte de Toulouse, souverainelé dont il avait 
dépouillé le malheureux Raymond, mais qu'il perdit bientôt 
avec la vie, en combattant contre ses nouveaux sujets révoltés. 
Les actes de saint Louis sont assez nombreux, el ceux de ses 
successeurs le sont encore bien davantage. Mais une des épo- 
ques les plus riches est celle de François Ie. Henri II de 
Navarre fut à la fois son beau-frère el son allié le plus 
fidèle. Parmi les épisodes de ce Lemps de guerres acharnées, 
nous en avons choisi un sur lequel les archives de Pau jettent 
un nouveau jour. C'est le terrible Charles-Quint qui y joue 
le principal rôle. 

Au mois de seplembre 1523, François Ie se trouvait à 
Lyon; il venait d'apprendre que le Connétable de Bourbon 
avait levé le masque et passé à l'ennemi. Le 26 du même 
mois, ce roi signait des lettres-patentes (dont l'original con- 
tresigné De Neufville se voit aux Archives de Pau), ct qui 
contiennent son traité d'alliance avec Henri II, roi de Navarre, 
pour élre, est-il dit, amis des amis et enncmis des ennemis. 
Il y avait certes quelque courage, de la part de ce dernier, 
à s'exposer ainsi aux premiers coups de son redoutable 
voisin. Le 11 novembre suivant, Charles-Quint, qui avait 
eu connaissance de ce traité, adressait à Henri II la somma- 
tion suivante (copiée par nous, sur l'original signé de sa 
main et scellé de son grand sceau) : | 

Charles, par la divine Clemence, Empereur des Romains, 


tousiours auguste; roy des Allemaignes, des Espaignes, des Deux 
Sécilles, etc., à hault et puissant prince Don Henry d’Allebrecht 


S LA VILLE DE PAU. 213 


nre (notre) cousin, Salut. Vous sçauez et il est tout notoire com- 
me leroy François, nre (notre) ennemy, prouocateur de la pnte 
(présente) guerre, perséuerant non seullement à la continuation 
d’icelle, mais à l’augmenter et faire uniuerselle, occupant injuste - 
ment le nre (nôtre), et non content de ses indeues emprinses en 
Ytalie, sest trauaillé et a quis occasion pour cause, employant ses 
forces afin de oster à pluseurs (sic) autres nobles princes, nos pa- 
rents et alliez, leur vray héritage, sans vouloir entendre aux 
moyens de paix ou tresue triennale, proposez par le feu tressaint 
Père Pape Adrian, ny quelsconques autres conditions honnestes et 
raisonnables, de sorte que nous et très hault, très excellent et 
très puissant prince, nre (notre) très chier et très amé bon père, 
frère, cosin et bel oncle Henry, roy d'Angleterre et de France, 
duc de Guienne et de Normandie, deffenseur de la foy et sei- 
gneur d’Yrlande, et les autres roys, princes et potentats, nos 
alliez et confédérez, sommes contraincts nous deffendre et auec 
l’ayde de Dieu quest le juste juge, auoir satisfaction des iniures 
et dommages que nred. {notredit) ennemy le roy François, nous 
a faict et à nosd. alliez, recouurer le nre (nôtre) et le réduire en 
nre (notre) obéissance, et faire venir icellui nreennemy à laraison, 
quest la cause pourquoy faisons pntement (présentement) marcher 
re armée à l’encontre de luy et de tous ceulx qui le vouldront 
adhérer. Et combien que sçauons auez assisté nredit ennemy en 
ce que auez peu, et, en pluseurs (sic) choses, vous estes notoire- 
ment déclairé contre nous et nosd. alliez, ce néantmoins pour le 
deuoir de noblesse et laffinité estant entre vous et nous qui ne 
serchons l’effusion du sang xpien (chrétien), ny vre ruyne et 
destruction de subiects par les maulx qui se peuuent ensuiure de 
la guerre. 

A vous questes le plus prouchain du danger, inelinant à la 
requeste de pluseurs vos parens et amys, vous avons bien voul- 
su envoyer ce pourteur Arragon, lung de nos roys darmes auec 
ces pntes (présentes) nos lettres patentes par lesquelles vous som- 
mons et requérons vous vouloir dépourter d'assister nred. (no- 
tredit) ennemy , le roy François, en la continuation de ceste 
guerre auec iniuste et mauluaise querelle quest la syenne et en 


214 LA VILLE DE PAU. 


vous démonstrant prince de paix qui ayme le bien de ses pays 
et subiects et le repos de la xpienté (chrétienté), auxquels nest 
possible peruenir sans y contraindre nred. ennemy par la force. 
Vuillez bailler à nred. armée sehur (sic) passage par vos pays, 
avec viures et toute autre assistance dont nos gens auront affaire 
parmy payant raisonnablement, et de ce faire furnir (sic) et 
entretenir ensemble ce que en peult deppendre, et que en tel cas 
appertient. Baillez en dedans quatre jours prouchains après que 
ceste sommation vous sera notiffée, vos lettres patentes avec 
hostages de six des principaux des vres (vôtres) à nre choix, 
pour la certitude de lentretènement, observation et accomplis- 
sement dicelles, sans fraulde ny malengin. Et moïennant ce, 
seront traictez vos subjects et pays aussi fauorablement , et 
tout ainsi que les nres (nôtres) propres, et par le contraire, 
serons contraincts faire tout le mieulx que pourrons à l’en- 
contre de vous, et les pays que occupez et vous voudront 
adhérer, auec la faction françoise, comme notoires ennemis 
de nous et de nosd. alliez. Dont et des maulx qui vous en 
succèderont nous tiendrons pour souffisamment acquictez et 
deschargez enuers Dieu et le monde. Sur lesquelles choses nous 
ferez sçavoir vre intention par escript, par nred. roy d'armes, 
car y ny fault aucune dilation ou dissimulation, et afin qu'il 
vous appare de vérité, avons signé ces pntes (présentes) de 
nre (notre) main, et à icelles fait appendre nre grand scel. 
Données en nre cité de Pampelona, le XIe jour de novembre 
l'an de grâce mil-cinq-cent-vingt-trois, et de nos règnes, as- 
sauoir, des Romains le Ve, et des Espaignes et aultres le VIIIe. 
Signé CHARLES. 
De par l'empereur et roy, | 
Signé LALEMAND. 


Je ne sais si je me trompe, mais il me semble qu’il n'est 
pas une seule phrase de ce document où l’on ne voie percer 
l'ambition, l'audace et la ruse qui formaient le fond du carac- 
ère de ce souverain. N'est-il pas surtout remarquable que cel 


LA VILLE DE PAU. 215 


homme qui se pose en viclime, et comme ne réclamant 
que son bien, en écrivant au roi de Navarre, date sa lettre 
de Pampelune, c'est-à-dire de la capitale du pays arraché, 
huit ans auparavant (en 1515), à ses légitimes souverains, par 
le seul droit du plus fort, et même sans déclaration de guerre P 

La réponse d'Henri Il ne se fit pas attendre. Nous l’avons 
transcrile sur une copie de l’époque, parfaitement authen- 
tique : 


Henry, par la grâce de Dieu, roy de Navarre, duc de Nemours, 
de Gandie, de Monthlancq et de Penañlel, seigneur de Béarn, sire 
d'Albret, comte de Foix, de Bigorre, de Périgort, de Dreux, 
d'Armagnac et de Rivegorce, vicomte de Castelbon et de Limo- 
ges, de Marsan, Tursan, Gauardau, Nebozan, de Tartas, de Ma- 
rempne et Daillas, seigneur d’Auesnes et de Balaguer et Pair 
de France; à très-haut, très-puissant et très-excellent prince 
lesleu empereur, roy d’Espagnes, Salut. Reçues auons vos lettres 
à nous enuoyées par Aragon, l’un de vos roys d'armes, par lesquel- 
les, entre aultres choses, nous faictes sçauoir comment très-haut, 
très-puissant et très-excellent prince, notre très-cher et très-aimé 
frère et cousin, parent et allié, le roy de France très-chrétien, 
est prouocateur de la guerre qui occort à présent, sans ce qu’il ait 
voulu entendre à aulcun moyen de paix , en occupant ce que ne 
luy appartient, et que, par ce, estes contrainct vous deffendre. 
Nous n'auons jamais cognu ny entendu que led. seigneur aict 
par cy-deuant voulu prendre ny occuper rien qui ne fust à luy, 
et qu'il n’y eust vray et juste tiltre, et qu'il naict affecté de tout 
son cueur avoir bonne paix, union et concorde auecques tous les. 
princes chrestiens mesmement avec vous, le bien, hôneur, exal- 
tation et prospérité duquel il a désiré tant que lui a esté possible, 
comme a pu apparoir par les traictés faicts entre vous deux, et 
obseruation d’iceulx de son cousté. Et aussi par vos lettres nous 
requierez de nous depporter d’assister aud. Roy très-chrétien veu 
sa maulvaise querelle, en nous demonstrant prince de paix, qui 
ayme le hien et profit de son pays, ensemble le repos de toute 
la chrétienté (xpienté). Que vueillons bailler sehur passage à 


916 LA VILLE DE PAU. 


votre armée par nos pays auecques vivres et aultre assistance de 
laquelle vos gens porayent auoir affaire, en payant raisonnable- 
ment, et, pour ce, demandez en obstages six des princi- 
paux de nos gens à votre choix, et que moyennant ce, 
fairez traicter nos subjects et pays aussi favorablement que 
les vres propres, et par le contraire, serez constrainct de faire 
tous les maulx que pourrez, à l'encontre de nous et des pays 
que dictes occupons. 
Sur quoi vous respondons que nous, comme prince zélateur 
du bien et paix de la chrestienté, désirons et grandement affec- 
tons paix et pour le repos d’icelle, que toute bonne union, pacifi- 
cation et concorde soict entre les princes xpiens (chrétiens) affin 
que Dieu omnipotent en soit mieulx serui, ce que faire ne se 
peult que au temps de paix, et que la foy catholique par les in- 
fidèles ne soict prosternée et abissée, et nauons sceu ny entendu 
que led. très-hault, très-puissant et très-excellent prince le roy 
très-xpien (chrétien) ait aucune injuste querelle contre vous, 
mais très-raisonnable et juste, veu qu’il est question du recou- 
vrement et deffense du sien, ce qui est permis par tout droit. 
À cause de quoi, comme son bon parent et allié susd. auons 
délibéré de lui bailler secours, faueur et ayde, et ne permettre 
que ses ennemys passent par nos terres, mais délibérons de ÿ 
résister de tout nre pouuoir, et au regard de ce que dictes, serez 
constrainct de faire le mieulx que pourrez à l’encontre de nous 
et des pays que dictes occupons, nous croyons que estes assez 
aduerti que nous tenons, icelles auons par vraye succession, et 
à bons et justes tiltres approuuez par tous droictz et loys tant 
divines que humaines, et grandement nous greueroit de les oc- 
cuper et détenir injustement, et la qualité que vous nous déte- 
nez et occupez contre Dieu, conscience, raison et justice nostre 
royaulme de Nauarre, lequel nous deuriez rendre et resti- 
tuer plustôt que nous cominer de nous occuper le demeurant 
de nosd. terres, ce que faire ne vous est permis ni loisible sans 
perdition de votre âme. Parquoy vous prions que, aïant esgart 
à la dignité où le Créateur vous a mys, ne veuillez continuer 
lad. emprinse, en grande offense dud. Créateur , et scandale 


LA VILLE DE PAU. 217 
de toute la chrétienté (xpienté). Et par Nauarre, notre roy d’ar- 
mes, pourteur de cestes, vous enuoyons nre présente responce, 
laquelle auons signé de nre main et faict sceller du scel de 
nos armes. 


Donné en notre ville d'Orthez , le XXVe jour de novembre, 
l'an mil V° XXIJIT. 
Signé HENRY. 
Contresigné DEPEYRAC. 


Cette lettre, pleine de fermeté, donne un démenti positif 
à l’historiographe Garnier , continuateur de l'abbé Velly 
et de Villaret. Cet historien rapporte qu'Henri II livra vo- 
lontairement passage à l’armée espagnole, « en réclamant, 
dit-il, Les droits de la neutralité dans laquelle il s'était renfer- 
mé.» C'est lui faire dire une fausselé évidente, puisqu'il était 
déjà liéà François L°" par un traité formel. La noble franchise 
de cette réponse rétablit la vérité el répare l’honneur de ce 
prince. Remarquons une particularité qui pent avoir son 
importance. Le nom de Navarre, donné au roi d'armes por- 
teur de cette lettre, n’élait-il pas une bravade, on au moins 
une énergique protestation contre l’usurpation de Charles- 
Quint ? 

L'effet suivit de près les menaces de ce dernier. Son ar- 
mée franchit la frontière; après une tentative infructueuse 
sur Bayonne, elle se jeta sur le Béarn, mais, harcelée sans 
cesse par les intrépides Basques, qui occupaient les passages 
des Pyrénées et inlerceplaient ses communications, elle fut 
forcée de se retirer après avoir complètement échoué. 

Quatorze mois plus tard, et, le 24 février 1525, la fortune 
fut moins favorable à Henri II. En combattant à Pavie, à côté 
de François I°, il ful, comme lui, fait prisonnier, mais il fut 
plus heureux, et, avant la fin de l’année, il put s'échapper du 
château de Pavie, où il avait été enfermé. C’est lui-même 


218 LA VILLE DE PAU. 


qui nous l'apprend dans une lettre, dont nous avons pris 
copie sur l'original. 


Le roy de Nauarre, comte de Périgort. 


Nre (notre) amé et féal, pour vous donner part de l’ayse qu'a- 
vons d’estre eschappe de la prison et captiuité où estiens dé- 
tenu, vous voulons bien aduertir que la nuyt sainte Luce {1), 
sortismes hors le château de Pauye, par une eschelle de corde, 
et auons tant faict, auec layde de Dieu, que la veille de Noel 
arriuasmes en ceste ville bien penez. Pensez que ce na pas este 
sans ayde ne grands promesses, lesquelles vous asseure equipol- 
lent à la ranson que auions accordée, et que voulons acquiter; 
nous vous prions vous employer, en tout ce que vous sera possi- 
ble, à ce que les restes de notredite ranson soient promptement 
leues et tout incontinent envoyez, et nous ferez fort singulier 
plaisir et seruice, qui auec les autres que nous auez faict vous 
sera recognu à l’ayde nostre Seigneur qui vous ayt en sa garde. 


De Saint-Just-sur-Lyon, le XXVIIe de décembre (2). 


HENRY. 
Contresigné DEPEYRAC. 


Suscriplion : À M. Hélies André, conseiller au Comté de 
Périgort. 


Cette date du 13 décembre joue un grand rôle dans la 
vie d'Henri II, En 1553, vingt-huit ans après s'être échappé de 
Pavie, dans celle même nuit de Sainte-Luce, il recevailentre 
ses bras un enfant nouveau-né, qui devait, un jour, venger sa 
famille des injures de l'Espagnol, et fonder une dynastie, à 
laquelle l'Espagne elle-même demanderait ses souverains. 


D’AIGUEPERSE. 


(1) 15 décembre. L'original porte Lusse, 
(2) 1525. 


LETTRE 


SUR 


RESTIF DE LA BRETONNE. 


A Monsieur le Rédacteur de la Revue du Lyonnais. 


MONSIEUR, 


Vous avez inséré, l’année dernière, dans votre Revue, un ar- 
ticle de M. Tisseur sur Restif de la Bretonne, le cynique ro- 
mancier du XVIII siècle. Déjà le Constitutionnel avait publié 
une étude fort remarquable de M. Monselet sur le même per- 
sonnage, et, depuis, la Revue des deux Mondes s'en est éga- 
lement occupé. Si je viens, après tous ces écrivains, vous pro- 
poser quelques notes à ce sujet, ce n’esl pas assurément pour 
entrer en lice avec des littérateurs dont je reconnais la supé-— 
riorité, encore moins pour sacrifier au goût du jour, en ap- 
pelant de nouveau l'attention du public sur un nom que l'on 
aurail fort bien pu laisser dans l'oubli; mais puisque, soit par 
un de ces caprices familiers aux écrivains comme aux biblio- 
philes, soit en vue de remettre en évidence certaines théories 
hazardées de Reslif (ce que je n'aurais garde de supposer de 
la part des écrivains cités plus haut qui sont des gens fort ho- 
norables), on a appris à la société d'aujourd'hui l'existence 
de cet infatigable romancier, je crois pouvoir sans inconvé- 
nient compléter ce que l’on a dit par quelques gloses inédites. 


220 RESTIF DE LA BRETONNE. 


Je crois que MM. Tisseur el Monselet n'ont pas lu tout Restif 
el cela se conçoit, Restif est illisible dans son entier. Je crois 
qu'ils n'ont même pas connu la liste complète de ses ouvrages 
el diverses circonstances qui accompagnèrent leurs publica- 
tions. Je suis à même de combler certaines lacunes ; Restif de 
la Bretonne était fort lié avec un de nos compatriotes, feu 
M. Arthaud de Bellevue, esprit originalet amateur de toutes 
les excentricités littéraires ; il le cite souvent dans ses ouvrages 
ainsi qu'un autre lyonnais célèbre, M. Mathon de la Cour. 
A ces litres, il peut figurer dans une galerie des souvenirs de 
notre ville: or, M. de Bellevue, ami et allié de mes oncles, 
leur fit acheter la collection complète des ouvrages de son 
prolégé, et donna sur lui des indications qui furent trans- 
crites au verso des faux titres. 

Je reviens à ce que je disais plus haut: on aurait dû laisser 
cet auteur dans son oubli. Aucun de ses livres n’est acceptsa- 
ble, parceque lorsqu'ils ne sont pas obscènes, ils sont extra- 
vagants ou ennuyeux ou ininlelligibles ; et pourtant, lors- 
qu’aulour de nous on faisait si grand bruit des réputations 
nouvelles, acquises par des romans plus impies et plus immo- 
raux encore, par des théories sociales tout aussi dénuées de 
sens commun, tout aussi dangereuses, il était utile de rap- 
peler qu'un demi siècle avant ces modernes Restif, le vrai 
Restif avec aulant de renom et plus de talent-avait succombé 
sous l'épreuve de cinquante années. Pauvre Restif! c'était 
bien la peine d'inventer de si belles choses, de réglementer 
les filles de mauvaise vie, d'animer les astres, de perfection- 
ner la nature, pour se voir supplanter par les phalanstériens, 
sans avoir obtenu d'eux une phrase de reconnaissance ! Il est 
vrai que lui-même n'était que l'écho d’autres hallucinés dont 
on pourrait suivre la trace par une généalogie d'hérésiarques, 
de rêveurs, d'utopistes, de libres penseurs jusqu’au commen- 
cement des sociétés. 


RESTIF DE LA BRETONNE. 221 


Car les hommes de l'erreur ont leurs généalogies aussi bien 
que les hommes de la vérité. Généalogies fort longues aussi, 
mais bien différentes ! Tandisque la vérité catholique remonte 
sans interruptions, sans obscurilés jusqu'à la naissance du 
premier homme, en jalonnant ses degrés de noms illustres, de 
noms synonymes de vertu el de science, en étendant ses ra- 
meaux partout où règnent le beau, le bon, l'ordre et la jus- 
tice, l'erreur, sous quelque appellation qu'on la déguise, hé- 
résie, schisme, panthéisme ou incrédulilé, remonte le cours 
des âges par une voie tortueuse , souvent interrompue par 
d'obscures périodes, recrutant çà et là des héros douteux, 
avouant une parenté avec des aggrégations ou des doctrines 
dont l'humanité rougit. 

Ce fut un grand orgument contre le protestantisme, que 
celte filiation qu'il réclamait imprudemment dans ses pre- 
mières controverses et qu'aujourd'hui il doit renier. Lorsque 
l’on dit au premier luthérien: vous êtes d'hier et nous sommes 
anciens, nous sommes avec l’église du Christ et si l’église s’est 
trompée jusqu'à ce jour, tout s'écroule , votre doctrine aussi 
bien que l’église de Rome; si le Christ n’est pas un faux pro- 
phète, c’est nous qui préchons la vérité, car nous avons pour 
nous la possession et la lradition ; il fallait pour répondre in- 
venter une autre église coexistante avec l’église catholique et 
présentant une suite non interrompue dans ses ministres et la 
transmission de leurs pouvoirs ; à grand peine on se forgea 
des ancêtres, avec les Vaudois, les Albigeois et les Manichéens. 
et Bossuel n'eut garde de négliger ce puissant moyen d'alta- 
que dans son Histoire des F ariations. 

Ce que les protestants firent alors sans en calculer les con- 
séquences désastreuses pour eux-mêmes, les ennemis du 
christianisme et de toute société régulière l’ont fait de tout 
temps. Celle guerre est ancienne, elle commence à la Genèse 
entre le serpent et la femme ; les mythes des poètes en re- 


229 RESTIF DE LA BRETONNE. 


tracent les phases successives sous mille allégories ingénieu- 
ses. Aujourd'hui, comme notre civilisation procède du chris- 
tianisme, comme le christianisme a sa plas complète expres- 
sion dans le catholicisme, c’est contre le catholicisme que se 
dirigent les efforts de l'antique séducteur du genre humain, et 
pour cela il emploie deux armes terribles, l'orgueil et la 
luxure. 

Aussi quand il surgit une théorie soit-disant nouvelle, pré- 
tendant organiser l'humanité en dehors des luis chrétiennes, 
cherchez bien, scrutez le sens véritable que l'on voile sous des 
parures appropriées au moment, et vous trouverez infaillible- 
ment ces deux passions, nobles selon le monde, péchés capi- 
taux selon l'Evangile, et vous trouverez la révolte des sens 
contre l’âme, el, pour cause de cette révolle insaliable, Ja dé- 
chéance de l'homme par le péché originel. Et ces deux épées 
de combat, on ne les lint pas dans le fourreau à l’époque de 
Restif, et lui, homme sensuel, se servit de la seconde. Partout, 
dans ses livres, même lorsqu'il veut être sérieux, même 
lorsqu'il balbutie les mots de pudeur et d’honnêteté, car il a 
de bons moments et des instincts généreux, il ne peut rete- 
nir.son langage décolleté. On dirait que sous le prétexte de 
combatre les vices de son époque il cherche à composer des 
tableaux érotiques plutôt que des remèdes applicables ; d’ail- 
leurs, il est très-inégal et varie souvent dans ses appréciations. 
Tantôt il injarie la religion chrétienne et ses ministres, lan- 
{ôt il lui donne une place honorable dans ses utopies ; el puis 
lorsque les sanglantes conséquences des idées révolutionnaires 
vinrent couvrir la France de sang et de ruines, Reslif, na- 
ture honnête au fond, bien que singulièrement dévoyée, s'in- 
digna des excès de ces enfants terribles auxquels ses romans 
avaient servi de catéchisme. Comme tant d’autres, il avait eu 
l’aveuglement de croire que, le christianisme détruit, rien ne 
serait plus facile que de gouverner les hommes, et quil 


RESTIF DE LA BRETONNE. 223 


sufhrait, pour les ramener à l'âge d’or, de quelques rhéteurs, 
de bons vieillards el de repas en commun ; et il s'élonna de 
voir la révolulion luer les vieillards et les rhéteurs, même les 
jeunes filles qu'il aimait tant et ne pas s'arrêter aux idylles de 
Collot-d'Herbois el du cousin Jacques. 

Je m'aperçois, Monsieur, que je fais précisément ce que 
je voulais éviter, un article au lieu d'une simple note. J'y 
reviens, car en voulant entreprendre autre chose qu'un tra-— 
vail de compilateur, je succomberais bien vite sous le fardeau 
d’une dissertation sur la philosophie de l'histoire. Voici donc 
la liste des productions de Restif de la Bretonne. 

1° La Fanulle vertueuse ; ce fut son premier ouvrage, tiré 
à 2000 exemplaires en 1767, format in-18 ; l'orthographe 
bizarre dont se servit l’auteur, car il prétendait aussi au titre 
de réformateur en fait de grammaire, ce qui n’est pas le rôlé 
le moins original de sa physionomie, l'orthographe fil tort à 
la venie de ce roman, essai informe et dénué d'invention. Ce 
n'est pourtant pas une traduction de l’anglais, comme le titre 
l'indique, mais l’histoire véritable d’un négociant de Lyon. 

2° Lucile ou les Progrès de la / ertu, ouvrage très-libre 
qui parut en 1768 et fut payé trois louis à l'auteur. 

3° Le Pied de Fanchette parut la même aunée ; on en fit 
une seconde édition en 1776. Ce roman eut du succès; c'était 
l'histoire d'une jeune marchande de la rue Saint-Denis. 
Fréron refusa de l’annoncer dans son journal parce qu'il le 
trouva trop leste. 

4° La Confidence nécessaire, en 1769, réimprimé en 1778. 

5° La Fille naturelle en 1770, avec une seconde édition 
en 1774. Celui-ci fut très-loué par Fréron. 

6° La Femme infidèle, ouvrage d'une obscénité extrava— 
gante. L'auteur, sous des noms d'emprunt, se mel en scène 
avec quelques personnages du temps. Grimod de la Reynière 
est désigné sous celui de M. de l’Elisée, parce que l'hôtel de 


224 RESTIF DE LA BRETONNE. 


ce célèbre gastronome était situé à l'entrée des Champs-Ely- 
sées. M. de Toustain-KRichebourg s'appelle Stable, Butel du 
Mont, censeur royal, s'appelle OEuil-de-Bœuf, etc. 

1° Adèle de Comm...., 1772, histoire véridique de la 
fille naturelle du dernier duc de C....… 

8° La Femme dans les trois états, de fille, d'épouse et de 
mère, 17792. 

99 Le Ménage parisien, 1773, indiqué comme le 8° ou- 
vrage, salyre assez plate des gens de lettres de l’époque. Cré- 
billon fils, censeur royal, bien qu'il fût mallraité comme les 
autres, approuva le livre, ce qui le réconcilia avec Restif. Né- 
anmoins, les notes insérées à la fin et dans lesquelles il at- 
tuque violemment tous les auteurs en ne déguisant leurs noms 
que par une simple inversion de lettres, le fit suspendre. Ces 
inversions étaient par trop faciles à deviner, ainsi Barthe s'ap- 
pelait Ehtrab et Cerulti, Iltufec, et Restif Ini-même avait 
indiqué la clef de ces transpositions. 

10° Nouveaux mémoires d'un homme de qualité, 1773. 

11° Traduction de trois ouvrages de Quevedo de Fillegas, 
1775, tirée à 1500 exemplaires; le libraire Cassard en tira 
500 autres en reslituant à cet ouvrage le titre de l'Æventurier 
Buscon, qui élail celui de l’auteur espagnol et que Restif 
avait changé en celui de Zn Matois. Celle traduction fut 
commencée pur M. d’Hervilly, censeur royal; Restif ne fit 
que l'achever et ajouta à la fin du 3° volume une note sur 
l'Inquisilion, rédigée, dit-il, sur les récits d'un particulier 
échappé à ce tribunal ; c'est un véritable roman. 

190 Le Paysan perverti, 1776. C'est le chef-d'œuvre de 
Restif; les trois mille exemplaires de ce roman furent épuisés 
en un mois, el il eut deux édilions en Angleterre. M. Mon- 
selet a fait ressortir avec talent, dans son article, le mérite 
singulier de cetouvrage, mérite d'invention et même de style. 
Les caractères en sont tracés avec une vérité et une énergie 


RESTIF DE LA BRETONNE. 225 


cfrayantes, et je ne sais, malgré la crudilé des peintures, 
malgré l'atmosphère de débauche et de mauvais lieux qui 
saisit le lecteur à la gorge, si l’on ne pourrait pas à la ri- 
gueur le considérer comme un ouvrage moral et utile. 

Cette peinture brutale des suites d'un premier pas dans le 
vice peut arrêter certaines natures indécises el insouciantes, 
de même que certains livres de médecine, que certains cabinets 
d'anatomie font plus d'effets par la crainte qu’ils inspirent que 
les meilleurs raisonnements. 

13° L'Ecole des Pères, 1776. L'auteur l'avait racheté du 
libraire Costard pour le mettre à la rame. Un ami l'en dissuada 
et il vit le jour. C’est une altaque contre l’£mile de Rous- 
seau. (1). 

14° Le Quadragénaire, 1777. 

15 Lenouvel Abeilard. 1778. C'est l'histoirgde Mn: Lando, 
jolie charcutière de Paris. 

16° Tableaux de la vie oules Mœurs du XVIIF siècle ; 
in-18, sans date. Je crois qu'il doit se placer après le Nouvel 
Abeilard : c’est une suite de nouvelles qui ne sont pas plus mau- 
vaises que beaucoup d'autres et qui se recommandent par 17 
gravures charmantes de Moreau; une des plus iolies, les Pe- 
tils parrains, a élé reproduite par l'Z{lustration. Dans celle in- 
titulée : l'Opéra, il y a une robe à paniers traitée d’une façon 


(1; Grimm disait de ce roman. « C'est une espèce de caricature d'Émile 
à l'usage des fermiers et des marchands de la ruc Saint-Denis. Cependant au 
milieu d'un fatras de vues mal dirigées et de situations communes ct triviales 
vous trouverez des idées fortes, des peintures neuves et surtout des détails 
de la plus grande vérité. Toutc la canduite de ce roman est extravagante, 
absurde, mais au moment ou vous êtes prêt à jeter le livre, vous rencontrez 
unc page heureuse et des morceaux d’un dialogue bien naturel et d'une sim- 
plicité rare. On ne se fait point l’idée d’une tête plus singulièrement orga- 
nisée, d’un mélange plus étonnant de platitude et de génie, d'ignorance et 
d'instruction , de sagesse et de folie, » 


226 RESTIF DE LA BRETONNE. 
merveilleuse et d'une finesse de burin à désespérer tous nos 
graveurs modernes. . 

147. La Jic de mon Père, 1779. Un des plus estimés ; 
c'est l’histoire véritable et généalogique de la famil'e Restif, 
ornée de gravutfes assez naïves et des portraits d'Edme Restif 
et de Barbe Ferlet, père et mère de l'auteur. 

18. Les Contemporanes:; commencé en 1779, fini en 
1785, en 42 volumes. Cubières en 1810, disait de cet ouvrage : 
« Il a composé 1200 nouvelles dans les Contemporaines, que 
personne n’a prônées, mais qu'aucun auleur n'a surpassées. » 

Sur le titreil y a: publiées par Thimothée Joly, de Lyon. 
C'est probablement un nom imaginaire. Dans cette énorme col- 
lection, l'orthographe de Restifest de plus en plus en état de 
révolte contre l'orthographe reçue et contre le bon sens. 
M. Marle n'élæt aussi qu'un plagiaire de notre auteur. Il y a 
des Nouvelles que, pressé sans doute par l’impétuosité de ses 
idées, il a négligé d'écrire et dont il ne donne que le canevas: 
le tout est farci de grayures aussi bizarres que le texte. 

19. La Malédiction paternelle, indiquée comme le 17° 
ouvrage. parut en 1779, sous la dale de 1780. Ce reman est 
fort libre, et Restif, malgré son laisser-aller de style, se crul 
obligé d'employer le latin pour rendre les passages trop gra- 
veleux. Les gravures en sont belles. 

20. La Paysanne perverüe , 1780; ce roman indiqué 
comme le 21°, était l'ouvrage de prédilection de Reslif; il est 
inférieur néanmoins à son Paysan. C'est toujours sa propre 
famille qu'il met en scène; il y a 114 estampes, fort curieuses 
sous le rapport des lypes et des costumes. 

21. Ze Dédale francais, publié en 1781, composé en 1779, 
pendant une maladie de l’auteur, qui l’écrivit en grande par- 
tie dans son lit, ce qui en expliquerait l’extravagance ; c'esl 
une contrefaçon de Gulliver, moins la délicatesse d'esprit el 
la portée philosophique de Swift. 


RESTIF DE LA BRETONNE. 227 


22. La dernière Avanture d'un homme de quarante cinq 
ans, 1783. 

23. La Prevention nationale, en forme de drame, 1784. 

2h. Les Feillées du Marais, ou Histoire du grand prince 
Oribeau, roi de Mommonie, commencée en 1777, imprimée 
en 1785. Cubières lui-même, ami de Reslif, avoue que cet 
ouvrage est inintelligible. 

25. Les Francaises, les Provinciales et les Parisiennes, 
suiles de nouvelles, ornées de gravures; 1786 el 1787; dans 
le 1°" volume des Parisiennes on trouve la célèbre généalogie 
de Restif, qui remonte à l'empereur Pertinax, successeur de 
Commode. 

26. Les Nuits de Paris. ou le Spectateur nocturne, 1788; 
celte collection de nouvelles qui pourrait défrayer vingt ro- 
manciers el des plus féconds de nos jours, est entremélée de 
théories sociales, avant-garde des théories de Fourrier et des 
communistes. On y retrouve le Phalanstère à l'état de genine 
et quelques autres idées de celle école, comme celle de la 
copulation des planètes. 

27. Iygénue Saxancour, 1789 ; Cubières disait que ce ro- 
man semblail avoir été composé-pendant un accès de fièvre 
chaude. 

29. Le Palais-Royal, 1790; les censeurs ne voulurent 
jamaïs laisser passer celui-là, comme étant trop ordurier ; en 
effet, il était difficile de pousser plus loin le mépris de toute 
pudeur. Ces quatre volumes contiennent les biographies des 
proslituées qui encombraient alorsles galeries du Palais-Royal 
et le récit de tous les raffinements de débauche usités dans 
les bouges qui l'environnaient. 

30. M. Micolas ou le Cœur humain dévoilé, 1791; ce 
sont les Confessions de Resuf, plus scandaleuses, el à 
coup sûr.d’un style moins châlié que celles de Rousseau ; 
elles ont pourtant le mérite d’être écrites avec moins d'em- 


2928 RESTIF DE LA BRETONNE 


phase et plus d'imaginalion. On y retrouve la généalogie 
qui remonte à Perlinax. Cet ouvrage est horriblement im- 
primé et sur un papier des plus communs. 

31. Le Drame de la vie en 13 actes des ombres et 10 
pièces régulières ; en lêle est cette réclame aussi bizarre que 
le titre: 


Lecteurs ! lisez 
Le plus intéressant des ouvrages 
Sans craindre le scandale. 


Ce sont toujours les parents el les connaissances de l'auteur 
qui figurent dans ces scènes, éditées en 1793; à la Gn se 
trouvent quelques lettres de Grimod de la Reynière. 

32. Philosophie de M. Nicolas, 1796; c'est un système 
de la nature dénué de toute apparence de sens commun; 
mélange d'erreurs, d'impiété et de libertinage. 

33. Les Posthumes, lettres reçues après la mort du mari 
par sa femme qui le croit à Florence ; imprimées en 1802, 
sous le nom de Cazotte. 7 

. Cel ouvrage, un des moins connus, est le plus curieux de 
lous les ouvrages de Restif-el celui qui résume le mieux le 
genre d'hallucination auquel le conduisirent les théories des 
illuminés. C'est un monsirueux assemblage d’impiété, de 
blasphèmes et d’obscénités ; celte lecture produit l’effet d’un 
cauchemar ; Restif atlaque le christianisme, nie les récits de 
la Bible comme toute l’histoire ancienne, mel à la place un 
panthéisme grossier et la métempsycose. Ses exemples sont 
divertissants; Henry IV devient un curé de village, et quel 
curé? il va sans dire que Reslif en fait un à sa façon qui est 
un singulier lype du prêtre. Louis XIIT revient au monde 
sous la forme du fils d’un espion et d’une fille publique. 
Richelieu est tour à tour le fils d'un meunier, un soldat as- 
sasin et mange de la chair humaine! M. Arthaud de Bellevue, 


RESTIF DE LA BRETONNE. 299 . 


qui est souvent cilé, avant d’être M. Arthaud, avait été 
Labruyère, Ronsard, Clément V et Clovis. Marie-Antoinette 
avait été Brunehauit ! 

La plume se refuse à remuer cette accumulation de choses 
absurdes ou dégoutantes. C’est à la fois le langage des man- 
vais lieux et des pelites maisons. Restif se déchaîne contre le 
célibat, et il avait de bonnes raisons pour haïr la virginité: 
sur les Jésuites, el en fait d’insinuations calomnieuses, il dé- 
passe les pamphlélaires de notre temps. Il prône les livres 
éroliques comme indispensables à une bonne éducation; en 
fait d'histoire naturelle, il donne une âme à la matière et des 
organes aux comèles ; quant à l’homme, il se réunit à 
quelques matérialistes pour en faire un produit successif du 
singe et du chien. Le héros de ce livre est un personnage 
imaginaire qu’il nomme le duc Multipliandre, nom heureu- 
sement trouvé, car ce héros a le pouvoir d'engcndrer à l’in- 
fini, d'entrer dans les corps en en chassant les âmes (je crois 
ce trait emprunté a quelque conte oriental}. Cagliostrn figure 
aussi; celui-là n’est pas déplacé; il parle même de Jésus- 
Christ, Proh Pudor ! qu’il nomme Jésuah et qu’il fait venir 
des amours du soleil et d’une planète ! 

Voici encor du Fourrierisme ; Fourrier n’a pas le mérite, 
assez stérile, d’avoir inventé, il n'a faitque mettre en ordre 
.des folies antérieures ; dans le pays peuplé et régi par le duc 
Mullipliandre, au bout de trois mille ans, la terre devient un 
séjour enchanté ; les glaces des montagnes et des pôles sont 
fondues, sauf celles que l'on lient en réserve pour boire frais; 
deux lunes sont chargées de l'éclairage des nuits (Fourrier a 
renchéri là dessus et en octroye sept à ce que je crois); les 
animaux malfaisants disparaissent, la nature est corrigée, les 
pôles sont habitables, la mer est excellente à boire. On voit 
pousser des fruits nouveaux et apparaître de nouvelles espèces 
d'animaux, composés d’aggrégations disparates. Au milieu de 


230 RESTIF” DE LA BRETONNE. 


cela, l’auteur trouve le moyen de placer un récit sommaire de 
la révolution. A la fin se trouvent quelques chapitres intitulés 
Revies, qui égalent en détails obscènes ces manuels du liber- 
linage qui mènent les libraires eu police correctionnelle; ce 
sont des récits de la jeunesse de l'auteur, exposés sans le 
moindre voile; puis vient une note sur un mode tout différent ; 
une plainte amère, un cri de désespoir, ces mots de l’Écriture: 
miseremini mei, sallem vos amici mer: l'auteur se plaint 
de sa triste situation; 68 ans, la misère, l'oubli. C'était bien la 
peine d’injurier le christianisme et de se faire l’apôtre du sen- 
sualisme pour finir par cette exclamation nâvrantle. 

34. Nouvelles Contemporaines, 1802; recueil érotique. 
Sous le titre collectif d’Zdées singulières, Reslif fit paraître à 
diverses époques, cinq ouvrages d'économie sociale, ou pro- 
jets de réglements pour diverses classes de la société, en 
voici le titre : le premier, le plus connu, est le Pornographe, 
il eut un grand succès, plus peut-être à cause de l'attrait des 
sujets graveleux pour les amateurs de scandale qu'à cause 
des idées utiles et pratiques qui y sont renfermées. Ce traité 
de la Prostitution fut imprimé en 1769 ; M. de Sartines, lieu- 
tenant de police, l’approuva; on y trouve en effet des vues 
qui ne manquent pas de sagesse, pour un sujet aussi scabreux, 
et des intentions fort louables. Comme dans les ouvrages sui- 
vants, la théorie est enchassée dans une espèce de roman parc 
yeltres. ; 

Le Mimographe, ou Idées d'un honnête homme sur la ré- 
formation du théätre, 1769. | 

Les Gynographes, ou réglement pour les femmes. 

L'Andrographe, ou Règlement pour les hommes ; il vaut 
moins que les précédents et fait pressentir l’extravagance des 
Posthumes ; l'auteur recommande la communauté des biens 
et des repas ; il fait grâce à l’église néanmoins et la conserve 
ainsi que le dimanche en les accommodant à sa façon. 


RESTIF DE LA BRETONNE. 231 


Le Thesmographe, ouvrage sur la réforme des lois, 1789. 
Il devait y avoir un sixième volume, intitulé le Glossographe 
ou la Langue réformée ; il ne parut jamais. 

M. de Cubières publia, en 1811, un roman posthume de 
Restif, intilulé: Histoire des campagnes de Maria, ou Epi- 
sode de la vie d'une jolie feinme, et le fil précéder d’une vie 
de l'auteur; Cubières était son ami el avait élé cité dans 
quelques ouvrages sous le nom de ARubiscée. 

La mort empêcha Restif de publier : 

Les mille et une Métamorphoses. 

Les mille et une Faveurs ; il y a déjà sous ce titre un ou-" 
vrage très-long et très-ennuyeux du chevalier de Mouhy. 

Les mille et une Résolutions d'une fille à marier. 

Les mille el une ingénuités, ou l'aimable Agnes. 

Claire d'Albe, pendant de la Nouvelle Héloïse. 

L'Enclos des Oiseaux. 

Le Livre des sots, ou les Tours de passe-passe des épouses 
de Paris. 

Voici, en abrégé, ce qu’en disait Cubières dans sa biographie: 

« Nicolas-Edme Restif de la Brelonne, né à Sacy, en 
Bourgogne, le 22 novembre 1734, fut marié le 22 avril 
1760 à Agnès le Bègue, avec laquelle il a mal vécu ; il est 
mort à Paris le 3 février 1806. Il fut prote d'imprimerie el 
végéla dans la misère jusqu'en 1765. Ses ouvrages lui procu- 
rèrent 56,000 fr. en 10 ans. A la révolution, il fut ruiné par 
les assignats et suspendit alors ses impressions. Le directeur 
Carnot vint à son secours ; après sa disgrâce il obtint une 
place de 4000 francs qu’il occupa jusqu’à sa dernière maladie ; 
En ce moment il serait mort de misère sans les bienfaits de 
Mme de Beauharnais et les soins du médecin Nauche. Il 
laissa deux filles, dont l’une épousa M. Vignon. Sa taille avait 
cinq pieds deux pouces, son front était large et découvert, 
il avait les yeux grands, noirs et pleins de feu, le nez 


932 RESTIF DE LA BRETONNE. 


aquilin, la bouche petite, les soucils noirs, la poitrine velue, 
sa physionomie rappelait l'aigle et le hibou à la fois. . . 


Il n’était point anarchiste en politique ; fidèle au gouver- 
nement monarchique, dans un moment très-périlleux, on le 
vit monter la garde aux Tuileries, pour que le roi ne fût pas 
enlevé. La plupart de ses ouvrages ne sont pas écrits, il les 
a composés en fravaillant lui-même à la casse el à la presse. 


Il voulait créer une nouvelle religion, un nouveau système 
du monde et une langue nouvelle . . . . . . . . 


e. e ° ° e e e e 02 e. e. ° e e e. e e e e 


On l’a appelé le Voltaire des femmes de chambre, le 
Rousseau des halles ; Grimm disait qu'il était le Rousseau 
du ruisseau, comme Laclos élait le Restif de la bonne com- 
pagnie. » 

Voici une lettre écrite le 15 février 1806, au Journal de 
Paris, par sa fille, Mme Vignon et Mme R.... veuve Restit 
d'Annay: 

« M. Restif de la Bretonne est mort à Paris, âgé de 72 ans, le 3 février 
1806, sans souffrance st sans crainte. 

« Il était entouré de ses enfants, de ses domestiques et de sa garde; jamais 
il n’a manqué d’un honnète nécessaire ; ses enfants, ses petits enfants, ses 
sœurs, ses amis, ses voisins ne l’auraient pas souffert. 

« Son infortune venait de malheurs et non d'un manque de conduite. 

« Quel homme fat plus que lui laboricux ct infatigable? Certes, il ne 

ouvait étre dans l’aisance après avoir cssuyc des banqueroutes ct des rem- 
oursements en mandats ; mais sa position, pour avoir ête difficile, n’a point 


été humiliante. Le gouvernement d'un empereur aussi humain que grand, 
pourvoit à tout avec dignité. » 


Telles sont, Monsieur, les notes que j'ai pu recueillir sur 
Restif, je les crois assez complètes pour n'être pas dénuées 
de tout espèce d'intérêt. Les bibliomanes et les collectionneurs 
d'anecdotes littéraires accueilleront, peut-être, avec indul- 
gence, ces recherches qui ne n'ont coûté que la peine d’é- 
pousseler de vieux cartons et deux rayons de bibliothèque. 


Agréez elc. 
L. MOREL DE VOLFINE. 


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Es 2 


HISTOIRE DES CLASSES AGRICOLES EN FRANCE, DEPUIS SAINT 
Louis susqu’aA Louis XVI, par C. DARESTE DE LA CHAYANNE, 
professeur d'histoire à la Faculté des Lettres de Lyon ; 
Mémoire couronné par l’Académie des Sciences morales et 
politiques. Paris, Guillaumin, 1854. 


Si l'on a quelquefois médit des prix d’Académies, et non 
peut-être sans apparence de raison, il faut avouer que ces cri- 
tiques n’ont rien qui puisse s’adresser à ceux de l’Académie des 
sciences morales el politiques. A la rigueur, on peut s'éton- 
ner qu'un oraleur, un poète aillent demander l'inspiration à 
un programme de concours ; mais l'historien et le philosophe 
ne sont point hommes d'inspiration. La science est leur seule 
muse. Observer des faits ou dépouiller des textes mieux que 
ne l'ont fait leurs dévanciers, puis en tirer des conclusions plus 
rigoureuses, c'est une tâche qui ne réclame impérieusement 
aucun enthousiasme, el où, d'un autre côté, il est plus facile 
de distinguer le talent sérieux de la médiocrité habile. L'’ins— 
lilut, comme le sénat où sont réunis les maîtres de la science, 
centralise les résultats acquis et voil ce qu'il reste à faire ; 
lorsqu'il a constaté l'opportunité de telles ou telles recherches, 
quoi de plus sage pour les écrivains qui entrent dans la car— 
rière, que de tourner de ce côté leurs talents et leurs efforts? 
Ïis y gagnent au moins de n'être pas exposés, comme les tra- 


234 BIBLIOGRAPHIE 


vailleurs solitaires, à s'épuiser vainement sur un terrain suffi -- 
samment exploré, el de refaire pour leur compte des dé- 
couvertes qui appartiennent déjà à d’autres. Le choix de l’In- 
stitut leur est garant de la nouveauté et de l'opportunité de 
leur sujet, double point très-important toujours, mais surlont 
à une époque où la voie de la science est si encombrée, el où 
le public s'intéresse si peu aux livres qui ne viennent pas à 
propos. 

Sous ce rapport, personne n’a été plus heureux que M. Da- 
reste. Le titre de son Mémoire, qui est devenu un beau livre, 
altire les yeux même des indifférents, et pourtant ce n'est que 
la question mise au concours. Mais on pourrait dire que celte 
question est à l’ordre du jour, tant elle répond bien à la pré- 
occupation du moment. Il y a déjà quelque temps que l'his- 
loire n’étudie plus seulement les événements politiques ; elle 
voit dans le passé autre chose que des guerres, des traités, des 
mariages de princes, et son attention ne se concentre plus ex- 
clusivement sur les dynaslies souveraines ei les classes diri- 
geantes de la société. Elle s'inquiète de ce qui est le vrai corps 
de la notion, de ces classes laborieuses si peu connues jusqu'ici 
et si dignes de l'être. On approfondit leurs origines, on éludie 
les conditions de leur existence aux diverses époques, les chan- 
gements qui se sont produits dans leur situation matérielle el 
morale sous l'influence de la politique et de la législation. 
Outre l'intérêt historique de celte étude, une science hu- 
maine el chrélienne espère trouver dans ce passé des ren- 
seignements utiles pour l'avenir, y apprendre quelles causes 
influent sur le bien-être et le développement intellectuel des 
peuples, sur leur bonheur et leur vertu. Mais peut-être, entre 
ces classes vouées au travail matériel, s'est-on lrop exclusive- 
ment occupé jusqu'ici des ouvriers de l'industrie et des villes. 
Nous vivons plus près d’eux ; leurs souffrances, qu'ils suppor- 
tent plus impatiemment, nous frappent davantage ; enfin, ils 


BIBLIOGRAPHIE. 239 


ont quelquefois pris la parole , el très-bruyamment, pour 
appeler sur eax l'attention publique. Par là, ils l'ont accaparée 
au détriment de la classe non moins intéressante et bien plus 
nombreuse qui cultive le sol. La science a presque entièrement 
négligé les campagnes, au point que leur histoire est un sujet 
tout neuf, dont la grande difliculté consiste même en ce qu'il 
y a tout à faire, tant les documents sont rares et épars. 

On commence à revevir de cet oubli. Des couses diverses 
ont attiré les regards, soil de la science, soit du public, sur les 
populations agricoles. Aux crises industrielles ont succédé, à 
plusieurs reprises, depuis quelques années, des crises de sub- 
sistances bien plus terribles par l'étendue de leurs effets. L’é- 
conomie en a recherché les causes; elle s'est inquiétée de Ja 
dépopulation des campagnes, de celle fièvre qui pousse les 
paysans à quitter leurs paisibles travaux pour venir chercher 
dans les villes des salaires plus élevés, mais moins sûrs. Les lé- 
gislateurs et l’État ont dû s'occuper de ces nouveaux dangers : 
maintenant inême ils essaient, par de vasies institulions de 
crédit foncier, de remédier à cette plaie si longlemps incon- 
nue des hypothèques qui grèvent le sol. Mais ce n’est Jà qu'un 
palliatif ; beaucoup pensent que le mal vient de plus loin. 
Une statistique pessimiste s'est même demandée si l’agricul- 
ture, celle mamelle de la France, comme disait Sully, ne 
s'était pas appauryrie de nos jours ; si la terre de notre patrie 
n’étail pas épuisée, el sur la pente de cette stérilité à laquelle 
sont vouées aujourd'hui, par suite de diverses causes , tant 
d’autres contrées jadis fertiles. Bref, l’altention universelle est 
fort éveillée sur toutes ces questions auxquelles se relient de 
si graves intérêts. Et comme le présent tient {oujours au passé, 
l’Académie des sciences morales et politiques ne pouvait met- 
(re au concours de question plus opportune que l’Aistoire des 
classes agricoles. 

Nous n'avons point à juger le livre de M. Dareste ; l'Insti- 


236 : BIBLIOGRAPHIE. 


tut s’est chargé de ce soin. Il l’a couronné, sur un rapport 
très-flatieur de M. Guizot ; tout éloge pâlirail devant l’auto- 
rité d’une approbation si honorable. D'ailleurs, nous avons 
trop à apprendre dans ce savant ouvrage pour qu'il puisse 
nous convenir de prendre en l'étudiant le ton des criliques 
ex cathedra. Nous voudrions faire mieux : indiquer nelte- 
ment les questions qui y sont {raitées, la méthode de l'auteur, 
les résultats auxquels il arrive, montrer par où ce livre de 
science nous a pourtant vivement intéressé, et par où il peul 
intéresser comme nous, non pas seulement les savants com- 
pétents, mais la masse du public éclairé. Les lecteurs y trouve- 
ront, sur ce sujet dont l'importance frappe tout le monde, une 
multitude infinie de faits curieux pour la plupart peu connus, 
savamment groupés; des vues netles el souvent imprévues; des 
idées généreuses exprimées avec une grande réserve, el qui 
n’en ont que plus de valeur. 

Le programme de l'Institut restreignail le sujet entre le 
règne de St-Louis et celui de Louis XVI. Néanmoins M. Dareste 
a cru devoir mettre en lête de son ouvrage un lableau général 
de l’état des populations agricoles avant le XIII° siècle, 
où il résume el complète les vues jetées sur ce vaste sujet par 
MM. Guizot, Thierry, Guérard et les autres historiens qui ont 
pris à tâche d'éclairer ces obscures origines. 11 expose d'abord 
l'état des personnes, distinguant nettement les classes diverses 
des esclaves, des colons, des hommes libres, expliquant leur 
raison d’être, et les révolutions qui firent passer une partic 
de la population de l’une de ces classes à l'autre ;* puis l'état 
des terres, et les litres divers auxquels elles étaient possédées. 
Le chapitre IT traile des bourgs et des villages, de leur for- 
mation et de leur administration jusqu'aux temps féodaux; il 
nous fail assister, pour ainsi dire, à la naissance de notre pa- 
(rie, en nous montrant, après les ravages de l'administration 
romaine et des invasions barbares, les groupes d'habitations sc 


BIBLIOGRAPHIE. 237 


reformant aulour des grands propriétaires ou des couvents ; 
l'Eglise divisant le sol en paroisses, et les châleaux des con- 
quérants devenant aussi le centre d'agglomérations nouvelles. 
Disputées entre plusieurs juridictions ennemies, ces popula- 
tions finirent par obtenir quelques droits, quelques garanties; 
mais, pour arriver là, que de souffrances, que de désordres, 
que de luttes! Nous avons au moins le bonheur de voir, à ces 
époques malheureuses, l'Eglise prendre l'initiative de la liberté, 
el par son exemple contraindre les seigneurs laïques à res- 
pecler et à étendre les droits de leurs serfs. 

Le chapitre III est l'histoire de la condition personnelle des 
populalions rurales depuis le XIII° siècle jusqu'au XVIIIe. 
Il nous fait connaître la position respective des serfs, des 
mainmortables , et des lenanciers libres, trais grandes 
classes où rentrent toutes les variétés que le désordre des 
temps avait dû faire naître. Le servage disparaît enfin et 
la mainmorle , où jadis un grand nombre d'hommes libres 
-avaient cherché un refuge coutre de plus grandes souffrances, 
sacrifant volontairement la liberté à la sécurité, la mainmor- 
Le, dis-je, s’adoucit peu à peu et disparait même par voie d'af- 
franchissement, sous l'influence de causes nombreuses, dont 
la principale est le progrès de l'opinion publique et des idées 
religieuses. Le christianisme proclamait l'égalité des hommes 
devant Dieu; les papes Adrien IV et Alexandre III tiraient 
la conséquence polilique et civile de ce dogme en préchant 
l'émancipation ; et de là, au XIFI° siècle des affranchisse- 
ments en masse, où le motif religieux est souvent exprimé. 

Après l'homme, la terre. Elle aussi a été longtemps esclave, 
et le droit de tous à la posséder, c'est à dire la liberté terri- 
loriale, est une conquête récente. M. Dareste étudie d’abord 
l'histoire du sol par rapport à ceux qui le cultivent, aux te- 
nanciers, puis par rapport à ceux qui le possèdent; ce sont les 
chapitres IV et V. Dans le premier, il passe en revue les di- 


233 BIBLIOGRAPHIE. 


verses espèces de tenures et de baux; signalant les progrès qui 
de la pure domesticité et du métayage ont abouti au bail à 
ferme, véritable seuil de la propriété. Mais il s’en est fallu 
beaucoup que la législation et les mœurs donnassent dès l’a- 
bord parmi nous, même au bail à ferme, les garanties qui 
en ont fait un des principaux ressorts de la prospérité de l’An- 
glelerre. Au contraire, il fut longtemps entravé par des me- 
sures de défiance qui ne lui permirent pas de porter tous ses 
fruits. Delà ce goût si prononcé de nos paysans pour la pro- 
priété, et ce morcellement de notre sol, dont l’économie po- 
litique signale aujourd'hui les effets désastreux. Pendant tout 
le moyen âge, au contraire, et longtemps après, le sol élait 
presque tout entier entre les mains de la noblesse el du clergé; 
M. Dareste étudie les conditions de cette sorte de propriété; i 
signale les obstacles que le système féodal apportait au dé- 
veloppement des intérêls généraux, et les modifications utiles 
que la législation lui fit subir pendant les (rois derniers siècles. 
Il insiste sur les résullats funestes de cet absentéisme des 
grands propriélaires qui, à partir de François I, et surtout 
sous Louis XIV et Louis XV, abandonnèrent de toutes parts 
les campagnes pour aller dépenser à la cour, en un luxe sté- 
rile, les revenus de leurs terres , plus faciles à convertir 
en argent depuis la découverte de l'Amérique. Ici encore 
l'histoire du passé nous explique les maux contemporains; 
elon ne s'étonne plus de voir ce vice, qui ruine à la fois el 
le propriétaire et la propriété, attaqué si vivement de nos 
jours par les meilleurs esprits et les plus expérimentés (1). 

Mais il y a tant de plaisir à parcourir ces intéressantes 
questions, que cette analyse prend des proportions démesurées- 
11 faut pourtant nous borner. Disons seulement que, dans Île 


1) Voir dans le Correspondant (décembre 1833) un remarquable article 


de M. Ad. Baudon, sur les devoirs de la grande prapricté. 


BIBLIOGRAPHIE. 239 


chapitre VI, qui traite de l'administration seigneuriale, M. 
Dareste, par une théorie qui lui appartient, la distinction 
entre les droits qui dérivent de la propriélé el ceux qui déri- 
vent de la souveraineté, jette un grand jour sur celle difficile 
classification des droits seigneuriaux. Il les passe tous en re- 
vue; puis, dans le chapitre VIE, il étudie les rapports de l’admi- 
nistration centrale avec les campagnes, et il nous fait assis- 
ter aux progrès du pouvoir royal, qui longtemps enfermé 
dans son étroit domaine, finit par étendre son influence active 
sur tous les points du sol français. Enfin, dans le chapitre Vi 
et dernier, qui est un des plus instruclifs de ce livre pour ceux 
que préoccupent surtout les questions économiques , l'auteur 
expose ce que l'on peut savoir de la condilion matérielle du 
peuple des campagnes aux diverses époques de leur histoire; 
de la production et de la population; du produit et du rapport 
des terres; du crédit foncier; du taux des salaires; de l'in 
dustrie dans les campagnes: du rôle qu'elles ont joué dans 
les évènements politiques, éludes curieuses ct neuves, qui sont 
le complément naturel de cet ouvrage, el qui contiennent 
une multitude de faits que l'on ne trouverait nulle part ainsi 
rapprochés. 

Tel est le livre de M. Dareste, autant qu'une courte ana- 
lyse peut en donner l'idée. Ce simple exposé suffit néan- 
moins pour montrer (out ce que celle lecture promet de 
plaisir et de profit. Mais, après les faits, les bons esprits de- 
mandent des idées: et il est impossible que d’use si longut 
étude il ne ressorte pas des conclusions plus ou moins géné- 
rales qui soient la récompense de cet énorme labeur. Ces 
conclusions, l'auteur les expose, un peu brièvement peut- 
être, à la fin de son livre, mais avec plus de développements 
dans une remarquable préface. I! y aurait beaucoup à dire sur 
cette préface qui est à elle seule un morceau très important 
par la nouveauté et l'élévation des idées. Ce sont, pour em- 


9240 BIBLIOGRAPHIE. 


ployer les termes mêmes de M.Dareste,« de courtes considéra- 
tions sur les lois providentielles qui ont présidé jusqu'à nous 
aux destinées des populalions rurales. » Courtes, oui sans dou- 
le, puisqu'elles n’occupent que douze pages: mais vraiment 
pleines de pensées et de vues que la plus haute philosophie 
de l'histoire ne désavouera pas. 

Nous ne pouvons penser à résumer encore ces considéra- 
tions qui sont déjà peut-être trop rèsumées : nous prierons 
bien plutôt M. Dareste, soit dans une seconde édition de son 
ouvrage, soit dans un travail spécial, de les étendre, de les 
développer, de leur donner loute la clarté, toute l'évidence 
dont elles sant susceptibles en les entourant de leurs preuves, 
et surtout d'en tirer toutes les conséquences applicables au pré- 
sent et à l'avenir. Bornons-nous à signaler ses principales idées, 
et pour ainsi dire les conclusions de ses conclusions, dussions- 
nous quelquefois marquer un peu plus fortement ce que cet 
esprit si réservé n'a fait qu'indiquer. 

En premier lieu, M. Dareste croit au progrès des classes 
agricoles. 11 n'admet point qu’elles soient restées station- 
naires dans ce mouvement en avant qui est le trait caracté- 
ristique de nos sociétés modernes; il croit pouvoir établir que 
leur situation matérielle s'est améliorée, et, avec elle, leur 
moralité. Franchement, il peut paraître étrange que cela ail 
besoin d’être établis il semble a priori évident que nos paysans 
libres et presque tous propriétaires, protégés par des lois équi- 
tables et par un pouvoir respecté, ont plus de conditions de 
bonheur que n’en avaient le serf du barbare, le mainmor- 
table du seigneur féodal, et même l’homme libre de ces 
temps de violence où l'existence et la propriété du faible 
étaient si souvent menacées. Mais puisqu'il est des esprits 
moroses qui, mécontents du présent, placent dans le passé un 
âge d’or imaginaire, il est utile de leur montrer par les faits 
que leurs idylles sont des rêves, que leurs doléances sont in- 


BIBLIOGRAPHIE. 241 


justes, el que, dans leur sévérité à l'égard du présent, il y a 
autant d'ignorance que d’ingratitude. Sans doute on a quel- 
quefois exagéré, dans un esprit de parti, les souffrances du 
servage et la pesanteur du joug seigneurial; mais en réduisant 
les choses à la vérité, aux faits positifs dont M. Dareste trace 
le tableau avec l'impartialité la plus scrupuleuse, il en reste 
assez pour nous inspirer une profonde reconnaissance envers 
ce Dieu qui, de l'esclavage antique, à travers lant de révo- 
lutions diverses, à graduellement amené nos générations à 
un état social si doux. S'il y a encore des misères, comme il 
y en aura sans doute loujours, en quoi peuvent-elles être com- 
parées aux misères de nos pères? Voyez, au XIE siècle, 
ces vingt-six famines bien comptées qui ravagèrent la France, 
et, même sous Louis XIV, cette année 1662 qui détruisit des 
villages entiers dans toutes les contrées au nord de la Loire; 
voyez ces paysans vêlus de peaux jusqu'au temps de M° de 
Sévigné, ou de ce sayon grossier, dont de vieilles peintures nous 
ont conservé le dessin ; songez surlout à celte absence complète 
de toute sécurité pour les faibles, qui est le trait distinctif de 
toutes ces sombres époques. Quant à l'état moral de ces popula- 
tions si misérables, il serait facile d’en tracer d'aussi tristes ta- 
bleaux. Le seul fait de la servitude ne devait-il pas entraîner, là 
comme ailleurs, ses déplorables consèquences ? Repoussons 
donc de l’histoire descampagnes, comme on la repousse de tant 
d'autres côtés, celte doctrine dela décadence que des docteurs 
sans mission prêchent à notre société découragée. C'étuit pour- 
tant dans l'histoire des campagnesqu elle croyaitsa position in- 
expugnable : M. Dareste nous prouve qu'elle ne peut pas plus 
s'y maintenir qu'ailleurs. Oui, le progrès n'est pas un rêve am- 
bitieux; il est un fait palpable, et aussi vrai pour l'état ma- 
tériel et moral de nos populations agricoles que pour la sci- 
ence de nos académies el l’industrie de nos ateliers. 11 ne 
s’est peut-être pas accompli d’une manière continue ; mais, en 


16 


242 BIBLIOGRAPHIE. 


somme, malgré quelques descentes momentanées, la route 
monlait néanmoins. 

En second lieu, à qui sommes-nous redevables de ce pro- 
grès ? Faut-il en faire honneur à la violence, à la révolle, 
à ces grandes Jacqueries qui ensanglantèrent si souvent le 
sol de la France ? M. Dareste pense, et c'est une idée sur 
laquelle il cst utile d’insister de nos jours, qu’il serait plus 
juste d'attribuer à ces commotions violentes les résultats op- 
posés. Les Seigneurs victorieux rétablissaient leur autorité, et, 
pour l'assurer à l'avenir, écrasaient les populations rebelles. 
Le progrès s'est fait par la liberté, mais par la liberté pacifi- 
quement conquise el charilablement concédée.Tout le monde y 
contribua, même ceux en qui les partis passionnés ne voient 
que des oppresseurs. Le gouvernement féodal établit entre les 
classes diverses une communauté d'intérêts et une solidarité 
qui devint peu à peu une garantie pour les faibles. L'Eglise 
rapprocha les grands et les petits, Ics hommes de toute ori- 
gine el de tout rang. « Son esprit, dit excellemment M. Dareste, 
présidait aux transformalions de la société; elle réunit les 
différentes classes de la nation sous des lois communes, et 
s'efforça d'élever graduellement toutes les conditions ..…. Ses 
enseignements, toujours favorables à la liberté el à la dignité 
bamaine, prirent de jour en jour plus d'empire sur les âmes 
et finirent par commander au monde. » Plus lard, lorsque 
le pouvoir royal établit l’ordredans le royaume, il assura à cette 
liberté naissante des nouveaux affranchis la sécurité qui en fit 
un bien réel el durable et qui leur permit d’en tirer parti. 
A dater de celte époque, c'est aux populations elles-mêmes 
qu’il faut faire honneur de leurs progrès. Leur activité, 
leur moralité augmentla peu leurs richesses, et par elles leur 
puissance. Ces fortes vertus créèrent le tiers-Etat, qui aprés 
n'avoir élé rien, comme disait Sièyes, finit par être fout. Il est 
impossible de parcourir da regard ce long travail des siècles, 


BIBLIOGRAPHIE. 243 


sans se sentir ému de tant d'efforts, de tant de vertus, dont 
nous recueillons aujourd'hui les fruits. On comprend alors jus- 
qu'à quel degré les générations sont solidaires; et à la recon- 
naissance envers nos devanciers se joint l’ardent désir de tra- 
vailler de même à rendre meilleur encore le sort de nos des- 
cendants. Paissions-nous, à notre tour, mériter la même 
reconnaissance | 

Pour cela, qu'y a-t-il à faire aujourd’hui ? C'est le troisième 
point sar lequel les idées de M. Dareste nous paraissent mériter 
d'être signalées. Il dresse le bilan des progrès accomplis, et 
le programme de ceux que l'avenir réclame. La colonisation, 
l'affranchissement des personnes et du sol, l'unité du gouver- 
nement, le nivellement des classes sont des œuvres achevées. 
Celle de notre temps semble être d'augmenter la richesse 
territoriale par les efforts commans de la spéculation indivi- 
duelle, de l'administration et de la science. Jusqu'ici on a 
marché au hasard, il importe d'associer toutes les forces fé- 
condes pour en tirer un meilleur parti, et de poser les bases 
d’une répartition équitable des produits du sol entre tous ceux 
qui concourent à son exploitation, soit par leur protection, 
soit par leurs capitaux, soit par leurs bras. Enfn, si nos pères 
ont fait de belles et bonnes choses, ils ont quelquefois outre- 
passé le but, et c’est à nous de réparer ces fautes dont les 
résultats funestes commencent à se produire. Mais ici il faut 
laisser parler M. Dareste. « La centralisation gouvernemen- 
tale, dit-il, n'ayant plus de progrès à faire, et le tiers Etat 
ayant perdu sa raison d'être par son triomphe même qui a 
effacé les anciennes distinctions de personnes, il reste aujour- 
d’hui à combattre les excès de cette double révolution. Ces 
excès, qu’on avait souvent négligé de constater dans l’en- 
traînement de la victoire, sont signalés maintenant avec une 
unagimité remarquable. En frappant jusque dans ses débris le 
système suranné de l’organisation seigneuriale, on a trop di- 


244 BIBLIOGRAPHIE. 


minué l'influence légitime des propriétaires ruraux: on a 
paralysé leur action; on a détruit des influences héréditaires, 
pour aboutir au morcellement indéfini du sol et à la mobilité 
perpétuelle des pouvoirs locaux. On a diminué également 
l'autorité que le clergé exerçait dans les campagnes, et sur- 
tout son indépendance. Cependant les mœurs, profondé- 
ment altérées par les lois, n’ont-elles pas gardé une partie de 
jeur ancienne puissance ? N'y a-t-il pas une force des choses 
qui reconstitue déjà indirectement les influences détruites ? 
N'est-il pas à désirer que ces liens de sentiments et d'intérêts 
communs, qui unissaient plus étroitement alors qu'aujourd'hui 
le propriétaire, pelit ou grand, le fermier et le simple ouvrier 
des champs ; que ces liens, brisés par une volonté systèmati- 
que, se renouent par quelque côté ? N'est-il pas bon que la 
terre soit sollicitée par des capitaux, même à un autre litre 
que celui de placement ? Ne faut-il pas rétablir enfin quelque 
chose de l’ancienne solidarité qui existail entre toules les elas- 
ses de la nation, solidarité qu'on n’a pas fait disparaître par. 
ce qu'elle est invincible, mais qu’on semble avoir combattue à 
plaisir ? » 

On sent assez, à la vivacilé de ces questions, que M. Dareste 
a des réponses loutes prêtes à y faire. Ceux qui ont bien voulu 
uous suivre jusqu'ici dans ce compte-rendu, désireroat comme 
nous qu'il formule bientôt ces réponses avec les développe- 
meuls que comportent et exigent d'aussi graves problèmes, 
soit, nous le répétons, dans une seconde édition de son livre, 
soil, ce qui vaudrait mieux encore, dans un second ouvrage 
que le premier semble appeler. 1l a fait jusqu'ici œuvre d'his- 
torieu savant, consciencieux, impartial, et c'est déjà beau- 
coup, car l'historien, en éclairant les faits, dissipe les préjugés, 
et ouvre, nous l’avous vu, des perspectives rassurantes. Mais 
ce n'est point assez. Une autre tâche le réclame. Celui qui a 
lant d'excellentes idées, tant de vues utiles sur le présent 


BIBLIOGRAPHIE. 24 


et l'avenir, est évidemment appelé à les répandre. {1 faut qu'il 
fasse œuvre de publiciste. Et s'il y porte les mêmes qualité 
qui ont fait le succès de son livre d'histoire. ce n’est paint 
un prix de l'Institut qui l'en récompensera, mais l'honneur 
d'avoir rendu un grand service à son pays, et la reconnais- 
sance de ses concitoyens. 

H. HIGNARD. 


PENSÉES D'UN SOLITAIRE, par Félix Ouvier ; 2° édition, 
revue et augmentée d'une seconde partie. — Lyon, Imp. 
d'Aimé Vingtrinier, 1854. 1 vol. in-12.— Chez GIRAUDIER, 
libraire, place Bellecour, à Lyon. 


Il y a quelques mois à peine, nous rendions compte ici des 
Pensées d’un Solitaire, que venait de publier M. Félix Olivier, 
el nous avons aujourd hui à annoncer une seconde édition de 
cel ouvrage, édition angmentée d'une deuxième partie, et 
imprimée avec beaucoup de soin et d'élégance. L'auteur y 
continue ses investigations morales, philosophiques et politi— 
ques. C'est toujours la même élévation d'idées, la même 
recherche d'expressions, la même variété de sujets. Hasarde- 
rons-nous un conseil ? Le style est comme le vêtement, il 
doit accuser les contours et non les-voiler. Eh bien ! plus de 
naturel et de simplicité dans les moyens donnerait plus de 
relief encore à la pensée de notre auteur. Nous en louerons 
sans réserve la sagesse et la portée. Son livre est de ceux qui 
font réfléchir et rêver, et qui en disent plus à l'esprit qu'ils 
ne sont gros à la vue. Annoncer sa deuxième édition, n'esl- 
ce pas le plus bel éloge que l’on puisse en faire, car cel éloge 
c'est le public qui s'en est chargé. 


L. B. 


L 


246 BIBLIOGRAPHIE. 


HISTOIRE DES EXPÉDITIONS MILITAIRES D'EpwaRD III ET 
pu PRINCE Noir, par Edmond LE Poitevin D£ LACROIX. 
— Bruxelles, 185%, in-8°. 


Nous recevons de la Belgique cel ouvrage remarquable 
dont le roi des Belges vient d'accepler la dédicace, et, si 
nous ne pouvons pas dire que nous l'avons lu avec plaisir, 
les désastres de la France ne pouvant jamais être pour nous 
une lecture bien séduisante, nous avouerons cependant que 
ces pages qui nous relracent une si noble époque et de si 
grands évènements, se font lire avec un vif intérêt. L'auteur 
a d'ailleurs, à travers ses éloges pour l'Angleterre et les 
vainqueurs de Crécy et de Poitiers, rendu pleine justice aux 
héros de notre pays, et nous avons élé, pour ainsi dire, 
consolé de nos désastres en lisant ces lignes écrites par un 
élranger : 

« Maintenant , si nous reportons nos regards vers la 
France, nous verrons qu'elle resta grande, quoique aux 
prises avec l’adversilé. Malgré les malheurs de la patrie, 
Philippe de Valois mit en action la devise de sa race : « Bon 
sang ne peut mentir. » Valeureux à l'égal de son adversaire, 
toujours constant dans le péril et ne se laissant jamais abattre 
par la mauvaise fortune, Philippe élait un digne rival du 
redoutable Edward. 

a .…. La France était menacée de devenir une province 
anglaise si plusieutrs grands capitaines ne fussent venus étayer 
de leur épée l'édifice chancelant de la monarchie française. » 

Aujourd’hui, Dieu merci, nous n’avons pas à craindre que 
notre pays devienne jamais une province anglaise : là n'est 
pas le danger. Depuis Poitiers et Crécy, la France a fait une 


e 
8 BIBLIOGRAPHIE. 217 


assez bonne moisson de gloire pour qu'on puisse lui parler de 
quelques mauvais jours qu'elle a traversés, de quelques pages 
douloureuses qui se trouvent çà et là dans son histoire, el qui 
ne l’ont pas empêchée de grandir et de prospérer; nous n'hé- 
siterons donc pas à recommander le livre de M. Le Poitevin 
de Lacroix, et à le signaler comme une œuvre de mérite, 
persuadé que bientôt ce travail se recommandera de lui- 
même dès qu'il aura pénétré dans nos bibliothèques et nos 


salons. 


Darictés. 


UN CHAPITRE DU BUDGET DE LA VILLE DE LYON 
EN 1754, 


Ou état des sommes payces de l'ordre de MM. les Prévots des marchands et des Echevins de La 
ville de Lyon, par Pierre Nicolau, écuyer, receveur de laditte ville, pendant laditte année (11. 


Exemptions (d'entrées des vins rem- 
boursées à divers établissements et 


officiers publics) . . . . . . . 28,000 ss.  d. 
Ports de lettres . * . . . . 4,200 
Aumônes et œuvres pies. . . . 8,235 
Extraordinaire . . . . . . . 330 
Aux Communautés et bourses des 

Pauvres. . . . .. …. …. 18,516 16 


Caves, Repas et Présents d'honneur. 36.052 12 3 
94,755 1 3 
Le dernier article de ce chapitre mérite d'être décompose. 
car il forme, pour l'administration, le pendant des épices de 
l'ancienne magistrature. On verra par là que les fonctions 
gratuites municipales au siècle dernier, n'avaient plus guère 
de gratuit que le nom, et étaient aussi onéreuses aux con- 
tribuables que de véritables traitements, les prestations en 
nature étant toujours très-élastiques et susceptibles de varia- 
tions. De nos jours il y a plus de sincérité, et il est impos- 
sible de retirer des fonctions gratuites le moindre profit 
direct, de bon aloi. 


CAVE, REPAS ET PRÉSENTS D'HONNEUR. 
CAVE. 
À Saillant Séon, pour le prix de deux 
pièces de vin de Côte-Rotie, voiture et 
droits de douane, suivant le mandat 
quittancé . . . . . . . …. . 233 6 


(1) Tout en copiant ces chiffres exactement il nous a été impossible de 
faire tomber juste nos additions. 


VARIÉTÉS. 

A M. Genève (Connel), pour une 
caisse de marasquin. 

Une dite de Ratafia 

6 pièces de vin de Paccaret. 

2 pièces vin de Rota . 

À M. Genève, pour une pièce vin dé 
Paccaret, suivant la quittance . 

Audit sieur Genève, qu'il a payé à 
Moussier, de Chagny, à compte de sa 
fourniture. 

Achat de 420 bouteilles v vin ds Tho- 
rins, avec les frais 

Deux barils vin de Malone et frais. 

Frais de voiture et douane de diffé- 
rents vins, ouillage, bouteilles vuides, 
etc., depuis le 1° janvier 1754 au 
27 juin. 

Au sieur Genèse , pour solde de 
5,630 bouteilles vin de Bourgogne. 
tant rouge que blanc, qu’il a payé à 
Moussier, de Chagny, suivant la quit- 
tance 

Audit sieur Gide. qu SL a rayé 
pour 4 paniers vin de ue sui- 
vant la quittance . 

Audit sieur Genève , pour soie dé 
ses avances pour la cave de la ville, 
y compris 200 1. qu’il a données à 
Fayotte, tonnelier, et 100 1. aux gar- 
çons de la cave, suivant la quittance. 

À Ennemond,crocheteur de la douane, 
en remboursement des droits de doua- 
ne et pour le port des vins et ballots 


226 

70 
517 
211 


169 


7,000 


252 
161 


769 


1,176 


699 


1,077 


15 


15 


16 


15 


10 


249 


250 VARIÉTÉS. 


qu’il a retirés pendant l'année 1754, 
suivant le mandat 

Remboursé à M. Flachat, de Saint- 
Bonnet (prévôt des marchans), pour 
232 demy bouteilles de vin de Chypre 
à 30 s., et 20 bouteilles Marasquin à 
8 1., pour la cave de la ville, suivant 
le mandat . na 

À mondit sieur le été je mar 
chands , pour 150 bouteilles vin de 
Chypre à 31., et 20 bouteilles maras- 
quin, pour présent d'honneur, au nom 
du consulat, suivant le mandat 

À MM. Esnard-Robichon et C®, pour 
1,200 bouteilles de chopine aux armes 
de la ville, livrées à M. Prost, pendant 
les six derniers mois de 1753 . 

Pour 5 paniers vin de Côte-Rôtie, 
contenant 255 bouteilles à 35 s., en- 
voyés à Mgr le duc de Villeroy, par 
M. Nicolau. 

Paniers, emballage et _ 


REPAS. 


Aux frères Chabert, pour les repas 
qu'ils ont donnés pendant les six pre- 
miers ‘mois, Suivant le mandat quit- 
tancé . 

De même, tt jé SIX ee 
mois, CY ë nu 

Aux garçons el SÉRNANs pour 
étrennes : 

Suivant le nada taie 


370 


508 


690 


235 


446 
25 


1,000 


2,153 


8300 
4,053 


VARIÉTÉS. 


A Lorget, cafetier, suivant son 
compte, pour les six premiers mois 
1754 et mandat . 

De même, pour les six dns 
mois, y compris 100 1. d’étrennes aux 
garçons 

A Lemais, noir pour le fruit. 
par lui fourni au repas donné par la 
ville le jour de Saint-Thomas, suivant 
le mandat quittancé . 


._ PRÉSENTS D'HONNEUR. 


Aux frères Chabert, pour achat et 
port de poissons et fruits envoyés en 
diverses fois pendant l’année 1754, à 
M. le duc deVilleroy, suivant le mandat. 

A La Faveur, de Montpellier, pour 100 
bouteilles d’eau de la reine de Hongrie 


à la Bergamotte,à 5 1. . 500 
Caisse . . . …. …. 5 
Voiture et droits . . 41 9 3 


Suivant les acquits. 

À M. Valesque, pour 991 1. 34 net 
café, à 52 s. la livre, dont 460 ont été 
envoyées à Monseigneur les duc et 
marquis de Villeroy, y compris quel- 
ques frais, suivant le mémoire et 
mandat quittancé. ne. à 

Audit sieur Valesque, pour diffé- 
rentes fournitures pour présents d’hon- 
 neur, suivant le mémoire et le mandat 
quittancés (marrons à la Cour, sucre, 
truffes , fromage et bougies à divers). 


550 


1,050 


A42 


1,571 


946 


2,550 


4,086 


251 


259 VARIÉTÉS. 


A M. Guldimann, pour rembourse- 

ment du prix d’une montre d’or répé- 

tition, qu’il a payée à Julien le Roy, 

suivant le mandat quittancé, pour 

l'orateur du jour de Saint-Thomas. . 800 
Au garçon qui donne et reçoit, tous 

les jours, les clefs des portes de la 

ville. . . . . . . . . . . 100 
À Clerc, pour les voitures qu'il a 

fournies à MM. du Consulat pendant 

les 6 premiers mois 1754, suivant le 


mandat quittancé. . . . . . 2,048 
Audit de même, pour les 6 iéiers | 
MOIS . . …. 2.459 


À veuve Éufoige. cnebite pour la 
glace qu'elle à fournie à M. le marquis 
de Rochebaron, commandant à Lyon, 
suivant le certificat et le mandat à la 


suite quittancé . . . . 300 
Pour la glace de MM. du Consutat: 
suivant l’état . . . . . . . . 660 
Total. . 36,0521 12s. 3 d. 


sur un chapitre de 94,755 1. 1 s. 3 d. 

De cette somme de 36,052 I. 12 s. 3 d., employée er 
consommations et cadeaux, si l’on déduit les articles non 
absorbés par le Consulat, soit 10,007 I. 14 s. 3 d. de pré — 
sents d'honneur, il reste, pour la bouche du consulat seule - 
ment, 26,044 I. 22 s., à quoi il faut ajouter 8,000 |. 4€ 
jetons, plus les robes, dont il est permis de conclure que - 
par le fait, les fonctions consulaires. à Lyon, n'étaient poirat 
purement gratuites. 

Gaspard BELLN. 


TL + en 


LETTRE 
DE£ M. ALPHONSE DE BOISSIEU AU SUJET D'UNE NOTE 
DE M. MONFALCON. 


A Monsieur le Directeur de la Revue du Lyonnais. 


MONSIEUR, 


Veuillez m'accorder une toute petite place dans là Revue pour 
répondre à une note que M. Monfalcon a insérée pages 100 et 
101 de votre dernier numéro. 

J'ai cru devoir, en terminant mon ouvrage, faire deux graves 
reproches à cet auteur : l’un de m'avoir emprunté le système 
fondamental de sa Monographie de la Table de Claude ; l'autre 
d’avoir grossi ses appendices d'inscriptions prises dans mon 
travail et non dans Gruter, Muratori ou Orelli, ainsi que l’in- 
dique l’auteur de l'Histoire de Lyon. J'ai avancé que la moitié 
de ces inscriptions ne se trouve dans aucun des recueils cités, 
et qu’un certain nombre, découvertes sous mes yeux, n’ont 
été publiées que par moi. 

Au premier grief, M. Monfalcon réplique que l'opinion adoptée 
par lui étant controversable, elle appartient à tout le monde. 

Au second, tout aussi grave que le premier, M. Monfalcon 
ne répond pas; mais il détourne la question: il parle de lui, de 
moi, d’historiettes etc., etc ; il me cite Horace, que je pourrais 
commenter à son profit, en ajoutant le vers célèbre de Virgile : 
sic vos non vobis. 11 prétend m'avoir dit des vérités, ce qui me 
fait beaucoup d'honneur, puisque, en cela, il m'a traité avec 
plus de respect qu'il ne traite l’histoire. Il me reproche de n'avoir 
pas cité son Recueil des inscriptions latines, sans me tenir compte 
de cette réserve qui aurait grossi mon volume d’interminables 
reclifications, sans avantage pour lui et sans intérêt pour les 
lecteurs. 


254 RÉPONSE DE M. MONFALCON. 


Je me contente aujourd’hui, Monsieur, de ce petit mot. Plus 
tard, selon la portée et la nature des attaques que l’on m’an- 
nonce, je verrai ce que je devrai faire. Quant à la dignité des 
lettres que M. Monfalcon me rappelle, je ne crois pas l'avoir 
jamais méconnue; celui qui la compromet n'est certes pas l'é- 
crivain qui défend avec énergie la propriété de la pensée et du 
travail. 

Recevez, Monsieur le Directeur, l'expression de ma considé- 


ration distinguée. 
ALPH. DE BOISSIEU. 


Lyon, le 15 Scpt. 1854. 


RÉPONSE DE M. MONFALCON 


AU SUJET DE LA LETTRE DE M. DE BOISSIEU. 


À Monsieur le Directeur de la Revue du Lyonnais. 


MONSIEUR, 


Je vous remercie de m’avoir communiqué la lettre de M. de 
Boissieu et permis d'y répondre; c'est un bon procédé dont je 
vous sais gré. Mes observations seront courtes et n’auront rien 
d’hostile : ce débat n’a plus rien de littéraire, et il a pris un ca— 
ractère tel que j’ai hâte de me retirer de la discussion pour n°# 
plus rentrer quoi qu'il arrive. 

La seconde édition de la Monographie de la Table de Claudæ= 
ne laisse rien subsister de l’imputation qui m'est adressée avec 
tant d’insistance ; quand je l’ai donnée, j'avais lu, cette fois, 1€ 
chapitre de M. de Boissieu sur le bronze de Lyon. J'ai reproduit 
de longs passages de ce chapitre, et déclaré de la manière 122 
plus expresse que je n'avais aucune prétention à la propriété de 
l'opinion réclamée, et que la publication de M. de Boissieu avai € 
précédé la mienne. J'ai pensé (ce que je pense encore) que l'o— 


RÉPONSE DE M. MONFALCON. 255 


pinion revendiquée appartenait au domaine public; M. de Boissieu 
est parfaitement en droit d'affirmer le contraire ; les juges com- 
pétents apprécieront. Cette opinion occupe à peine une page de 
mon in-folio dont elle n’est nullement le système fondamental. 
Le point capital dans ma publication, c’est le fac-simile d’une 
exactitude rigoureuse du discours entier de l’empereur; mon 
texte n’est que secondaire. Je proteste que j'ai complètement 
ignoré la coïncidence de mes conjectures avec celles de M. de 
Boissieu : il me semble que je dois être hors de cause sur le 
premier chef d'accusation. 

Le second c’est d’avoir emprunté quelques inscriptions aux 
premières livraisons du recueil de M. de Boissieu ; une distinc- 
tion est à faire ici. Il y a dans les travaux des épigraphistes 
deux parties bien distinctes ; d’une part sont les commentaires, 
restitutions et interprétations, produit du travail et de la pensée 
auquel il n’est pas permis de toucher sans citer l’auteur; d’au- 
tre part sont les inscriptions qui appartiennent à tout le monde 
du moment où elles ont été publiées. Mon recueil de nos ins- 
criptions latines ne contient ni restitutions ni interprétations, ni 
commentaires, je n'ai donc rien emprunté à la pensée de M. de 
Boissieu. Ai-je pris dans son livre quelques inscriptions ? Oui, 
il ne m'en coûte rien d’en faire l’aveu. J'ai fait ce qu'ont fait 
tous les épigraphistes. Paradin, Syméoni, Bellièvre, Spon, Me- 
nestrier prennent des inscriptions partout où ils en trouvent et 
ne se citent pas les uns les autres; Artaud fait de même ; il 
donne aussi les inscriptions sans citations, du moins dans la 
plupart des cas. Ai-je eu tort de suivre un exemple si commun? 
Si j'ai eu ce tort, la réparalion sera prompte et complète. Dans 
le recueil sans commentaires des inscriptions lyonnaises qui fera 
partie du premier volume de mes documents historiques, cha- 
cune des inscriptions qui n’appartiendra pas à la collection du 
Palais-des-Arts sera suivie du nom-de l’auteur qui me l'aura 
fournie. Cet engagement, que je prends bien volontiers, com- 
plète ma justification. 

Je terminerai là mes observations, et, soit dans la Revue soit 
autre part, je ne reviendrai pas sur un démêlé fâcheux. Je 


256 REPONSE DE M. MONFALCON. 


retire de la note à laquelle répond M. de Boissieu une citation 
d’Horace et quelques expressions échappées à l'impression du 
premier moment. Il m'importe d’en finir avec ce débat sans in- 
térêt; en quoi de tels démèlés servent-ils la cause des lettres? 
Se souvient-on des aménités qu’échangeaient entr'eux Claude 
Le Laboureur et le P. Menestrier ? Je m'estime heureux de pou- 
voir rappeler ici qu’au plus fort de mes griefs j'ai parlé plusieurs 
fois de l’ouvrage de M. de Boissieu dans les meilleurs termes; 
c'est, ai-je dit, un ouvrage fait avec science et conscience et un 
des plus beaux livres qui aient été imprimés à Lyon depuis 
deux siècles. Traité différemment, je m’en console en sachant 
bien que la meilleure réponse à des critiques passionnées c'est 
d'écrire un livre utile. Je n’ai point la présomption de croire que 
j'y réussirai, mais du moins je vais le tenter. 


Veuillez agréer, etc. 


MONFALCON. 


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Aimé VinGtainien, directeur-gérant. 


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HYMNE À LA NUIT. 


Sur le sommet lointain des collines boisées, 
Dans des nuages d’or et dans des flots vermeils, 
‘A l'occident rougi de vapeurs embrasées, 


Ce soir, j'ai vu coucher le plus beau des soleils, 


Les arbres des forêts, les roseaux et les plantes, 

Saluant l’astre-roi d'un adieu triomphal, 

Ont lentement courbé leurs têtes nonchalantes, 

Comme des courtisans autour d'un lit royal. 
Octobre 1854. 17 


258 HYMNE A LA NUIT. 


Les tleuves ont gén ; les brises, de leurs urnes, 
Ont versé les parfums ; les fleurs ont palpité, 
Et, saisis de respect, dans leurs nids taciturnes, 


Une dernière fois, les oiseaux ont chante. 


LD 


Puis, par degré, ces voix d'amour ont fait silence ; 
Le calme universel sur la terre est tombe ; 
Tout s’est tu dans les champs, et, dans le ciel immense, 


Sur son trône d'argent, s’est assise Phæbe. 


Déesse des songeurs, à Nuit tiède et sereine, 
Pile sœur du Solcil, mère des longs repos, 
Sur ton char cmporté par les Heures d'ébene, 


Tu sèmes en courant tes bienfaisants pavots. 


Le laboureur lassé t'adore en sa chaumiere, 
Auprès de ses grands bœufs, artisans des sillons ; 
L'ouvrier te bénit, en fermant la paupière, 

Et le pauvre oublieux s'endort dans ses haillons. 
En tous lieux tu répands la force avec la joie; 
Du riche les plaisirs, par toi, sont immortels, 

Et les amants rêveurs, sur leurs couches de soie, 


Comme à la Volupté, t'ont dressé des autels. 


Pour moi seul, Nuit cruelle, à Nuit impitoyable ! 
Tu n'as pas de repos, tu n'as pas de sommeils. 
La douleur me poursuit, la tristesse m'accable, 


Soit que meurent les soirs on naissent les soleils. 


HYMNE A LA NUIT. 259 


Et cependant je t'aume, à Nuit silencieuse! 
Loin des hommes jaloux et des bruits importuns, 
O Nuit, J'écoute en moi ta voix harmonieuse, 


Et de tes vents sacrés J'aspire les parfums. 


Ma vie est comme un vase empli de lie amère; 
Les tumultcs humains en ont troublé les flots; 
Mais, la nuit, tout s’épure, et la fange grossière, 


Redescendue au fond, ne souille plus les eaux. 


O Nuit, m'affranchissant du sillon mercenaire 
Où le poète en pleurs conquiert le pain du jour, 
Tu déhivres enfin mon âme prisonnière. 


Dis, n'es-tu pas la Muse et n'es-tu pas l'Amour ?.. 


Règne, règne sans fin autour de mes demeures, 
Dans ta majesté calme et ton immensité, 
O Nuit, entraîne-moi sur le char de tes Heures, 


Loin des méchants soleils, jusqu’à l'éternité. 


1vr 1, C’ imer, C rer, C croire 
Vivre en toi, c'est aim "est espérer, c'est : 
C'est prier, c'est souffnir, c'est chercher le vrai beau. 
Pendant qu'autour de nous s'épaissit l'ombre noire, 


L'âme, œil intérieur, voit le divin flambeau. 


Combien de fois, à Nuit, sous un pan de ta robe, 
Qui caressait mon front par le doute abattu, 
A travers les lueurs que le jour nous dérobe, 


J'ai vu Dieu face à face et compris la vertu! 


HYMNE A LA NUIT. 


Quand tu mènes au ciel le chœur de tes étoiles, 
Dont les rayons d'argent neigent sur les près verts, 
O reinc des songeurs, dans les plis de tes voiles, 


Le poète inspiré cueille ses plus beaux vers. 


Tous mes chants te sont dus, vierge aux cheveux d’ébène; 
Mon âme est une lyre endormie et sans voix, 
Ses cordes n’ont jamais frémi qu’à ton haleine, 


Ses accords n'ont vibré, Muse, que sous tes doigts. 


Mes aspirations, mes angoisses secrètes, 
Mes désespoirs, mes vœux, mes larmes, mes tourments, 
Je te les ai contés ; tu calmes mes tempêtes, 


En y mêlant tes pleurs et tes apaisements. 


O Nuit, que maintenant je bénis et j'appelle, 
Comme un cri de douleur cet hymne commencé 
T'accusait de mes maux et te nommait cruelle: 


Pardonne, je souffrais et J'étais insensé !.…. 


Qu'importe l’insomnie au cœur qui se sent vivre. 
Pour le bétail humain réserve tes pavots; 
O Nuit, c'est aux clartés de sa lampe de cuivre 


Que le pâle songeur accomplit Ses travaux. 


C'est là, devant sa table et les yeux aux étoiles, 
Tandis qu'à ses rideaux joue et tremble le vent. 
Qu'audacieux Colomb, 1l déchire les voiles 


De ces mondes cachés qu'il a vus en rêvant. 


HYMNE A LA NUIT. 261 
C'est la qu'il aperçoit, vainqueur de la matière, 
Se lever les splendeurs du soleil idéal; 
Là que le pur amour éblouit sa paupière 


Et qu'il sent palpiter son rêve virainal. 


Pauvre amante inconnue, à Béatnix, à Laure, 
Desdemona, Juliette, Ô mon songe incarné, 
C'est là que je vous vois, là que Je vous adore, 


Dans l'ombre et le silence à vos pieds prosterné!.…. 


Mais ma lampe pälit et l'orient s'allume. 
Déjà j'entends henmir les chevaux du Soleil, 
Le marteau matinal résonne sur l'enclume ; 


O Nuit sacrée, adieu ! c'est l'heure du réveil. 


Comme un essaim craimtif, Ô mes blanches pensées, 
Colombes de mon cœur, rentrez dans votre nid. 
Sous les flèches du jour vous tomberiez blessées, 


Et nul ne vous plaindrait, car l'homme est de granit. 


Le jour, c'est l'action ; et la nuit, c'est le rêve. 
A la muse, à l'amour, rêveur, dis donc adieu ; 
Laboureur, cours auxchamps, etsoldat, ceinston glaive; 


Qui que tu sois, agis : c’est une loi de Dieu. 


Poète, souffre aussi ; que ta sueur ruisselle 
Sur le sillon ouvert où les blés jaumiront; 
Prends ta part de travail dans l’œuvre universelle, 


Et qu'on ne lise pas tes douleurs sur ton front. 


262 HYMNE A LA NUIT. 


Pour songer, pour pleurer, attends la nuit immense ; 
Les hommes t'enverraient leur sourire moqueur. 
Bois, orgueilleux et seul, tes larmes en silence ; 


La nuit, l'amour viendra les sôcher dans ton cœur. 


Rafaël Bras. 


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PARCOURS 


LYON A CHALON PAR LE CHEMIN DE FER. 


Deuxieme Partie. 


DE MACON À CHALONS.S. 


La ligne passe près de l'île de la Palbne, fameuse par la 
station des tribus helvéliennes, el les conférences qu'y tinrent, 
en 842, les trois fils de Louis-le-Débonnaire, pour le par- 
tage des États de leur père. La rive orientale de la Saône, 
dans la langue traditionnelle des mariniers et des patrons. 
s'appelle toujours Empire, et le bord occidental Royaume, 
par suite de ce traité, premier monument écrit de la langue 
romane. | 

Ensuite, le chemin se dirige vers Saint-Jean-le-Priche (Æ-- 
clesia Sancti Joannis Priscn à l'église sans clocher, échancrée 
au pignon de sa façade, comme une maison hollandaise, et dont 
le noble et vaste château, couronné d’une lanterne, tourné 
au sud-est, appartient à M. de Barbantane, député de la 
circonscriplion de Mâcon, au corps législatif, La ligne de 
fer salue tour à tour Saint-Martin-de-Senozan, renfermant 
de riches carrières de pierres à bâtir, Senozan (Srnosarum), 


264 PARCOURS DE LYON A CHALON 


qui eut jadis le titre de comté, et dont on remarque la belle 
église moderne entièrement construite en taille, Saint- 
Albain (£celesia Sancti Albani), gracieux et festoyant village, 
où la poste aux chevaux a un relais, dont le territoire pos- 
sède des carrières exploitées de pierre. calcaire blanche el 
rougedlre, et que traverse du midi au nord la roule impé- 
riale n° 6. 
Nous arrivons à la gare de Fleurville. 


FLEURVILLE (Saône-et-Loire). 
11° Srarion. — Distance de Lyon (Vaise), 85 kilomètres, 


De Macon, 17 kilomètres 5. 


Point d’arrèt des trains omnibus. 


Correspondances : Lrcexx, Poxt-ve-Vaux. 


La Florence du Mâconnais (Æloris Fillu) est un simple 
écart de la commune de Vérizet. Tout autour de lui brillent. 
sur les hauteurs, d'élégants villages, dans une auréole digne 
des horizons du midi. Un pont suspendu unit, à Fleurville, 
la rive mâconnaise à la rive bressane de la Saône. 

Vérizel (Z'irisetum) est peuplé de 732 habitants. C'était, 
dans l'ancienne France, un archiprètré du diocèse de Mâcon. 
Les évêques de cette ville en possédaient le château dont il 
ne reste plus de traces. Ponce II de Thoiria, sacré en 1200, 
le fit ceindre de murailles et de tours, et y ajouta un portail 
à pont- levis. Ce village, comme son hameau de Fleurville , 
dépend du canton de Lugny. 

La gare de Fleurville dessert à la fois les populations viti- 
coles répandues sur les côleaux et la jolie petite cité de Pont- 


PAR LE CHEMIN DE FER. 265 


de-Vaua (Ain), en rapport direct avec la Saône par l'embou- 
chure de la Reyssouze el le canal. 

Pont-de-Vaux (Pons F'allis) offre une population de 3,067 
habitants, et est chef-lieu de canton de l'arrondissement de 
Bourg-en-Bresse. Sous Louis-Philippe, cette ville était le siège 
d’un collége électoral. 

Pont-de-Vaux est l'un des lieux les plus chers au peuple 
bressan , le plus doux peuple du monde. Il doit son nom à 
un petit village appelé Vaux el au pont construit sur la Reys- 
soute. Une image miraculeuse de la Vierge fut trouvée sur 
son territoire, dans une forêt, comme à Bourg-en-Bresse, 
au pied d’un saule, comme-à Villefranche. Elle a rendu cé- 
lèbre l’église de Pont-de-Vaux, sur laquelle M. l'abbé Nyd 
a écrit des pages intéressantes. 

Cette ville à laquelle on arrive, du pont de Fleurville, 
par une chaussée bordée de peupliers , est une des plus com- 
plètes expressions de la nationalité bressane , qui commença, 
dit-on, sur ce terriloire, dans une colonie de Maures, selon 
les uns , ou d'enfants de l’Albanie, selon les autres. Je n’ad- 
mets guère ces origines. Toute celle région bressane fut 
plutôt peuplée , bien avant la conquête latine , de petiles co— 
lonies grecques, qui y ont laissé après tant de siècles écoulés, 
parmi les femmes surtout, l'harmonieux écho de leurs dési- 
nences, le levain de leur goût parfait dans l'art, la suavité 
de leurs profils et l'élégance de leur mise. 

La courtoise petite cité de Pont-de-Vaux, dont on visitera 
avec bonheur l’église et l'hôpital, s’honore d’avoir vu naître 
le général Joubert. Une statue, œuvre de M. Legendre- 
Héral , de Lyon, y a été érigée en 1832, à l'illustre guer- 
rier. 

Quant à Fleurville, cet écart de Vérizet , est assis sur une 
lerre verdoyantc el embaumée, pleine d’hypogées el d’anli- 
ques sépultures. 


266 PARCOURS DE LYON A CHALON 


Le train franchit Saint-Oyen, écart de la commune de 
Montbelel , traversé par la route impériale n° 6, où existait 
un prieuré de l'ordre de Saint-Benoll, réuni au chapitre de 
Saint-Claude. | 

Montbelet ( Wons Beletus), peuplé de près de 1,700 habi- 
lants , est encore compris dans le ressort de la justice de paix 
de Lugny. C'était une baronie el une seigneurie du Temple 
de Sainte-Catherine, membre de la commanderie de Chalon. 
Vers le fin du XIII siècle, Allard de la Tour, baron de 
Montbelet, commil sur ses terres lant de vexalions et de 
crimes. que par arrêt du parlement de Paris, son chateau 
el maison fortr de Montbelet fut rasé et le pal y planté. Les 
armoiries de la maison de Montbelel étaient de gueales à trois 
tours crénelées d'or. Le conseil général de Saône-et-Loire 
avail établi à Montbelet une ferme-modèle transférée au 
Montceau. 

Uchizy apparaît ensuite, à gauche sur la montagne, signalé 
aux regards par la haute lour carrée de son clocher. Ce village, 
peuplé de #50 habitants, est du canton de Teurnus. C'est un 
lieu extrêmement ancien et mémorable par les tradilions 
sarrazines qui y vivent encore. Il a des mœurs, un patois, 
un esprit public à part. On fait dériver son non de Casa 
(le Chizy ou Chizy et par syncope Uchizy). Ce serait la même 
étymologie , et elle est probable , que celle des nombreux Cha- 
zays, Chazeaux, Chézeaux, Chazots, qui viennent tous du mé- 
me radical. On l'appelle en latin Uchisicum. M. Désiré Mon- 
nier(du Jura) est le seul antiquaire qui ait élevé des doutes sur 
son origine , attribuée à une peuplade de Sarrazins établis en 
cet endroit, après leur défaite par Charles Martel, en 733. 
11 fait descendre les habitants d'Uchizy d'une colonie d'Illy— 
riens et de Pannouiens venus dans les Gaules à la suite des 
armées de Septime Sévère et fixés dans la contrée après la 
vicloire éclatante de cet empereur sur Albin. 


PAR LE CHEMIN DE FER. 267 


Yient ensuite, à la même distance de la ligne, le village 
de Farges, et nous côloyons le Villars, dont le site accidenté 
el vivement paysagé frappera tous les voyageurs. Ils y remar- 
queront une maison qui, par suile de l'adjonction de deux 
corps avancés bâtis en 1852 , est devenue la reine du village, 
et une vieille église romane. 

Déjà la locomotive fait entendre ses hennissements, el 
nous entrons dans la gare de Tournus. 


TOURNUS (Saône-et-Loire). 


12° STATION, — Distance de Lyon (Vaise), 99 kilomètres, 


De Fleurville, 14 kilomètres 5. 


Point d'arrét des trains express, directs ct omnibus. 


Correspondances : Lounaxs, Ccisrry, Lonxs-Le-SATLNIER. 


Tournus est une des cilés les plus antiques de la terre 
Logduno-Burgunde. Avec elle et quelques communes qui 
l'entourent encore au nord , finit l’ancien Mâconnais et l'ar- 
rondissement actuel de Mâcon. 

Cette ville, dont les environs regorgent de fumuli, de 
souvenirs et de débris romains, est comme toutes les cités 
méridionales, percée de rues irrégulières el étroites; mais 
quel caractère elle présente! que d’attraits elle a pour l’ar- 
chéologue , le paysagiste, l'historien et l'ami des arts! 

Tournus, désigné dans les tables théodosiennes sous le 
nom de Zenurtio et dans l'itinéraire d'Antlonin, sous celui 
de Zinurtium , dépendait de la république des Educns, sous 
l'ère gauloise. Les Romains en firent, comme de Chalon, 
un lieu d’approvisionnement de leurs légions el un entrepôt 


268 PARCOURS DE LYON A CHALON 


de céréales. 11 était traversé par la belle voie militaire 
qu'Agrippa fit tracer de Lyon à Boulogne. Ce fut près de 
ses murs qu'eut lien vraisemblablement la première rencontre 
entre Septime Sévère et Albin, simple escarmouche que de- 
vait suivre une bataille si décisive. 

Morte à la gloire antique, la ville de Tournus revécul par 
son èglise abbatiale plus tard sécularisée. La basilique de 
Saint-Philibert est le temple le plus ancien, le plus grave, 
le plus important de la Bourgogne. Son apside avec deambu- 
latorium flanqué d’apsides mineures , ses deux clochers d'un 
type si ferme, dont la pierre forme une sorte de marquelerie, 
résumaient la basilique de Cluny, hélas! réduite à uae im- 
posante ruine. L'architectonique romano-byzantine n'a pas, 
dans nos contrées, de manifestation plus austère et plus com- 
plète. 

Tournus , peuplé de 5,270 habitants, bâti sur la rive occi- 
dentale de la Saône, est siège d’une justice de paix et dé- 
pend de l’orrondissement de Mâcon. Cette ville possède un 
collége communal, un tribunal de commerce, un comice 
agricole, une bibliothèque publique , deux hospices, de déli- 
cieuses promenades, deux fontaines monumentales, dont 
l’une ornée d’une colonne antique, une fabrique de sucre de 
betteraves. — Elle porte de gueules, au château sommé de 
(rois tours d'argent, maçonnées de sable, au chef d'azur 
chargé de trois fleurs-de-lis d'or. Un décret de l’empereur 
Napoléon I‘, du 22 mai 1815, a conféré à cette ville le droit 
de placer dans son blason la croix de la Légion-d Honneur, 
en récompense du courage qu'elle déploya pendant la campa- 
gne de 1814. C’est le même décret qui, pour la même cause, 
décora les villes de Chalon-sur-Saône el de Saint-Jean-de- 
Losne. Ce décret fut mis à l’ordre du jour de l’armée. La 
garde nalionale de Tournus se distingua par son patriotisme 
el son dévoment dans la triste période de 1814 ; elle se porta 


PAR LE CHEMIN DE FER. 269 


sur Mâcon , alors occupé par les Autrichiens et parvint à les 
en chasser le 23 janvier. 

Quant à l’abbaye de Saint-Philibert, ses armes étaient de 
gueules à la crosse d'argent adextrée d’une épée du même, 
avec ou sans fleurs-de-lis d’or en cœur. 

Tournus est la patrie de Greuze el va lui élever un monu- 
ment. 

On extrait des carrières du territoire de cette cité, une 
pierre dure, jaspée, très-monumentale, imilant le marbre 
noir. 

Visitons d’abord la vénérable basilique de Saint-Philibert , 
paroisse de première classe , ensuite l'église de Sainte-Made- 
leine (succursale), fille de l’art inspiré des Byzantins d'occi- 
dent, que les hommes de l’école gothique ont défigurée en 
voulant l’embellir en quelques-unes de ses régions. Allons de 
là au charmant Hôtel-de-Ville, à l’hospice de la Charité, à 
l'hôpilal si remarquable par sa propreté et le luxe de son 
admirable pharmacie de style Louis XV. C'est dans cet hô-— 
pital qu’exisle l'original manuscrit du fameux sonnel sur Île 
temps, que l’on suppose composé par un religieux de l'ab- 
baye de Tournus. Le voici avec lous ses hiatus : 


Le temps m'a demande de cette vie le compte ; 

Je lui ai répondu : le compte veut du temps; 

Car, qui sans rendre compte , a tant perdu de temps, 
Comment peut-il sans temps, en rendre un si grand compte ? 


Le temps m'a refuse de différer le compte, 

En disant que mon compte a refusé le temps ; 

Et que n'ayant pas fait mon compte dans le temps, 

Je veux en vain du temps pour bien rendre mon compte. 


O Dieu ! quel compte peut nombrer un si grand temps, 
Et quel temps peut suflire à faire un si grand compte ? 
— Vivant sans rendre compte , ai néglige le temps. 


270 PARCOURS DE LYON A CHALON 


Hélas ! pressé du temps ct oppresse du compte . 
Jc meurs et ne saurais rendre compte du temps, 
Puisque le temps perdu ne peut entrer en compte. 


C'est le cas de celui qui a dit : Dubius vixt, incertus mo- 
rior, ens entium miserere nobis. 

Visitons aussi cette curieuse rne à portiques du moyen-âge, 
rappelant celles de Bologne, telle qu'on en trouve à Louhans 
(Saône-et-Loire), à Strasbourg , etc., une foule de maisons 
historiques très-remarquables, disséminées dans la ville ou 
entourant la basilique abbaliale , la petite basilique de Saint- 
Valérier, la maison Marjory, flanquée d'une tourelle el do- 
minant un clos charmant, celle du Mécène de Tournus, 
(M. Michel Passaut), à arcades superposées, ces deux der- 
nières plus ou moins modernes, et surtout l’ancien abbalial 
de Saint-Philibert, décoré de fresques et sur Ja façade 
duquel on lit aujourd'hui en grosses lettres, Olivier Fort, 
manufacture de couvertures. Une promenade sur le quai 
fournira au visiteur l'occasion de remarquer le pont de 
Tournus à piles de pierre, qui se surélèvent pour suspendre 
par cinq subdivisions distinctes el indépendantes, les pelils 
tabliers dont se forme la surface plane du pont. Ses regards 
plongeront au levant sur la Crô ou Crau (même origine que 
la Crau près d'Arles), traversée par la route de Louhans, pays 
exclusivement adonné à l'extraction de la pierre, et que la 
Saône a séparé de son tronc naturel, en coupant la montagne 
de Tournus. 

La ville de Tournus esl desservie par les routes impériales 
n° Get n°75, les routes départementales n° 2 (de Tournus 
à Lons-le-Saulnier), n° 8 (de Tournus à Bourbon-Lancey) el 
le chemin de grande communication n° 1# (de Tournus -à 
Saint-Bonnet-de-Joux). 

Le voyageur pourra très-bien y loger au Sauvage, au 
centre de la cité. 


PAR LE CHEMIN DE FER. 271 


Tournus, c’est la ville toute méridionale par ses toitures, 
son aspect, son accent. Ici le toit rapide n’est encore qu'un 
accident, il est absorbé par la toiture surbaissée vêtue de tuiles 
courbes. Ici finissent l'intelligence , le goût , la formule de la 
villa, de la bastide et du cabanon dans la campagne, semés sur 
les collines. Ici encore finit le règne presque absolu des bel- 
védères, des persiennes, des fresques, toutes choses qu'a ame- 
nées le courant des traditions et des idées méridionales. A 
deux pas en amont de Tournus, commencent les populations 
rurales massées par groupes communaux serrés, distincts, les 
toits pointus indices du nord. Nous touchons aux colonnes 
d'Hercule du brillant Mâconnais, que l’on peut appeler 
l'Jtalie de la Bourgogne, el dans un instant nous entrerons 
dans une autre zône. C’en est fait des émotions olympiennes 
du parcours de Lyon à Chalon. La transition sera brusque. 
Il y a moins de différence entre Tournus et Arles qu'entre 
celle première cité el Pimont {(Pes YWontis, même origine 
que Piémont), humble village silué à 4 kilomètres de Tournus, 
sur le versant septentrional du mont des Justices qui sépare 
le Chalonnais de l’ancien Mâconnais, que franchissail naguère 
et que tourne aujourd'hui la route impériale n° 6. 

J'ai parlé de Tournus, de ses effets généraux , des séduc- 
tions de son quai , de ses monuments dans la Zevue du Lyon- 
nais (lome 3 , nouvelle série , 19° liv.), et décrit sa basilique 
de Saint-Philibert, récemment restaurée par M. Questel, dans 
mon Manuel d'Archéologie sacrée Burgundo-Lyonnoise. 

De la ligne, on entrevoit Jugy et lcs contreforts d'une 
énergique montagne , les deux châleaux de Vénières, dé- 
pendant de la commune de Boyer, le châleau de Sarvolot, 
et bientôt la gare de Scnnecey-le-Grand s'ouvre devant 
nous. 


279 PARCOURS DE LYON A CHALON 


SENNECEY-LE-GRAND (Saône-et-Loire). 
13° Srarion. — Distance de Lyon (Vaise), 108 kilomètres. 
De Tournus, 9 kilomètres. 


Point d'arrèt des trains-omnibus. 


Correspondances : Suxr-Gexcoux-1e-Rovas, Le Mont-SaixT-Vixcent. 


Sennecey-le-Grand (Senecium majus) a déjà perdu l'accent 
lyonnais , la physionomie lyonnaise. Toutefois, l'iufluence 
de Lyon y est encore directe et considérable. Je l'ai dit plus 
haut, cetle influence s'étend jusqu'aux limites du département . 
de Saône-el-Loire , inclusivement jusqu'à Chagny, à 16 kilo- 
mètres au-delà de Châlon. — Ici commencent le toit aigu 
que les Bourguignons praliquèrent par imitation par suite 
de leurs relations flamandes plutôt que sous l'empire d'aucune 
raison climatérique (1), et la flèche qu'ils élevèrent avec 
amour , puisqu'ils voyaient en elle l’image et le symbole du 
glaive de leurs ducs héréditaires et souverains. — Le peuple 
bourguignon est le peuple guerrier par excellence. 

Sennecey-le-Grand , peuplé de 2,559 habitants, est chef- 
lieu de canton de l’arrondissement de Chalon-sur-Saône. — 
C'est l’un des plus beaux centres cantonaux de la Bourgogne 
et par lui-même et par la riche plaine qui l'entoure. Trois 
châteaux s'élevaient dans ce bourg, entr'autres celui fortifié 
par le maréchal de Bourgogne, Jean de Toulongeon, dont la 
commune a fail l'acquisition , el sur l'emplacement duquel 
elle a bâti son église neuve (DEO. EREXIMVS). De vastes 


(1) La raison climatérique ne peut exister ici. La Champagne ct la Lor- 
raine (Châlons-sur-Maerne, Nancy, cle.), situées beaucoup plus au nord que 
la Bourgogne, ont la toiture surbaissce et les tuiles courbes. 


PAR LE CHEMIN DE FER. 273 


ruines castrales appellent l'attention près de ce temple. Sen- 
necey possède un joli petit hospice. Le sang est dans ce pays 
d’une rare magnificence , sairtout chez les femmes. 

Excellente pierre à bâtir, moulins à blé, filature à va- 
peur, commerce considérable de céréales, culture en grand 
du mürier, admirables plantations , dans ce genre, de 
MM. Charpy. 

Sennecey est dominé par un mont que couronne la vieille 
église de Saint-Julien. 

Nous laissons à droite le port de la Colonne , ainsi nommé 
de la colonne romaine trouvée sur son sol , el qui orne ac 
tuellement la place de l'Hôtel-de-Ville de Tournus; Léper- 
viére, tous les deux écarts de la commune de Gigny à l’har- 
mouieux château , le village de Saint-Cyr ; à gauche , dans 
le lointain , Saint-Ambreuil , qui s’énorgueillit de posséder 
sur son territoire le palais abbalial de l'illusitre abbaye de la 
Ferté-sur-Grosne. | 

Nous sommes dans des campagnes exclusivement agricoles, 
d’un aspect moins riant que celles du Lyonnais, du Mâcon- 
nais et du Beaujolais. Ici point d'autres ouvriers que ceux de 
l'agriculture , point de méliers, point de fabriques , un 
peuple essentiellement el uniquement rural. Voici successi- 
vement Varennes-le-Grand et Saint-Loup-de-Varennes. Ce 
dernier village renferme une fontaine merveilleuse et est le 
but de pieux pélérinages. On y a trouvé deux pierres du 
tombeau d’un Sextum-vir augustal de la colonie de Lynn. 
La statistique de Saône-et-Loire et l'Annuaire de 1839 en 
ont donné l’épitaphe. Une voie romaine , tendant de Tournus 
à Chalon , passait à Saint-Loup-de-Varennes. 

Viennent ensuite Lux qui doit, dit-on , son nom au Zuba- 
rum , vu par Constantin , dans les environs de Chalon, et 
Droux dont l’élymologie est évidemment druidique. Mais 
nous passons près de Saint-Remy , et Saint-Côme franchi, 


15 


274 PARCOURS DE LYON A CHALON 


nous entrons par la courbe qui s'est détachée de l'alignement 
principal , dans la gare de Chalon-sur-Saône. A Taisé (ori- 
gine grecque), écart de Saint-Remy, fut conclu au château, 
le trailé entre Henri IV et le duc de Mayenne. 


CIHALON (Saint-Cosme) (Saüne-elt-Loire). 


1%° STATION. — Distance de Lyon (Vaise), 126 kilomètres, 


De Sennecey, 16 kilomètres. 


Terme du voyage. 


———. 


Correspondances : Loxs-LE-SAULXIER par ST-GErmaix-pu-Bois et Buertenans, 


Cuanorces, Venpux-sun-Le-Douns, Dore, Avrux. 


La gare de Chalon a été longtemps tête de ligne. Elle est 
descendue aujourd'hui à un rang secondaire qu’elle ne subit 
pas avec une résignation exemplaire. Celle gare pénètre au 
cœur même de la cité et s’unit au canal du Charollais (dit du 
centre), par un raccordement. | 

La ville de Chalon-sur-Saône , chef-lieu judiciaire du dé- 
partement de Saône-et-Loire et d'arrondissement communal, 
de deux cantons, momentanément (de 184$ jusqu'à la déci- 
sion ministérielle de septembre 1854, qui l’a restitué à Mâcon 
où a été également réuni celui de la 4° subdivision de l'Ain, 
supprimée), quartier général de 3° subdivision de la 8° divi- 
sion militaire, dont l’état-major est à Lyon, siége d’une So- 
ciélé d'histoire et d'archéologie, d'un Comice central agricole, 
d'une Société des Amis-des-Arts, fondée en 1854, d’une Société 
philharmonique, d'une Société de bienfaisance de la compa- 
gnie de sapeurs-pompiers, offre une population de 16,625 
habitants, non compris les bourgs suburbains atlachés à 
ses flancs , issus du même tronc chalonnais, mais formant 


PAR LE CHEMIN DF£ FER. 275 


les communes de Saint-Cosme (2,273 habitants) et de Saint- 
Jean-des-Vignes (980 habitants). C’est la condition lyonnaise 
avant la réunion à la ville de Lyon des villes de la Guillotière, 
de la Croix-Rousse et de Vaise. Tôt ou tard on fera pour 
l'agglomération chalonnaise ce que l'on s fait pour l’agglomé- 
ration lyonnaise, et Saint-Cosme, Saint-Martin-des-Champs, 
Saint-Jean-des-Vignes , rentreront dans la mère-cité comme 
y sont prérédemment rentrés les bourgs de Saint-Laurent et 
de Saint-Jean-de-Maizelle. Cette réunion a été positivement 
demandée par le Conseil général de Saône-et-Loire, dans sa 
session de 1854. Chalon possède un musée, une bibliothèque 
publique, un charmant théâtre. 

Cette ville est desservie par la Saône, le canal du Cha-— 
rollais , le chemin de fer de Lyun à Paris , les routes impé— 
riales n° 83 bis (de Chalon-sur-Saône à Strasbourg), n° 6 et 
n° 78 (de Nevers à Saint-Laurent-du-Jure), par les routes 
départementales n° 3 (de Chalon à Charolles), n° 7 (de Chalon 
à Lons-le-Saunier) , n° 9 (de Chalon à Digoin) , le chemin 
de grande communication n° 19 (de Chalon à Demigny). 

Chalon est la patrie des saints Arige el Césaire, du sculp- 
teur Boichoz , de Hugues Doneau el de Hugues Descousu , 
de l'ingénieur Gauthey , des historiens Perry et Saint-Julien 
de Balleure , de Vivant Denon. Elle a eu le bon esprit de 
faire comme Lyon , Mâcon, Dijon , un Panthéon de ses 
rues. 

Cette ville , l'antique Cabillo ou Cabillonum Æduorum, fut 
l'ane des plus anciennes places de la république des Eduens et 
de toule la Gaule cellique. César el les empereurs firent, dans 
ce centre , de vastes magasins de blé et l'un des principaux 
greniers (castrum frumentarium) de leurs armées. Jules 
César y plaça Quintus Cicern , frère de l’orateur, pour y 
surveiller ses approvisionnements. Les maîtres du monde y 
entrelenaicnt une petite flotte et-y avaient un port dont 


276 PARCOURS DE LYON A CHALON 


Euménce a fait mention dans le panégyrique de Constantin. 
Un fonctionnaire , appelé Præfectus classis Araricæ Cabillo- 
duno , était fixé à Chalon. Cette cité fut une des premières 
que les Burgundes soumirent à leur obéissance. Elle devint 
la capitale des rois de Burgundie , qui y tenaient leur cour 
el y faisaient battre monnaie. Le monétaire de Chalon est 
très-important. ; 

Chalon a eu des comtes et des vicomies. Son premier 
évêque (LV: siècle), dont on connaîsse le nom , fut Donatien, 
etson dernier ponlife, Jean-Baptisie du Chilleau. Donatien 
assisla à un concile de Cologne et de Sardique. Douze con- 
ciles ont siégé dans cette ville, Son église, réduite aujour- 
d'hui à deux paroisses et à plusieurs chapelles , fut, comme 
celle de Mâcon, réunie au diocèse d'Aulun par suite du 
Concordat de 1801 et de Ja Bulle Paternc caritatis. Le siège 
épiscopal de Chalon avait été relevé par ordonnance royale 
en 1818. Celle ordonnance a élé rapportée, au grand et 
légitime regret de la population chalonnaise. 

Il y a cela de commun entre Chalon et Mâcon, c'est 
que l’une et l’autre de ces villes eurent une cathédrale con- 
sacrée à Saint-Vincent , une célèbre abbaye de Saint-Pierre 
détruite ; dont elles ont conservé l'invocalion dans une de leurs 
paroisses actuelles, un bourg sururbain de Saint-Laurent, 
séparé d'elles par la Saône et leur pont jeté sur celte ri- 
vière. 

Les armes chalonnaises , qui ont varié , sont aujourd hui 
d'azur à trois annelels d’or, soutenu d’une champagne cousue 
de gueules chargée de la décoration de la Légion-d'Honneur, 
couleurs naturelles. Le décret impérial du 22 mai, cité à 
propos de Tournus, lui accorda cette distinction , en récom- 
pense de la belle conduite tenue par les Chalonnais, pendant 
la campagne de 1&14. (Voir, dons la Revue du Lyonnais, 
Chalon , histoire et tableau, par l'auteur de ce travail). 


PAR LE CHEMIN DE FER. 277 


Chalon dut ou Plucus continental , à la Saône , au Canal, 
aux nombreuses roules qui rayonnent autour de lui, à sa 
situation intermédiaire entre le midi el le nord, l'immense 
développement de sa prospérité commerciale , que le chemin 
de fer semble vouloir lui faire expier. C'est surtout par l’en- 
trepôt , la commission , la vente de gros et de détail, avec 
la présence des voyageurs constamment amenés dans son sein, 
que cette ville faisait une brillante fortune. 

Malgré ses préoccupations commerciales, Chalon a le goût 
des choses d'art, d'histoire, de liltérature , ct renferme 
beaucoup d'hommes instruits et studieux. Les mémoires pu- 
bliés, par la société d'histoire et d'archéologie, ont été remar- 
qués de tous les savants. De cette ville est sortie la magnifique 
continuation du Parlement de Bourgogne , par Palliot, Elle 
a un journel rédigé avec soin, dans le Courrier de Saône- 
et-Loire , et ses exhibilions artistiques sont très-suivies. — 
Espérons que , frappée dans son existence commerciale , elle 
renaîtra , plus intelligente et plus vive que jamais aux arts 
de la pensée, et que sun siège épiscopal , ce siège, qui fait 
partie du principe chalonnais et dont l'opinion publique 
sollicite si hautement le rétablissement , lui sera enfin 
rendu. 

* Le visiteur de Chalon y logera soit à l'hôtel de l'Europe, soit 
à celui des 7rois- Faisans. Il ira saluer les quais, où 
il distinguera l’élégante maison Ramus, la place de Beaune 
et sa fontaine monumentale, son obélisque couronné de 
l'aigle d’or, aux aîles déployées, son palais de justice, sa 
grenelte , le pont de Saint-Laurent, orné de contre-forts 
saillants qui résument l’obélisque , l'hôpital en reconstruction 
presque générale , l'hôtel-de-ville , l'hospice de la charité, le 
vieux beffroi, la maison gothique , rebâlie naguère avec la 
majeure partie des éléments primitifs , Grande-Rue , n° 39, 
l’ancienne basilique cathédrale de Saint-Vincent , l'église 


278 PARCOURS DE LYON A CHALON 


moderne de Saint-Pierre , réduction de la basilique valicane, 
les rues Saint-Georges, aux Febvres, du Châtelet, au Change, 
les remparts de Sainte-Marie et de Saint-Laurent. Puis, à 
peu de distance de la ville, après avoir traversé le quartier 
de Saint-Laurent, où siégeait jadis un Parlement pour la 
comlé d'Auxonne et les terres d'Outre-Saône , il se rendra, 
par une chaussée complantée d’arbre, œuvre de l'évêque 
Henri-Félix , à la royale basilique de Saint-Marcel-lès-Châlon 
fondée par Gontran. 

L'éclairage au gaz de Chalon est ancien et le plus somptueux 
de la Bourgogne. — Cette ville tient encore du nord et du midi 
dans ses lois el son archilectonique. La tuile courbe règne sur 
les quais, le loit pointu fralernise avec le toit plat ; le pavé aigû 
du Lyonnais est associé au pavé carré de la Bourgogne supé- 
rieure : la langue d'Oc, dans l'accent populaire. rend son 
dernier soupir. 

Nos voyageurs de Lyon à Chalon voudront bien tenir 
comple d'une circonstance que nous n'avons pas encore ap- 
préciée , c’est le rapport de l'heure de Paris , qui règle toutes 
les horloges des gares de la ligne avec l'heure lyonnaise, 
beaujolaise , mâconnaise et chalonnaise. C'est-à-dire que 
Paris , en raison de sa latitude, retarde de 12 à 17 minutes 
sur nos contrées au temps moyen , el de 8 minutes 2 secondes 
au temps vrai. 

Je souhaite vivement que cette esquisse de la ligne suffise 
aux voyageurs lyonnais qui feront l'excursion de la métro- 
pole lyonnaise à l’ancienne capitale de la monarchie bur- 
gunde. 

Joseph Bar. 


TOODOCNOCT TELLE UT CO OEDO DO Le DDR AT D RE QE AT RC TT DONS QC TL AT LT Te LA 


SUR LE NOM DE MONGLAVE 


DONNE 


PAR QUELQUES AUTEURS A LA VILLE DE LYON. 


Dans une dissertation que j'ai fait paraitre, il ÿ a quelques 
années, sur l'étymologie des noms de Lugdunum et de Lyon 
(Rerue du Lyonnais, t.xxV), je parlais d’un nom donné à cette ville . 
dans les romans de chevalerie et ne savais à quelle circonstance 
historique l’attribuer. C’est celui de Montglave (1); je le regardais 


(1). Je crois utile de citer le titre du roman qui donne à Lyon le nom de 
Montglave. Le voici tel qu’il est rapporté dans la Bibliothèque des romans, 
octobre 1778 et dans le Recucil de Tressan. 

« La présente histoire de très-preux et vaillant Guerin de Montglave le- 
quel fit en son temps plusieurs nobles et illustres faits en armes, et aussi 
parle des terribles et merveilteux faits de Robastre et de Pecrdrigon pour sc- 
courir ledit Guerin et ses enfants, avec un brief sommaire des nobles 
prouesses et vaillances de Gallien Restaure, fils de noble Olivier le marquis 
et de la belle Jacqueline, fille du roi Hugon qui fut empereur de Cons- 
tantinople, traduite de rime en prose. » Edition in-4° gothique. Paris chez 
Allain Lotrian, sans date. Une autre édition a paru en 1518 à laquelle 
on a ajouté les faits de Maugist d'Aigremont en prose : Paris, chez Michel 
le Noir. In-folio, gothique. 

Voici le passage dans lequel Lyon porte le nom de Montglave : 

« Le brave Guerin, fils de Florimond, due d'Acquitaine, jouissoit pai- 
siblement de la gloire qu'il avoit acquise dans la noble cité de Montglave. 
Cette superbe cité, reconnue de nos jours pour être la métropole des 
Gaules ct qui semble dominer sur le Rhône el sur la Saône, ne portoil 
pas eucore le nom de Lyon. » 


250 SUR LE NOM DE MONGLAVE. 


comme un nou tiré du cerveau et de l'imagination féconde des 
romanciers et qui ne méritait nullement .de fixer l'attention. 
Cependant, j'ai trouvé dans Gollut, auteur des Mémoires histori- 
ques de la république Séquanoise, l’origine de ce nom qui me 
semblait fantastique. Voici ce qu’il dit, dans son vieil et naïf 
langage, au chapitre 46 de son Vi: livre : 

« Le nomet la famille des nobles de Vienne hat fort emple- 
ment seigneurié soubs le sceptre des rois de Bourgongne, auant 
ct depuis Raoul, dernier du nom. Mais sa puissance hat estée le 
long des riuieres de Rhosne et de la Saône, sur les seigneuries 
d’Auxone, de Seurre, de Chalon, de Mascon , de Lyon et du 
Viennois , par lequel ilz prindrent de bien longtemps leur nom, 
soubs Ja commune dénomination toutefois de Mont-Graue, qui 
comprenoit généralement tous leurs parents et alliés ; ainsy 
que Clermont seruoit pour la distinction d’une autre équale 
famille en France, leur amie cet alliée, de laquelle une part des 
plus grands princes et paladins de la Gaule estoient Îles fleu- 
rons, » 

« Or, tant la casade se disoit Mont-Graue, à cause de la for- 
tercsse imprenable qui lors leur appartenoit à Lyon et semhloit 
seruir de nom de faction contre celle de Mayence, fort riche en 
la Gaule mesme, contre laquelle Mont-Graue et Clermont auoient 
tousiours quelque chose à démesler; mais Vienne estoit le nom 
propre de la famille de laquelle généralement les comtes de 
Bourgongne, Gennes, Auxone, Mascon et Viennois estoient nom- 
més. Et nous faut entendre que, nonobstant que les nobles de 
Vienne heussent de bien grandes seigneuries, par lesquelles ilz se 
pouuoient bien nommer, sans repéter le premier tige de leur 
maison, toutefois ilz hauoient en si grand honeur leurs prédé- 
cesseurs, qu'ilz se sont tousiours voulu faire cognoistre par le 
nom commun, adioustans les seigneuries parliculières et prin- 
cipales qu’ilz hauoient pour se entre-distinguer et se faire co- 
gnoistre. Ce que hat csté practiqué, tant que les seigneuries sont 
demeurées aux mäsles, ainsy que tousles comtes de Bourgon- 
gne, de Gennes, de Salins, d’Auxone, de Mascon et de Viennois 
se disent comtes de Vienne. » 


SUR LE NOM DE MONGLAVE. 21 


Ainsi il paraît que l’illustre famille de Vienne (1), famille qui, 
par des alliances, tenait aux Ducs et aux Comtes de Bourgogne 
et qui joignait, dans ses possessions, au comté de Vienne en 
Dauphiné, celui de Mäcon, ceux de Chalon, d’Auxonne et des 
terres nombreuses en Franche-Comté, avait une maison-forle ou 
château à Lyon et que cette maison était comme le centre des 
branches de cette noble famille, le lieu où elles se réunissaient 
pour délibérer sur les intérêts généraux et était peut-être possé- 
dée par indivis par tous ceux qui se rattachaient à cette souche 
illustre. Il parait encore, par ce passage de Gollut, et ceci est en 
outre confirmé par les indications que nous donnent les romans 
de chevalerie du XIVe siècle, que c'était l’usage des grandes 
familles seigneurialcs, d’avoir, comme celle de Vienne, 
une forteresse principale où étaient renfermés les archives et 
les titres de la famille, où se réunissaient peut-être annuelle- 
ment tous les chefs des branches diverses et qui servait de refuge 
dans les guerres qu’elle avait à soutenir contre les familles riva- 
les et ennemies. Ces châteaux devaient être avantageusement si- 
tués, fortifiés avec tout l’art que la science du temps compor- 
tait et rendus capables de soutenir de longs siéges. C’est ce 
que semblent indiquer leurs noms: Clermont, Clarus Mons. 
Montfort, Aigremont, Montmorency, Montgrave dont on a fait 
par corruption Montglave. Ces forteresses de famille devaient 
être situées à peu près au centre des possessions. Ainsi Lyon 
était un point central pour la famille de Vienne; cette ville était 
à distance en quelque sorte égale de ses possessions du Dau- 
phiné et de Bourgogne et l’abord en était rendu facile par les 
deux rivières du Rhône et de la Saône. 

Après avoir vu ce passage de Gollut, corroboré par les tradi- 


(1) Le célèbre amiral de Vienne qui défendit Calais en 1347 et qui périt 
en 1396 à la bataille de Nicopolis était de cette noble race qui s’est divi- 
séc en un grand nombre de branches : ces branches ont disparu successive- 
ment.Le dernier descendant de cette illustre famille était à ce qu'il parait, lc 
comte de Vienne, commandant de la Vencrie de France, mort en 1828 sans 
postérité. 


289 SUR LE NOM DE MONGLAVE. 


tions que présentent les romans de chevalerie, il nous paraît éton- 
nant qu'aucun historien de Lyon ne parle de cette famille de 
Vienne et de la maison-forte qu'elle avait dans cette ville. Ni 
Rubys, ni Paradin n’en font mention, ni mème le P. Menestrier, 
dans sa grande Histoire consulaire, ni encore la dernière histoire 
si estimée de M. le docteur Monfalcon. Comment ces historiens 
ont-ils pu passer sous silence une famille si puissante? com- 
ment ont-ils pu ne pas mentionner un nom qui a remplacé pen- 
dant quelque temps et chez quelques auteurs le nom si connu et 
si ancien de Lyon? Il est difficile d'expliquer cet oubli. Propo- 
sons ici quelques conjectures. 

C'est vers le XIe siècle que la famille de Vienne acquit 
par des alliances les comtés de Macon, de Chalon, d’Auxonne 
et s’unit aux comtes de Bourgogne. Au commencement du 
XILe, le comté de Forez passa dans celte famille. Or, on sait 
que les comtes de Forez étaient gouverneurs ou gardiens de 
Lyon: ils le furent d’abord seuls, ensuite concurremment avec les 
archevèques à qui ils finirent par céder ce litre par un traité en 
date de 1173. Or, c’est dans cet intervalle de soixante-dix ans à 
peu près, que la famille de Vienne eut, par le moyen du comté 
de Forez, l'autorité dans la ville de Lyon; c’est vers cette époque 
qu’elle y établit son chef-lieu général auquel elle donna le nom 
de Montgrave. Le peu de temps que cette famille a exercé l’au- 
torité à Lyon a empêché le nom de Montgrave de s'étendre au 
loin ; et, d’ailleurs, les archevèques de cette ville ne devaient-ils 
pas être intéressés à faire disparaitre tout souvenir qui rappe- 
lait une autorité si longtemps rivale de la leur ? De là vient que ce 
nom de Montgrave ou de Montglave n’aété conservé que dans 
les ouvrages de quelques romanciers du XIVe siècle qui 
voulaient flatter cette famille illustre et lui attribuer quelqu'un 
de ces fabuleux paladins dont ils ont peuplé la cour de Char- 
lemagne. 

Il n’est guère plus aisé, vu le silence des historiens, de fixer 
le lieu de cette casade ou maison-forle de Vienne. Deux chà- 
teaux ou palais appartenaient dans Lyon aux comtes de Forez, 
en qualité de gouverneurs de cette ville : Roanne et Pierre-Scize. 


SUR LE NOM DE MONGLAVE. 283 


Roanne, dans l’intérieur de la ville, au bas dela montagne 
était peu propre à être une forteresse et n’a pas pu porter le 
nom significatif de Montgrave. C'était plutôt le tribunal, le 
lieu où les Comtes rendaient la justice. Mais Pierre-Scize, situé 
sur un rocher dominant la Saône et fermant du coté du nord 
l'entrée de la ville était bien plus propre à être considéré comme 
une forteresse et à être la résidence principale de cette noble fa- 
mille de Vienne. Or, nous voyons que, en 1126, Guigues Raimond 
d’Albon, comte de Vienne, beau-frère et successeur de Guillaume 
SV, comte du Forez, mort sans enfants, fit réparer le château de 
Pierre-Scize : c'est sans doute vers ce temps-là que ce chäteau 
reçut le nom de Montgrave qu’il porta bien peu de temps. 

Voilà mes conjectures: vu le peu de documents que je pos- 
sède, je n’ai pas eu l'intention de faire ici une dissertation. J'ai 
voulu seulement présenter quelques probabilités et attirer l’at- 
tention des savants que Lyon renferme dans son sein sur un 
point qui n’est pas sans intérêt pour l’histoire de la seconde 
ville de notre France. 

JOLIBOIS, curé de Trévoux 


LA 


DIPLOMATIE FRANÇAISE EN ORIENT 


SOUS FRANÇOIS 1er 


(SUITE). 


Marillac, le jeune secrétaire de La Forest, dut, sur les 
ordres du roi, s’arracher aux délices de Fontainebleau et 
aller rejoindre l’escadre à Corfou, afin de concourir par son 
expérience des hommes el des choses de l'Orient à la mis- 
sion de Saint-Blancart. Familiarisé avec la langue turque, il 
accompagna l'amiral dans toutes ses expéditions, et se ren- 
dit indispensable, soit comme truchement soit comme diplo- 
male dans les conférences avec les pachas. 

Après de nombreuses pérégrinations dans les mers du 
Levant, l’escadre jeta enfin l'ancre devant Prévesa, où le Sul- 
tan lui fit une splendide réception. Durant plusieurs jours, 
les fêtes se succédèrent, soit au camp des Turcs, soit à bord 
des vaisseaux français. Les soldats de Soliman, obéissaut à 
la puissante volonté du grand homme qui les avait lou- 
jours conduits à la victoire, imposaient silence à leurs pré- 
jugés religieux et se montraient affables envers des Giaours, 
tandis que les Français, heureux de fouler une terre autre- 
fois conquise par leurs ancêtres, semblaient avec leur urba- 


LA DIPLOMATIE FRANÇAISE EN ORIENT. 285 


nité nationale, plutôt en faire les honneurs qu'y recevoir 
l'hospitalité. Aa bout de quelques jours, Saint-Blancard re— 
mit à la voile, salué par toute l'artillerie turque, et Marillac 
resla auprès du Grand-Seigneur qui en avait témoigné le désir. 

Cette confraternité entre les deux cours française et ot- 
lomane élail de nature à alarmer l’Europe et principalement 
le chef de la Chrétienté que la puissance des infidèles mene- 
çait à la fois dans son domaine spirituel et son domaine 
temporel. Ce fut l’occasion d’un nouveau succès pour le 
roi de France, puisque le Suint — Père , frappé des consé- 
quences probables d'une pareille alliance, se prit à déplorer 
la fatale ambition de Charles-Quint qui avait obligé le fils 
aîné de l'Église à se jeter dans les bras des ennemis de la 
foi, et s’offril comme médiateur entre les deux parties bel- 
ligérantes. 

Pendant lout le cours de ces événements, La Forest ne 
s'élait pas éloigné de son poste. Fier du résultat de ses pei- 
nes, il entrevoyait déjà la cessation des malheurs de son pays, 
lorsqu'une fièvre maligne vint le priver du bonheur de sur- 
vivre à la réalisation de son rêve. 11 succomba vers la fin de 
1537, regretlé à la fois des deux grands princes qu'il avait 
réunis dons une élroile el sincère amitié. 

Charles de Marillac, avocat au parlement de Paris, où 
son savoir et son éloquence l'avaient fait remarquer, quoiqu'il 
fût à peine âgé de vingt-deux ans, souhaitait ardemment 
une réforme dans l'Église ; aussi avait-il été soupçonné de 
penchant pour ce qu’on appelait alors les idées nouvelles. 
Trop compromis pour échapper longtemps au péril qui le me- 
naçait s'il fût resté dans la capitale, il s'était attaché à son 
cousin Jean de La Forest, et l'avait suivi à Constantinople, 
en qualité de secrétaire. Sa prodigieuse subtilité d'esprit sup- 
pléait chez lui à l'expérience diplomatique, et nous l'avons 
déjà vu, chargé de missions délicates et importantes, s’en 


286 LA DIPLOMATIE FRANÇAISE EN ORIENT. 


acquitter à la satisfaction du roi, out en gagnant les bonnes 
grâces du Sultan. Il était donc naturel que Laforest, au lit de 
mort, le désignât entre tous les officiers de l'ambassade 
comme celui qui était le plus avant dans sa confiance et s 
montroit le plus capable de continuer sa mission. Ce fut 
comme chargé d’affaires que Murillac prit en main la gestion 
de l'ambassade, honueur qu'il justifia pleinement dès les pre- 
miers jours de son entrée en fonctions. 

Après la levée du siége de Corfou, l'escadr: française avait 
passé tout l'automne en croisière dans le voisinage de Patras, 
puis était venue hiverner dans l'archipel où Barberousse guer- 
royait contre les dernières possessions de Venise. Menacé 
par les mauvais lemps, dénué d'argent et privé de nouvelles 
de France, Saint-Blancart, à bout d'expédients pour subvenir 
aux besoins de ses matelots, se trouvait dans une extrême 
perplexité. Alors l’idée lui vint de gagner Constantinople el 
de se placer sous la protection du représentant de sa nation. 
Précisément Marillac était dans la capitale à l'arrivée de 
l'escadre française. Sans s’émouvoir des difficaltés inhérentes 
à sa posilion intérimaire, il se présente au sullan, expose 
que c'est pour le service de la Porte que le baron de Saint- 
Blancart s'est rendu sur l'ordre du roi dans les eaux de 
l’Archipel, et qu'on ne peut en conséquence refuser de lui 
venir en aide. « S. M. T. C., ajoute-t-il, appréciera digne- 
ment ce service, et, d’ailleurs, la bonne foi du Sulton ne 
doit-elle pas se réjouir d'une occasion qui appelle les Turcs à 
faire les premiers l'application du récent traité passé entre 
S. H. et lc roi, puisque ce traité dit formellement que les 
navires des deux puissances pourront se ravitailler dans les 
ports de l'une et de l’autre. » 

Ce dernier argument élait sans réplique et plaçait le Sultan 
dans l'obligation de montrer de quelle manière il entendait in- 
terpréter les conventions. Autant par grandeur d'âme que pour 


LA DIPLOMATIE FRANÇAISE EN ORIENT. 287 


faire montre de sa puissance et de ses ressources, Soliman 
accueille gracieusement la requête qui lui est faite, proteste 
de son respect pour, la foi jurée, et donnant au traité son 
inlerprélalion la plus large, ouvre ses arsenaux à l'amiral 
qu'il autorise à prendre lout ce qui lui est nécessaire. Sa 
générosité va jusqu'à mettre des ouvriers et des soldats à la 
disposition du lieutenant de sou allié. 

La question du ravitaillement élait donc résolue, mais il 
en restait une non moins grave el peut-être plus épineuse 
encore, puisqu'on ne pouvait celle fois arguer du traité ; c'é- 
tait celle de la solde des troupes; les prêteurs ne manquaient 
pas, mais ils exigeaient des garanties, et la signature d'un 
agent de France, si recherchée aujourd’hui sur loutes les 
places du monde, avait à celle époque peu de cours dans les 
bazars de Constantinople. Marillac ne se désespére pas. Tan- 
dis que son compatriole procède aux opéralions de ravilaille- 
ment sur les chantiers du Sultan , il va trouver Barberousse 
dont il pique la vanité par le récit des libéralilés de Soliman, 
et en obtient une caution de 10,000 ducats d'or. 

Grâces à ces secours venus si à propos, Saint-Blancart 
se (trouvait au bout de quelques mois en état de reprendre la 
mer, mais sur ces entrefaites arriva la nouvelle de l'entre- 
vue de Nice où Charles-Quint et François, sollicités par le 
Saint-Père , s'élaient entendus pour la trève , et le même 
courrier apporta l'ordre qui rappelait la flolte. Quelques 
jours après, les galères françaises quiltaient les eaux du 
Bosphore et faisaient voile pour Marseille. 

À la faveur du répit que lui laissait le départ du baron 
de Saint-Blancart, Marillac se livra avec plus d'abandon à 
ses penchants pour la science, el se mit en quête de manus- 
crits et d’antiquités dont il Lenait à doter les collections roya- 
les. Tout étranger qu’il fût à l'art militaire, il avait un goût 
(rès-prononcé pour les armes de luxe, et plusieurs lettres 


288 LA DIPLOMATIE FRANÇAISE EN ORIENT. 


restées en la possession d’une branche collatérale de: sa 
famille mentionnent de nombreux objets -de ce genre qu’il 
expédiait en France et qui étaient destinés à ajouter leur 
contingent de luxe aux somptueuses décorations du palais 
de Fontainebleau. 

Doué d'une incomparable aptitude às'identifier avec l'esprit 
elles termes des langues orientales, le jeune savant avait appris 
le turc et charmait souvent ses heures de loisir par des dis- 
cussions avec les ulémas dans leur propre idiôme, sur des 
interprétations du Coran. Cette initiation d'un chrétien à 
une science exclusivement du ressort des Musuimans lettrés 
avait contribué à le faire bien venir à la cour du Sultan, et 
plus d'un fenatique s'imaginait que le jeune seigneur 
n'avait si bien étudié la loi de Mahomet que dans le dessein 
d’abjurer la foi catholique. 

Marillac fut rappelé en 1538 pour aller occuper le poste 
d’ambassadeur en Angleterre où sa réputation d'homme 
d’État l'avait déjà précédé. Antoine Rincon, désigné pour 
le remplacer, s'exprime ainsi à son sujet, dans une lettre da- 
tée de Péra le 15 juin 1538 el adressée à M. de Villandry : 


« Pour le présent je ne vous ferai longue escripture tant 
pour nou deslurber vos grandes et séries occupations que pour 
ce que le sieur de Marillac porteur de ceste, s’en relourne 
par delà qui estant amplement informé du portement de nos 
négociations de par de ça, vos en saura bien faire si entier 
rapport du lout que je croye en aurez royson de voz conten- 
ter. » 


De retour en France, Marillac, accueilli et fêté par toutes 
les sommités de l'époque, devint l'objet de l'attention gé- 
nérale. Son érudition si variée et le récit de ses aventu- 
res de voyage firent pendant plusieurs mois les délices 


LA DIPLOMATIE FRANÇAISE EN ORIENT. 289 


de la cour, où le roi se plaisait à réunir tous les sujets ca- 
pables d'augmenter l'éclat de sa couronne (1). 

Le capitaine Antoine Rincon, dont le dévouement au roi 
s'était manifesté avec tant d'énergie et de succès pendant ses 
missions en Turquie et en Italie, revint à Constantinople en 
qualité d'envoyé permanent de la cour de France; sa posi- 
tion ne laissait pas que de se présenter sous un aspect fort 
délicat, car la trève conclue entre François I et Charles- 
Quint, n’avait pas manqué d’exciter les méfiances du Divan 
qui se plaigoait hautement d'être délaissé par son allié. Ce 
ee fut qu'à force d'adresse et de présence d'esprit, et grâce 
aux souvenirs conservés par les pachas de son empressement 
à payer généreusemeul les services rendus, qu'il parvint à 
conjurer l'effet d'une si fâcheuse impression. Il est vrai de 
dire qu'en présence des dépêches officielles, on acquiert la 
certitude que François n’agissait pas en complice aveugle de 
l’empereur, et que si, d’un aatre côté, on consulte les répon- 
ses du sultan aux communications de la cour de France, il 
semble que Soliman ne ressenlait point une irrilation person- 
nelle bien prononcée, mais se trouvait sous le coup des plain- 
tes que soulevail Barberousse au sujet des dix mille ducats 
d’or prêtés au baron de St-Blancart , el que le roi dont les 
finances étaient obérées, ne se pressait nullement de solder. 
Plusieurs dépêches de Rincon témoignent da ressentiment de 


(1) Marillac qui devint, plus lard, une des lumières de la diplomatie fran- 
caise, fut successivement envoyé en Angleterre, en Allemagne ct à Rome. 
Précédemment , il était entré dans les ordres ct avait été pourvu du siège 
archiépiscopal de Vienne cn Dauphine. Sous lc règne de François Il, en 
1560 , profondément touché des maux qu'il prévoyait devoir fondre 
bientôt sur sa patrie. il demanda, à défaut d'un concile clérical, un con- 
cile national chargé de pourvoir aux besoins de la religion, et les états 
généraux, pour remédier aux malheurs de l'état. La mort le surprit cette 
même année. 


19 


290 LA DIPLOMATIE FRANÇAISE EN ORIENT. 


Barberousse à cet égard, ressentiment qui le portait jusqu'à 
accuser les Français de mauvaise foi et à menacer de se payer 
par ses mains. 

Un nouvel incident allait augmenter les péripéties de la 
situation. En bulte aux continuelles attaques des Turcs qui 
l'avaient déjà dépouillé de ses possessions en Morée et dans 
l'Archipel et lui portaient le coup le plus sensible par la perte 
de son commerce avec le Levant,la république de St-Marc, pour 
laquelle une paix achetée au poids de l'or était préférable à 
une guerre désastreuse , prit le parti d’invoquer les bons 
offices de François 1‘. Entrevoyant dans celte circonstance 
une chance d'amener Venise à lui témoigner plus tard sa 
gralitude par une loyale réciprocité, le roi se hâta d'envoyer 
auprès du doge le napolilain César Cantelmo pour s'entendre 
sur les propositions qu'il y aurait lieu de faire au Divan. De 
vives protestations d'amitié accueillirent l’envoyé de France 
et le gouvernement de St-Marc lui fit l'honneur d’une récep- 
tion officielle. On était trop pressé d'arriver au résultat pour 
perdre du lemps en discussions oiseuses, et, après quelques 
conférences, Cantelmo recevait pleiu pouvoir de traiter sur 
des bases acceptables. Avant tout, une trève de trois mois 
devait être consentie, de part et d'autre, comme préliminaire 
des négocialions. 

Cantelmo se rembarqua le 18 avril 4539 ; arrivé à Cons- 
lantinople, sa première démarche fut de transmettre les or- 
dres du roi à Rincon qui, tenu au courant des vues du sultan 
sur Venise, resta attéré d’un changement si subit dans la poli- 
tique de son maître. Toutefois, e temps manquait pour en- 
voyer des représentations à la cour , et force élait de presser 
la négocialion en se conformant aux récentes instructions. 
On entra de suite en pourparlers. Tout sembla d’abord réus- 
sir à souhait, car aucune objection ne se produisit de la part 
du sultan au sujet de la frève qui fut même accordée pour sit 


LA 


LA DIPLOMATIE FRANÇAISE EN ORIENT. 291 


mois au lieu de trois, mais peu à peu les appréhensions de 
l'ambassadeur se justifièrent. Soliman maître d’une ormée 
considérable prête à entrer en campagne el certain que la 
chrétienté affaiblie par ses propres discordes ne pouvait en 
aucune façon le contrarier dans ses projels de conquête, mit 
à profit la maladresse du Baïle de Venise pour éviter de 
prendre aucun engagement, jusqu'à ce qu'une occasion for- 
tuite se présentat de rompre en visière. Elle ne se fit pas at- 
tendre et fut amenée par uue demande de Charles-Quint 
d’être compris dans la trève, demande que la France ne pou- 
vait refuser d'appuyer en sa qualité d'alliée. Admettre l’em— 
pereur au bénéfice d'une suspension d'armes laissait sans but 
et sans emploi les armements considérables faits en vue 
d'hostilités contre lui, arrêtait la marche du sultan sur la 
Hongrie, et paralysait la puissance ottomane qui n'avait 
d'éléments de conservation que dans le fanatisme et l’espri, 
belliqueux de ses peuples. En un mot, il s'agissait pour 
Soliman de l’abaissement ou de l'élévation de son trône. La 
dépêche suivante qu'il écrivait ne pout laisser aucun doute 
sur la manière dont il envisageait la question ainsi que sur 
les sentiments de répulsion qu'il professait à l'égard de 
Charles-Quint : « Sollan Solyman Sach, Empereur, ou très- 
illustre et très-excellent grand prince, le supérieur des Jé- 
suéens, plein de toutes vertus et le plus renommé de la gé- 
nération du Messie Jésus, pacificateur et médiateur de tous les 
actes et gestes de la nation des Nezaréens, clément et vail- 
lant seigneur de prudence et gravité, digne de lout honneur 
etemminence, Empereur des domaines et royaume de France, 
et de toutes antiquités royales, le roy François, mon frère, 
par digne et juste raison, l'accroissement de loute félicité lui 
soit perpélué , reçeu que vous aurez mon scel impérial, il 
vous soil notoire que par leltres mandées à vositre ambassa- 
deur résidant icy, avez signifié que Charles, roy d'Espagne, 


292 LA DIPLOMATIE FRANÇAISE EN ORIENT. 


avec les confédérés, désire et requiert par vostre moyen au- 
cune trève de ma excelse el felice Porte ; c'est pourquoy per- 
sévérant l’affectionnée fraternité qui a été jusques à mainte- 
nant entre moy et vous, je la confirme de ma foy impériale, 
je la veux continuer; el quant à icelle convient, puisque le 
roy d'Espagne désire que luy soil cetroyée ma impériale 
trève et que cela vous fera plaisir, il faut qu'il vous restitue 
et déliore en vos mains loules les provinces, pays, lieux, et 
facultés que par cydevant il vous a enlevé, et jusques à pré- 
sent vous délient el occupe; et dès qu’il aura fail ce que 
dessus, il vous plaira incontinent le faire entendre à ma 
excelse el felice Porte, et puis il sera fait ce qu'il vous plaira; 
advysant et déclarant qu’accomply ce que dessus , la mienne 
excelse et felice Perle sera ouverte à un chacun pour quel- 
qu'effet qu'il y voudra venir, soit pour amitié ou inimitié. 
Ainsi soit-il. Publié el m:nifesté à tous pour l'amour de vous. 
Donné à la moitié de la benoile lune de Mucarem ({ c’est-à- 
dire du mois de may); courans les ans de Mahomet 946 en 
la conservalion du domaine et Empire de l'honoré impérial 
siège de Constantinople. » 

Irrités de la déception qu'ils avaient éprouvée, les Vénitiens 
traduisirent leur dépit par d’infâmes accusations contre Fran- 
çois [°" qui, disaient-ils, ne s'était chargé du rôle de médis- 
teur que pour mieux s'opposer à la conclasion de la paix.Rien 
ne put convaincre l’ingrate république que cet échec provenait 
uniquement de Charles-Quint, dont la prétention avait in- 
disposé le sultan, celui-ci ne pouvant admettre au traité 
l'ennemi contre lequel il prétendait avoir tant de grief. 
La politique ottomane suivit son cours el les hostilités 
reprirent immédiatement. Cantelmo, parli au mois de mars 
pour rendre compte de sa mission infructueuse, arriva à la 
cour de France en même lemps que la nouvelle de la prise 
de Castel-Novo par Barberousse, événement qui plongea 


LA DIPLOMATIE FRANÇAISE EN ORIENT. 293 


l'Europe dans un nouvel effroi au milieu de la paix douteuse 
dont elle jouissait depuis la trève de Nice. 

Maigré l'insuccès de Cantelmo, Rincon n'avait rien perdu 
de son prestige el les ministres du sultan reconnaissaient pour 
ainsi dire lui devoir une réparation, ainsi que semblerait 
l'établir le fait qui suit; la domination féodale établie au XIIe 
siècle par les Français et les Vénitiens s'était perpétuée jus- 
qu'alors sur quelques points de l'archipel par les descendants 
des premiers conquérants , mais Soliman, sans respect pour 
celle œuvre du temps, venait de dépouiller de ses domaines 
Coursin de Sommerive, III° du nom et VII: seigneur d’Andros. 
Gelui-ci conçut l’heureuse idée de porter plainte devant 
l'ambassadeur du roi de France. Sans instruction pour un cas 
aussi imprèvu, mais frappé de l'importance d’un tel précédent, 
si jamais la couronne de France songeait à faire valoir ses 
droits à l'héritage des Villehardouin, Rincon protesta contre 
la spoliation, affirmant que le prince dépossédé devait être 
considéré comme feudataire du roi et placé sous sa protec- 
tion. La plainte fut écoutée et peu après Sommerive élait 
réintégré dans sa principauté. 

Une fois en train de bons procédés les Turcs ne s'arrêtérent 
plus. L'ambassadeur assista aux fêtes célébrées du 11 au 16 
novembre, en réjouissance de la circoncision des fils de Soli— 
men, Bayezid et Dgihanghir, et du mariage de sa fille avec 
son favori Rouslem-Pacha. Cette invitation officielle d'un 
étranger à une cérémonie qui réunit les deux caractères de la 
religion el de la famille passe chez les Musulmans pour une 
marque d'honneur et un témoignage insigne d'amilié vis-h- 
vis du souverain qui la reçoit dans la personne de son repré- 


- sentant. 


Ces bonnes dispositions étaient mises à profit par l'infali- 
gable Rincon. Par ses soins de nouvelles relations commer- 
ciales s’établirent dans les mers du Levant et il constitna 


294 LA DIPLOMATIE FRANÇAISE EN ORIENT. 


d'une manière définitive la sécurité du trafic en répandant 
l’usage du traité de la Forest. Il ne manquait jamais d'invo- 
quer comme bose et point de départ de toute réclamation ce 
traité que les ministres du Grand-Seigneur s'habiluaient peu 
à peu à consuller de leur côté et à exéculer comme le code 
international des deux puissances. 

Le roi prenail au sérieux son litre de protecteur unique des 
chrétiens en Orient. Il tenait à saisir toutes les occasions de 
le faire valoir ; c'est pourquoi profitant de la disposition des 
esprits à jouir du calme momentané où l'on se trouvait, Rincon 
fit partir un de ses secrétaires pour Jérusalem afin de récla- 
mer aa nom du roi les reliques et autres objets de piété dé- 
robés au culte chrétien, et la liberté des frères du St-Sépal- 
cre et d'une foule d'infortunés réduits en esclavage. Cette 
mission eut un succès complet. On lui dut, en outre, le rachal 
d'un certain nombre de Français enlevés par le corsaire 
Corsello sur le navire la Florye. 

Une mesure d'un autre genre, mais qui a aussi son im- 
porlance , puisqu'elle se rattache aux inslitutions littéraires, 
fondées par François It, occupa Rincon de concert avec 
l'ambassadeur français à Venise. Ce fut la recherche et 
l’acquisilion de livres grecs et orientaux. Pélissier, le savant 
évêque de Montpellier, avait été nommé ambassadeur à Venise 
en vue de cettc protection à donner aux lettres et aux érudits 
que le roi allirait à sa cour ; un grand nombre de pièces de 
son Recueil , adressées à la reine de Navarre, à l'évêque de 
Tulles , au docteur Rabelais , enfin à Rincon , ont trait à des 
recommandalions de savants français et étrangers ou à des 
recherches da genre de celle qui nous est signalée par la 
lettre suivante : « Je suis très-assuré que aurey à plaisir de 
faire chose agréable au roi, lequel est après pour fonder 
ung collége à Paris, qui sera aussi excellent , mais qu'yl soil 
parachevé et fourny de ce quy y est requiz , car il sera occa- 


LA DIPLOMATIE FRANÇAISE EN ORIENT. 295 


sion de faire venir à l'univers toutes les bonnes lettres qui 
commencent à Jorir en France aullant que ne nul aultre 
pays. El pour ce que on ne pourrayt mieulx douer que d’une 
bonne librairie , fait chercher livres de tous coustés , mes- 
mement grecs, et m'en donne charge d'aussi grant affection 
que pour ses aulires affaires d'estat, dont luy voullant obéir 
en toutes choses que lui cognoistray être agréables et d’aul- 
tant plus en ceste—cy qui est tant ulyile et honorable appar- 
tenant plus à mon office et profession , me suys enquiz où 
s'en pourroit recouvrer et entr'autres j'ai trouvé un gentil- 
homme corfiole qui en avoit ung très-beau nombre de fort 
beaux , de quog il aima mieux en faire ung présent au roy. 
S. M. luy a fait en récompense ang très-beau et libéral pré- 
sent ; c'est de mille bons escuz que je luy ai complez en 
ses mains, dont plusieurs aultres Grecs ayant senty ceste nou- 
velle sont venuz vers moi pour en offrir d’aultres à S. M. 
Mais il suffict que cecy a fait découvrir seulement les lieux 
oa ils esloyent , car doresnayant on en pourra avoir à meil- 
leur marché. Et de moy je tiens ordinairement (ous les jours 
huit Grecs qui ne font aultre chose que escripre , ainsi qu'il 
a plu au roy me commander encore par sa dernière despêche, 
lequel m'a fait entendre qu'il n’y avoit chose en laquelle je 
luy puisse plus agréer que de luy faire amas des meilleurs 
livres que pourrez recouvrer. Il est venu à moi ung nommé 
Marmorelti qui dict avoir ung frere en Constantinople que 
cognoissez , lequel vous pourra adresser soixante ou quatre- 
vingts pièces de fort bons et reres livres, lesquels esloyent à 
ung de ses oncles qui les tenoyl chèrement, dont ce ne seroyt 
pas peu de service aa roy nous en mander un calhalogue , et 
après avoir confronté ledict cathalogue avec ceux que j'ai 
par deça , s’il s’en trouvoit que nous n'en ayons pas, je vous 
advertiray pour les recouvrer el ce faisant, fairez chose 
agréable à S. M., etc., etc. » 


296 LA DIPLOMATIE FRANÇAISE EN ORIENT. 


Le premier jour de janvier 1540 , Charlgs-Quint recevait 
à Paris une splendide hospitalité du monarque qui n'avait 
trouvé, quinze ans auparavant , qu’une humiliante prison à 
Madrid. Cet acte de confiance magnanime d’une part, et de 
générosité chevaleresque de l’autre , eut un immense reten- 
tissement en Europe et rendit sensible, aux yeux de tous, une 
union politique, dont les témoignages s'étaient jusque-là renfer- 
més dans les arcanes de la diplomatie. Comme dans toutes les 
circonstances qui laissaient prévoir un rapprochement entre 
ces deux princes, le contre-coup de cet événement se fil sentir 
à Constantinople et réveilla les susceptibilités de Soliman. Ce 
fut pour Rincon l’occasion de nouveaux efforts d'adresse el 
de persuasion, afin de dissuader le fier et ombrageux Musul- 
man auquel il parvint à inculquer des idées plus saines sur 
les mobiles de la politique française ; on trouve la preuve 
de son succès dans ce qui se passa au sujet de la question 
vénilienne. La France, comprenant que la stabililé de la 
seigneurie comme élal indépendant exigeait une prompte 
paix avec la Turquie, avait, malgré son premier échec, per- 
sislé à exercer son influence médiatrice dans cette affaire. 
Grâce à ses soins, la paix tant désirée fut conclue vers 
le milieu de 1540 ; elle inaugura, il est vrai, le déclin de 
la domination des Doges, en Orient, puisque leur gouverne- 
ment fut amené à consentir la cession des tles de l'Archipel ; 
_ mais clle fut, dans ce moment critique pour la seigneurie , 
un bienfait et une ancre de salut, dont tout l'honneur revint 
à François IT. Rincon donna, en réjouissance de cette paix, 
une fête splendide dans sa résidence de Péra. 

Si le traité stipulé par Rincon avail sauvé les restes de la 
domination vénilienne, là ne s’arrêlait pas toute sa portée ; il 
avait encore pour la France l'immense avantage de lui subor- 
donner une alliée inquiête et jalouse, dont le dépit ne pouvait 
se dissimuler à l'aspect de la suprématie que prenaient 


LA DIPLOMATIE FRANÇAISE EN ORIENT. 297 


nos inlérèls commerciaux sur le litloral de la Méditerranée. 
Au lieu de s'étudier à supplanter la France comme elle l’avait 
fait jusque là , il lui fallait désormais attacher sa fortune à 
celle dé sa rivale et s’abriter sous son égide dans les occasions 
trop fréquentes où la Turquie intéressée à se débarrasser d'un 
voisinage incommode reprendrait à son encontre une allitude 
hostile. 

Malgré ses lentalives d'union et de pacification générales, 
François It’ était loin, comme on le voit, d'avoir déserté 
les premiers errements de sa politique , dont l’action persé- 
- véranle servait à souhait les intérêts de sa couronne ; mais 
Charles-Quint, loul aussi clairvoyant, ne devait pas se laisser 
prendre longtemps eu piëége qui lui élait tendu. L'alliance 
des deux rivaux ne pouvait avoir qu’une durée éphémère. 
Tout le monde élait persuadé que la première occasion amè- 
nerait un refroidissement entr'eux lorsque l'ouverture ino— 
pinée de la succession de Hongrie confirma l’idée générale en 

donnant carrière à de nouvelles prétentions. Inflexible dans sa 
_ politique, dont le bat n’était rien moins que l’incorporation de 
la Hongrie à son Empire, Soliman poursuivit la ligne de con- 
duite qu'il s'était tracée , et Rincon profita habilement de 
cetie ambition pour faire entrer la Turquie plus ayant dans 
la voie de l'alliance française. Les débats ne roulèrent que 
sur les moyens d'occuper l'Empereur au midi de l'Europe et . 
dans la Méditerranée , afin de laisser le champ libre sur les . 
autres points. Sur les instances de Soliman , l'ambassadeur 
français porta lui-même , et sans perdre de lemps, à son 
maître, les conditions stipulées. II devait faire diligence et 
rapporter en personne la ratification du Roi avec l'assurance 
d’un concours dans la crise qui allait éclater. Le 17 novembre 
1540 , il fut admis à l'audience de congé en présence seule- 
ment de Joanès-Pey , qui servait d'interprèle , par crainte 
des indiscrétions d'un Trucheman. Joanès-Bey reçut à celle 


298 LA DIPLOMATIE FRANÇAISE EN ORIENT. 


occasiou deux magnifiques robes de velours et de damas , et, 
selon l'usage , de riches présents furent aussi distribués , au 
nom du Roi , à tous les membres du Divan. | 

Le départ de Rincon pour la France eut lieu le lendemain. 
I partit, accompagné d'un jeune capitaine vénitien , appelé 
César Frégose, banni par le Sénat de Venise , en 1536 , pour 
être allé offrir volontairement ses services au Roi contre l’Em- 
pereur , et qui s'était déjà distingué sur les champs de ba- 
taille et dans la diplomalie. Nous verrons bientôt ces deux 
serviteurs dévoués de la France payer de leur sang la haine 
qu'ils -avaient inspirée à Charles-Quint. | 

Vincent Maggio , précédemment attaché à l’ambassade de 
France près la République vénitienne, avait été chargé, 
conjointement avec M. de Vaulx , d'une mission temporaire 
à Constantinople , où il était arrivé au mois de juin 1540. 
Depuis il s'était attaché à Rincon, qui, lui ayant reconna des 
capacités peu ordinaires, n’hésita pas à lui confier , en son 
absence , les intérêts de l'ambassade. 

Le 5 mars 1540 , Rincon se présentait au château d'Am- 
boise , où résidait alors la cour. C'est là que lui furent comp- 
tés , le 18 avril, dix-sept mille neuf cent vingt livres dix sous. 
tournois, en remboursement des dépenses de son séjour à 
Constantinople. Puis il suivit la cour à Blois et reçut du Roi 
en personne, pendant son séjour à celle résidence, des ins- 
. tructions pour les éventualilés prochaines, et pour qu'il eût à 
éclairer le Divan sur les intentions franches et loyales de la 
France, ainsi que sur la nécessité où s'était trouvée cette 
puissance d'entrer en arrangement avec Charles. Il devait 
d'autant plus appuyer sur ce point, qu'il importait avant 
tout de ne laisser aucun doute dans l'esprit de Soliman , 
dont les sympathies pour nous étaient le point de mire des 
agents espagnols. 

” César Frégose se rendait pour un motif anologue auprès 


LA DIPLOMATIE FRANÇAISE EN ORIENT. 299 


de la seigneurie de Venise que le roi avait tant intérêt à 
voir , faute de mieux , garder la neutralité. 

Le prochain retour de Rincon fal annoncé à Maggio , le 
11 mai, par le Dragman Nicoletto dépèché en avant. Ce fut 
le motif d'une grande joie pour le Sultan , qui ne parlait plus 
de François 1 qu’en l'appelant son frère, et qui donna incon- 
tinent l'ordre à son armée d’ouvrir les hostilités contre l’Au- 
triche. Mais celte nouvelle était à peine connue à Belgrade 
qu'un bruit étrange et funeste venait fui succéder ; on parlait 
de l'assassinat de Rincon et de Frégose , altribué à des gens 
de l'Empereur en Italie , et ce bruit n'était malheureusement 
que trop fondé. 

Les deux ambassadeurs s'étaient mis en route pour Venise. 
* Tandis qu'ils séjournaient à Lyon, où Frégose passait l’ins- 
pection de la compagnie de gens d'armes dont le roi lui avait 
récemment donné le commandement , le sire Guillaume du 
Bellay de Langey , gouverneur pour le roi en Piémont , reçut 
avis que le marquis du Guast , général de Charles-Quint , se 
préoccupait du prochain passage des ambassadeurs. Il les en 
prévint et leur donna rendez-vous à Rivoli pour se concerter 
avec lui, tandis qu'il ferait surveiller les démarches du mar- 
quis. La réunion eut lieu le 17 juillet. Tous les rapports con- 
firmaient que des émissaires espagnols couvraient les rou- 
tes, et que le PO était l’objet d’une surveillance toute parti- 
culière dans la prévision que l'obésité de Rincon lui ferait 
préférer celle voie plus douce et plus commode. En celle occu- 
rence, la route de terre offrait seule quelque sécurité, grâce 
aux dispositions qu'avait prises Langey. Un capitaine mila- 
nais, nommé Hercale Visconti, sur la fidélité duquel on pou- 
vait compter, se chargeail de conduire les voyageurs jusqu’au | 
château de Cisterne, tenu par une garnison française ; delà 
on avancerail la nuit suivante jusqu'à un autre château, 
appartenant au frère de Visconti; puis, enfin, à la faveur de 


300 LA DIPLOMATIE FRANÇAISE EN ORIENT. 
+ 


la (roisième nuit, on gagnerait le (erritoire de Plaisance, 

compris dans le patrimoine de l'Eglise. Rincon s'était rendu 
à ce projet, mais le bouillant Frégose l'en délourna et le 
fil revenir à sa première et fatale détermination de prendre 
la voie fluviale. Deux barques, dont l’une portait les ambas- 
sadeurs et l’autre la plus grande partie de leurs gens, sous 
les ordres de Boniface de Saint-Nazaire (1), les emportaient 
le lendemain sur le PO. Cependant, confirmé dans ses appré- 
bensions par de nouveaux rapports qui lui arrivent de toutes 
_ parts, Langey {ente un dernier effort et fait courir après eux 
pour les supplier de retourner sur leurs pas. Ils n'écoutent 
rien et ne consentent qu'à grand peinc à se désaisir au 
moins de leurs dépêches, que Langey se charge de faire 
passer à Venise par le jeune lieutenant de la compaguie 
de Frégose, Petregent de Sèze, neveu du comte Camille 
de Sèze qui se trouvait à bord. Le 3, à midi, à peine 
arrivait-on devant la plage de Cantalone, située à trois milles 
au-dessus de l'embouchure du Tessin , que deux barques 
armées se présentent à l'improviste. Rincon et Frégose meltent 
l'épée à la main et se défendent en désespérés, mais leurs 

efforts sont vains contre le nombre , et ils succombent percés, 
de mille coups (2). Le comte Camille de Sèze blessé el presque 

noyé fut emmené au château de Pavie, et delà à Milan ; quant 

à Boniface de Saint-Nazaire , il n’eut d'autre ressource que 

de se jeter à la rive avec le peu de monde qui lui restait et 

de gagner un bois voisin pour échapper au massacre. 

Neuf jours après, la nouvelle était apportée à Venise par 


(1) Boniface de Saint-Nazaire était officier au corps de Ludovic de Bi- 
rague. 

(2) L'année suivante, le Sénat, s'étant brouillé avec la France, bannit de 
Venise la signora Costanza, veuve de l'infortuné Frégose , ainsi que ses 
enfants , dont tous les biens furent confisqués. Cette infortunéc chercha un 
refuge en France, où le roi s'empressa de lui accorder une pension. 


æ 


LA DIPLOMATIE FRANÇAISE EN ORIENT. 301 


le secrétaire el le valet-de-chambre de Rincon, sauvés comme 
par miracle , et l'ambassadeur près la seigneurie s'empressait 
de la faire tenir à Constantinople par un courrier extraor- 
dinaire. 

Charles-Quint, inquiet des intelligences de son rival avec 
le Sultan et même avec les Vénitiens, n'avait point reculé 
devant un crime pour tlenler de se meltre en possession 
des dépêches qui en contenaient le secret. En apprenant que 
l'empereur venait de se souiller d'un crime qui violait le droit 
des gens adopté el reconnu par les nalions civilisées , Soli- 
man s’écria : «a Il faut aller en occident pour trouver les véri- 
tables barbares. » 

Maggio comptait sur la succession de Rincon comme am- 
bassadeur auprès de la Sublime-Porte, mais ce choix eût 
déplu au Sullan , qui envisageail sa uationalité comme propre 
à faire redouter l'influence de l’Autriche ou de Venise sur 
cet agent. Pour lui éviter les disgrâces qu'avait eu à subir le 
hongrois Frangipani dans une circonstance analogue , S. M. 
mit fin à sa mission el employa ses services en Ilalie. Les 
dépêches de cet agent se distinguent par un style fleuri, qui 
tient moins du langage diplomatique que du genre descriptif ; 
elles forment une amusante relation de faits d'une importance 
secondaire , dont le principal intérêt est d'offrir un journal 
anecdotique de la cour du Sultan (1). 

Ce qui se passait en Allemagne avait un instant distrait 
Charles-Quint de ses vues sur l'Ilalie, et François s’élait re- 
trouvé en mesure de faire peser dans la balance des événements 
la terreur qu'inspirait son alliance avec le sultan. Toutefois, la 
présence de l’empereur lui eat bientôt fait reconquérir ane par- 


(4) I paraît que Vincent Maggio ne tarda pas à être mis de côté , car une 
lettre écrite au roi par M. de Morvilliers , ambassadeur à Venise , en 1547, 
Je signale comme étant dans un état voisin de l’indigence, ct réclame pour 
lui quelques secours, dont ses services passes Île rendainct digne, 


302 * LA DIPLOMATIE FRANÇAISE EN ORIENT. 


tie du terrain qu'il avait perdu, et ce prince dans son entrevue 
à Lucques avec le pape Paul 111 repoussa dédaigneusement 
les insinuations de Mgr de Malines, à propos du meurtre de 
Rincon et de Frégose. « Ces deux hommes, s'écria-t-il, ne 
s'étaient pas fait connaître comme ambassadeurs. Naviguant 
pour ainsi dire à la dérobée, quoiqu'’avec un nombreux équi- 
page, ils avaient inspiré de la méfiance à du Guast qui 
s'élait empressé d'envoyer des soldats pour les arrêter. Ils se 
sont défendus, ajouta-t-il, au lieu d'invoquer leur qualité, et 
dans le tumullc de la rixe, des coups porlés au hasard sont 
tombés sur les voyageurs qui ont été victimes de leur incog- 
nito. » Si Charles-Quint éprouva quelque regret de ce dou- 
ble meurtre, ce fut sans doute à cause de son résultat négatif 
puisque grâce à la prévoyance de Langey les papiers dont il 
espérait tirer des lumières ne lombèrent pas entre ses mains. 
La confiance de ce monarque en son étoile, avait alors at- 
teint son apogée et l'espèce d’insouciance dans laquelle il 
semblait se complaire au milieu d’une situation semée de pé- 
rils redoublait l'incertitude générale sur ses vues ultérieures. 
Quel ne fut pas l’étonnement des cours d'Europe lorsqu'elles 
le virent se lancer daus une expédilion contre le foyer de la | 
piraterie algérienne. En ce moment où une reprise des hosti- 
lités paraissait imminente, il y avait témérité de sa part à 
porler ses armes en Afrique au risque de laisser ses Etats 
exposés à la double agression des Français et des Turcs. Il 
est vrai, que dans celle téméritè apparente, se dissimulait un 
adroit calcul. La répression des corsaires qui désolaient les 
côtes de la Méditerranée n'avait pas seulement pour but de 
préserver l'Espagne et l'Italie des déprédations que subissait 
le commerce de ces pays, mais elle opérait en outre une di- 
version au profit de l'Allemagne en attirant sur un autre 
point l'attention des belligérants. Ajoutons qu’elle était pour 
l'empereur une seconde occasion de rattacher comme la 


LA DIPLOMATIE FRANÇAISE EN ORIENT. 303 


première fois l'opinion publique à sa cause en se posant 
comme vengeur de la société chrélienne, au contraire de son 
rival qui s’alliait avec les ennemis de la foi. Rassuré par cette 
conviction que les sympathies de l’Europe l'accompagnaient, 
il n'hésila point, au mépris des dispositions hostiles de Fran 
çois I, à poursuivre son entreprise préparée dès l’année 
précédente. 

Celte guerre déclarée à une nation musulmane devait, 
fût-elle couronnée ou non du succès, ajouter une considé- 
ration plus pressante aux motifs des négociations qu'avail 
à poursuivre la France auprès de la Porte Ottomane. 

D'ailleurs l'assassinat de Rincon venait encore compliquer 
la question en ajoutant un nouveau grief à ceux de François 1°" 
contre son rival; en face d’une violation aussi flagrante du 
droit des gens, le roi n’avait plus de ménagements à garder 
et afin d'imprimer un sceau plus énergique à sa politique 
tout en donnant de l'assurance à ses partisans, il prit le 
parti d'accrédiler auprès du Grand-Seigneur un personnage 
dont la position participerait à la fois du caractère di- 
plomatique et du caractère militaire. Antoine Escalin des 
Aymards, baron de la Garde, marin distingué, connu plus 
généralement sous le nom de capitaine Polin, fut choisi 
pour continuer la mission de l'infortuné Rincon. Ses an- 
técédants le caractérisaient comme un de ces aventuriers qui 
doivent aux vicissitudes de leur fortune le talent d’en impo- 
ser au commun des hommes et qui possèdent l’art des res- 
sources imprévues dans les circonstances. criliques. Aussi 
quoique n'étant alors que simple capitaine, le roi l'avait 
jugé très-capable de remplir une mission périlleuse. Il se 
mit immédiatement en roule, emportant avec lui un service 
de vaisselle d'argent d’un travail exquis, et du poids de six 
cents livres, destiné au sullan et cinq cents robes de brocard 
pour les officiers de la cour. 


304 LA DIPLOMATIE FRANÇAISE EN ORIENT. ù 


En passant à Venise il prit connaissance des dépêches des- 
tinées à l’infortuné Rincon et se dirigea le 8 août sur Gradisque 
avec une escorte de cinquante chevaux mise à sa disposition 
par le pacha de Bosnie. De là il vint par la Save et le Danube 
jusqu'à Bude où le chef des croyants avait fait son entrée 
presque en même temps que Charles-Quint s'était embarqué 
pour l'Afrique. Les largesses royales ne servirent pas médio- 
crement à bien disposer l'esprit des pachas, et la réception fut 
des plus amicales. 

Polin inaugura son entrée en fonctions par un acte de 
générosité toute française. Comme préliminaire des négocia- 
tions ilexigea l'élargissement de Jérôme de Laski, palatin de 
Siradée et agent du roi des Roumains qui était traîné malade 
et prisonnier à la suite du sultan (1). Puis vinrent ensuite les 
intérêts d'un ordre majeur. 11 s'agissait de faire prévaloir 
une mesure essentielle, consistant à diriger les forces otto- 
manes Jà où ces forces serviraient mieux les intérêts da roi. 
François désirait voir entrer dans la Méditerranée une flotte 
à laquelle il pût donner l'impulsion et joindre son contingent 
armé. Dans ce but, Polin proposait de combiner une attaque 
de la flotte ottomane contre l'Italie méridionale et les côtes 
de la Catalogne avec une expédition que le roi dirigerait 
par terre contre le Roussillon et la Navarre. Les avantages 
présentés à l'appui de ce projet étaient spécieux, mais l'intérêt 
immédiat et personnel de Soliman tendant à l'accroissement 
de son empire portait ce prince de préférence vers une 
agression contre l'Allemagne. À force de sollicitations, Soli- 
man se laissa persuader et finit par donner son assentiment 
au plan proposé par la cour de France. Le capitaine Polin 


{1) Le Sultan avait cté prévenu que Laski amenait avec lui un person- 
nage disposé , moyennant la promesse de cinq cents ducats d'or, à incendier 
l'arsenal des Turcs ; le second était parvenu à se dérober aux recherches : 
mais Laski avoit éte arrêté ct retenu prisonnier. 


LA DIPLOMATIE FRANÇAISE EN ORIENT. 305 


reçut à celle occasion et en signe de satisfaction du grand 
seigneur deux magnifiques chevaux et une épée enrichie de 
pierreries. 

La nouvelle de l'assurance d’une pleine et entière coopéra- 
üion des Ottomans ne pourait arriver trop Lôt. Aussi Polin ne 
resla-t-il que vingt jours pour parcourir la distance qui sé- 
pare Budes de Fontainebleau, rapidité dont on ne pouvait se 
faire une idée à celte époque. 


E. D'ESCHAVANNES. 


(La suite à un prochain numéro). 


20 


SUR 


UN POÈME ÉPIQUE INÉDIT, 


D'UN AUTEUR LYONNAIS 


encore inconnu, 


Par M. SERVAN DE SUGNY. 


C’est chose rare assurément qu'un poème épique digne de 
ce nom : tous les siècles réunis en ont produit quatre ou 
cinq au plus et beaucoup de nations n’en possèdent aucun. 

La France est-elle de ce nombre ? l’orgueil national répond 
que non et cite à l'appui de sa prétention Zélémaque et la 
Henriade. Mais les peuples étrangers soutiennent que nous 
avons tort d'élever au rang d’épopées ces deux ouvrages, 
dont l’un est en prose et dont l’autre manque de ce merveil- 
leux, de cette élévation et de ce lointain vaporeux qui sem- 
blent être autant de conditions essentielles du genre. Quoi 
qu'il en soit, au reste, le poème épique est l’œuvre la plus 
haute que puisse exécuter l'esprit humain, et il faut être 
doué d’un courage plus qu'ordinaire pour l’entreprendre. 

Aucun de nos grands poètes, Voltaire excepté, n'a 0Sé 


LITTÉRATURE. 307 


se lancer dans cette carrière si immense et semée de tant 
d’écueils, Periculosæ plenum opus aleæ. Des médiocrités 
seules n'ont pas craint d'emboucher la trompette héroïque ; 
mais on connait leur triste déconvenue. et la Pucelle de 
Chapelain est là pour effrayer à tout jamais quiconque, avec 
de faibles moyens, voudrait aborder ce travail de géant. 

Si l'épopée est difficile par tout pays, on peut dire qu’elk 
l'est en France plus qu'ailleurs , tant à cause du caractère 
léger et de l'humeur un peu railleuse de la nation, que par 
suite du manque de sujets convenables. En effet, jetons les 
yeux sur notre histoire tout entière, et nous verrons qu’elle 
n’a guère qu’une seule phase qui puisse servir de thème à 
un poème épique, comme étant suffisamment éloignée de 
nous, fertile en grandes guerres ayant la nationalité même 
de la France pour objet, et enfin restée assez obscure encore 
aujourd'hui pour que le poête ne se fasse pas scrupule de 
mêler à la réalité de mystérieux événements. On voit que je 
veux parler des règnes de Charles VI et Charles VII et de 
l'apparition de cette sublime jeune fille qui devait sauver 
‘ son pays et mourir sur un bûcher. Mais malheureusement 
Jeanne d’Arc a été indignement traitée après sa mort comme 
elle lavait été pendant sa vie, une fois par l'effet de l’ab- 
sence du talent et une autre par celui du talent tombé vo- 
lontairement dans la fange. C’est sans doute la pensée de ce 
double affront fait à l'héroïne de Vaucouleurs qui a empêché 
les poêtes français de quelque valeur de la choisir pour 
sujet de leurs chants (1). 

Il y a bien encore un autre sujet de poème épique, qui 
ne serait pas inférieur au premier en grandeur, en héroïsme 


(1) Casimir Delavigne me dit un jour qu’il s'était plus d'une fois senti le 
désir d'entreprendre un poème épique sur Jeanne d’Are, mais que le sou- 
venir de Chapelin et de Voltaire était toujours venu glacer son courage et 
arrêter sa plume. 


+308 LITTÉRATURE. 

du principal personnage, en nationalité : ce serait Napoléon. 
Mais le moyen de placer du merveilleux dans des évènements 
contemporains et d'introduire de poëtiques légendes dans des 
faits percés à jour, pour ainsi dire, par la puissante action 
de la publicité moderne! Aussi nul écrivain d’un vrai mérite 
n'a-t-il entrepris cette œuvre presque impossible. Le Napoléon 
en Egypte de MM. Barthélemy et Méry, loin de détruire mon 
assertion, ne fait que la confirmer, puisqu'ils n'ont pas 
chanté la vie entière de leur héros, mais seulement une 
période particulière de cette même vie, son séjour et ses 
combats dans l’antique patrie des Pharaons. 

. Voici venir pourtant un poète que ces considérations n’ont 
point arrêté et qui a pris résolument Napoléon pour sujet 
d'une épopée. Ce poëte, encore totalement inconnu , à tra- 
vaillé en silence, sans secours aucun, ne s'inspirant que de 
lui-même, et lorsqu'il a eu accompli aux cinq sixièmes sa rude 
tâche, il a voulu que quelqu'un du métier jetât les yeux sur 
son travail et lui dit s’il devait aller jusqu’au bout ou s'arrêter. 
C'est moi à qui est échue cette délicate mission littéraire , 
dont j'ai dû chercher à me rendre digne par un consciencieux 
examen de l'ouvrage en question. 

Mon premier soin a nécessairement été d'en vérifier À 
plan, car c’est la base de l'édifice et, si elle est défectueuse, 
rien de solide ne pourra s'élever. Mais l'auteur m'a paru 
pénétré des grands principes sur la matière, et son plan est 
simple et régulier. Le voici: Napoléon est arrivé au faite de 
la gloire et les hautes destinées que le ciel lui réservait sont 
sur le point d'être accomplies. Arbitre de l'Europe, il va lui 
procurer ce repos qu'il a toujours eu pour but, même en 
combattant, et achever de doter la France de sages lois et 
d’une administration bien pondérée dans toutes ses parties. 
Mais l'enfer s'irrite du bonheur des hommes et veut s’oppo- 
ser à ce qu'il se réalise. A cet cffet, Satan charge ses suppôts 


LITTÉRATURE. 309 


d'aller sur la terre susciter des obstacles à Napoléon, et 
chacun d'eux s’acquitte au mieux de son rôle. C'est l’Angle- 
terre qui se constitue l’exécutrice des volontés de l'Esprit du 
mal et qui soulève l’Europe entière contre le héros, en sou- 
doyant les princes qui lancent leurs armées contre lui. 
Napoléon, toutefois, renverse toutes ces ligues et entre en 
vainqueur dans la plupart des capitales de l'Europe. Une 
seule puissance continentale ose braver l'élu de Dieu et, forte 
de ses remparts de glace et de neige, seconde l'Angleterre 
dans ses desseins contre lui, c’est la Russie; son souverain 
a le premier rompu le tr<ité de Tilsitt et jeté le gant à 
Napoléon, qui le relève fièrement. D'innombrables soldats 
français marchent vers Moscou, afin de frapper d'un même 
coup la Russie et l'Angleterre, car, une fois maître de l’em- 
pire des czars, le héros pourra sans difficulté le devenir aussi 
des Indes. Mais les Russes ont l’horrible courage d'incendier 
leur capitale que viennent d’envahir les armées françaises ; 
celles-ci se voient désormais privées d’asile au milieu d’un froid 
précocement rigoureux. D’effroyables désastres en résultent 
pour les soldats de Napoléon, qui périssent par milliers et 
jonchent de leurs cadavres les plaines glacées de la Russie. 
Profitant de l’anéantissement de son armée, l'Europe se pré- 
cipite alors sur le chef des Français, qui lui résiste en lion 
et remporte sur elle plus d’une victoire. Mais enfin, accablé 
par le nombre, victime de la trahison , il tombe et se retire 
dans une petite île de la Méditerranée, où il médite de nou- 
veaux projets en faveur de la France. Bientôt, sortant de cette 
ile, il remonte sur son trône, porté par les bras de ses anciens 
compagnons de victoires, et songe à venger la France de 
l'affront qu’elle a reçu de la part des étrangers, Mais l'enfer 
veille toujours ; il souffle de nouvelles et plus ardentes pas- 
sions au cœur des souverains de l'Europe, qui l’assaillent de 
rechef. Une terrible bataille se livre dans les plaines de la 


310 LITTÉRATURE. 


Belgique, et le héros tombe encore pour ne plus se relever. 
L'enfer triomphe et pousse des cris de joie. Napoléon va. 
nouveau Prométhée, languir et mourir sur un rocher au milieu 
de l'Océan, où il voit en songe le retour triomphal de ses cen- 
dres sur les bords de la Seine, œu milieu de ce peuple français 
qu'il a tant aimé. 

Tel est le plan de ce poème, plan conforme à l’histoire 
comme cela devait être, mais auquel l’auteur a su mêler des 
épisodes et certaines fictions grandioses, quoique conformes 
à la raison, qui frappent agréablement l'esprit du lecteur. 
Quant à l'exécution de l'ouvrage, elle n’est point irrépro- 
chable, loin de là, car on remarque dans les vers de grandes 
inégalités, des enjambements, des répétitions de mots, des 
rimes inexactes et jusqu’à des défauts de mesure. Mais ce 
qui rachète bien à mes yeux ce que j'appellerai des vices ma- 
tériels de poésie, c'est une verve peu commune et une inspi- 
ration allant quelquefois jusqu’à l'audace ; c'est une entente 
parfaite du sujet et un style en rapport avec la situation ; 
c’est, en un mot, un talent d'écrivain souvent à la hauteur de 
l'entreprise. Avec cela il y a de la ressource et, puisque la 
beauté de l’ensemble existe, rien ne sera si facile que de faire 
disparaître quelques taches partielles. 

Voici le début du poème : 


Je chante ce héros dont le vaste génie 

Répandit sur la France une gloire infinie, 

Qui s'immortalisa par mille exploits divers, 

Fat grand dans les succès, plus grand dans les revers, 
Et, longtemps poursuivi par la haine et l'envie, 

Sur un rocher brûlant rendit sa noble vie. 


Messagers du Très-Haut, anges de vérité 

Qui livrez les grands noms à la postérité, 
J'implore votre appui pour une œuvre si belle : 
Anges, guidez ma voix et nra plume rebelle; 


LITTÉRATURE. 311 


Dites-moi ses travaux, dites-moi ses splendeurs, 
Sa gloire, son pouvoir, sa chûte et ses douleurs. 


Quand, arbitre des rois, du couchant à l’aurore 

Il promenait, vainqueur, le drapeau tricolore, 

Quand tout avait ployé sous son nom, Sous ses coups, 
Et qu'il voyait enfin l'Europe à ses genoux, 

Quel espritinfernal, complice de l’envie, 

Vint arrêter le cours d'une si belle vie? 

Quel démon furieux apporta des enfers 

A d'étonnants succès d'incroyables revers ? 

La noire trahison. La gloire de nos armes 

Jusque dans le Tartare excitait des alarmes, 

Et le sang immortel de nos preux chevaliers, 

Qui bouillonnait encore au cœur de nos guerriers, 
Allumait contre nous les fureurs sataniques. 
C’est l'enfer qui créa nos haiïnes politiques, 
Quand l'univers nous vit, ardents de passion, 
Briser le joug sacré de la religion, ; 
Renverser les autels où se courbaient nus pères, 
Et d'un Dieu mort pour nous blasphémer les mystères. 


L 


= L'action du poème commence au moment où, pour punir la 
Russie de la violation du traité de Tilsitt, Napoléon se dispose 
à marcher contre elle. C’est bien l’accomplissement du preé- 
cepte d'Horace, qui veut que le poète épique se jetle ?n me- 
dias res. 

Cependant un guerrier corse, du nom de Razzo. ami de la 
funille Bouaparte, est allé en Perse solliciter l'intervention 
de cette puissance asiatique contre la Russie. Le schah en- 
voie à l'empereur des Français une députation dont Razzo est 
le chef. Chemin faisant, ce guerrier raconte à ses compagnons 
de voyage l'histoire de la famille de Napoléon. Il leur dit que 
la mère de ce grand homme, surprise hors de sa demeure par 
les étreintes de l’enfantement, 


312 LITTÉRATURE. 
Eut pour lit de douleur un antique tapis, 


Où le futur héros, languissant et débile, 
Poussa ses premiers cris sur l'image d'Achille. 


La députation est introduite auprès de l'empereur, et, après 
luiavoir adressé un discours de félicitation de la part du souve- 
rain qui l’envoie, dépose à ses pieds le cimeterre de Tamerlan, . 
comme un témoignage de l’admiration du schah de Perse pour 
ses exploits guerriers et un encouragement à en poursuivre le 
cours. Napoléon reçoit avec bonheur cet inestimable présent, 
et cause avec les députés persans qui, jaloux de connaître 
son étonnante histoire, en provoquent le récit de sa propre 
bouche. L'empereur se prête sans peine à leur désir, et là 
commence la narration des événements qui ont rempli la vie 
du héros jusqu’au moment où il parle. Cet artifice, tout-à-fait 
permis en poésie et qui me semble aussi ingénieux que conve- 
nable, donne à l’auteur la facilité de mettre en récit ce qui ne 
saurait faire partie de l’action sans allonger démesurément 
la longueur du poème ; car les Persans pouvaient bien alors 
ignorer des événements qui venaient à peine de s’accomplir 

à l'extrémité occidentale de l’Europe. 

= Six chants entiers sont consacrés au récit en question. C'est 
évidemment beaucoup trop long ét il y aurait là bien des 
retranchements ou des abréviations à opérer ; mais on yre- 
marque de beaux passages et des vers frappés au bon coin. 
Telle est cette peinture de la journée du 13 vendémiaire, de la 
visite faite à Napolcon par lc jeune Eugène Beauharnais allant 
lui réclamer l'épée de son père, et de la connaissance de 
Joséphine qui en fut la suite : 


Voici les insurgés! tout s'émeut, tout s'avance ; 
Aussitôt du pouvoir j'embrasse la défense. 
Les canons ont mugi; balayés devant moi, 
Les fanbourgs de Paris reculent pleins d'effroi ; 


LITTÉRATURE. 813 


Ma foudre les atteint, les frappe, les renverse, 

Et dans chaque quartier l'émeute se disperse. 
Victorieux soudain, Je pleurais un succès 

Utile, mais acquis dans le sang des Français ; 

Et quand, partout suivi de la foule importune, 
Dont les injustes cris accusaient ma fortune, 
_Dans mon cœur incertain entrait le désespoir, 

Je voulais un moment résigner mon pouvoir; 

Mais celui dont le souffle inspire le génie 

Ouvrait devant mes pas une route infinie ; 

Il m'y précipitait. Arbitre de Paris, 

Je maintins le repos par ma valeur conquis. 

Jours pénibles et doux! Je puis ici le dire, 

Le plus cher des bonheurs vint encor me sourire : 
Un héroïque enfant, Eugène Beauharnais, 

Nom depuis immortel dans les champs milanais, 
Accourut près de moi, les yeux baignés de larmes : 
« Rendez-moi, disait-1l, ah! rendez-moi mes armes! 
« Mon père les conquit sur le champ de l'honneur. » 
Son regard, son chagrin attendrirent mon cœur, 
Et quand je sus son nom et le nom de ses pères, 
Je lui dis: Le guerrier, enfant, que tu révères, 
J'ai connu sa valeur, admiré ses vertus. 

Si ses armes par toi font un héros de plus, 
Eugène, les voici. Je te rends cette épée 

Dans le sang ennemi si noblement trempée. 

Oh! qu'il me parut grand quand, plein d'émotion, 
Il saisit cet objet de son ambition, 

Le pressa sur son cœur, l'arrosa de ses larmes! 
Emu de ses transports, subjugué par ses charmes, 
Je le pris dans mes bras, le serrai sur mon cœur, 
Et ressentis en moi ce qui fait le bonheur. 

Enfant, charmant enfant tu brilleras, j'espère, 
Dans les champs glorieux où s'illustra ton père ; 
Espère tout de moi : je promets aujourd'hui 

De conduire tes pas, de te servir d'appui. 


314 LITTÉRATURE. 


Joséphine pleura de joie et d'espérance 

Au récit de l'enfant, à sa reconnaissance. 

Elle me ramena, palpitant dans sa main, 

Ce fils dont je devais aplanir le chemin. 

Moins belles sont les fleurs et moins fraîche l'aurore. 
Les roses de son front que la pudeur décore 
Répandent sur ses pas les parfums des amours; 
Son port, Sa voix, ses yeux rehaussent ses atours. 
A ce suaye aspect, je sentis dans mon âme 

Un mouvement d'amour, une subite flamme. 

Si la voix de l'Etat à qui seul j'appartiens 

À pu de notre hymen dissoudre les liens, 

Je le dis hautement, ici je le proclame, 

Je n’ai jamais cessé de chérir cette femme. 

O jours trop tôt passés! souvenir enchanteur! 
Joséphine pour moi fut l’'Ange du bonheur. 


Voilà, certes, des vers d’une excellente facture, qui ex- 
priment noblement des sentiments vrais et rendent bien une 
circonstance importante de la vie de Napoléon. 

Le héros raconte ensuite sa campagne d'Italie, celle d'E- 
gypte, sou relour en France, le renversement du Directoire, 
son consulat, son avénement à l’Empire, enfin toutes les 
grandes choses qui ont honoré sa vie et étonné le monde. 

Il trace, en passant, le portrait de ses principaux lieute- 
. nants, et il y a Jà des coups de pinceau qui dénotent du ju- 
gement et de l’habileté dans le poète. Voici, entre autre. 
celui de Murat : 


Et toi, fougueux Murat, quel éclat t’environne ? 

Quels destins, quels hasards t'ont donné la couron n °°? 
Le fils de l'artisan ceint du royal bandeau! 

Nul roi ne fut jamais ni plus fier n1 plus beau; 

Formé pour la grandeur, jaloux de la parure, 

Murat paraît royal jusque dans sa figure. 

Les bataillons rompus, les carrés enfoncés, 


LITTÉRATURE. 315 


Les champs jonchés de morts, de mourants, de blessés, 
Les cris de la terreur, les débris du carnage 

Annoncent du guerrier le foudroyant passage, 
L'Egypte l'éprouva quand sur le mont Thabor 

Il écrasa les Turcs ; Madrid le vit encor 

Briller dans le conseil comme dans la bataille, 

Etre grand sur le trône et grand sous la mitraille, 

Et, frère du héros, lui montrer que son sang 
Bouillonne dans son cœur et l'élève à son rang. 


L'action du poëme ne commence qu'au huitième chant, 
comme celle de l’Enéide au sixième. L'armée française a 
franchi le Niémen et s’avance, victorieuse, vers l'antique ca- 

- pitale de la Moscovie. 


Cependant nos soldats marchaient en rangs serrés, 
En files s’allongeaient, se formaient en carrés, 
Quand soudain de Moscou les palais resplendissent; 
Les flèches, les clochers se dessinent, grandissent, 
Le soleil qui paraît et radieux et beau 

Décore la cité d’un éclat tout nouveau. 

A ce brillant aspect, un long cri d’allégresse 
Annonce des guerriers et l'espoir et l'ivresse : 

« Moscou! Moscou! salut, terme de nos combats ; 
« Salut, séjour vanté des plus grands potentats ! 

« Nous contemplons enfin tes riches avenues. » 
Et deux cent mille voix s'en vont frapper les nues. 


Mais tout-à-coup la scène change et la joie des soldats 
français fait place à une morne stupeur, car 


De nombreux criminels frappés par la Justice, 
A qui l'on a promis la grâce du supplice, 
Attendaient en fureur, dans les caves placés, 
Les barbares décrets par l’empereur {1} tracés, 


(4) L'Empereur de Russie. 


316 LITTÉRATURE. 


Le signal est donné: couverts par les ténèbres, 
Ils sortent tout-à-coup de leurs réduits funèbres, : 
Inondent la cité, remplissent les faubourgs, 
Embrasent les maisons, les palais et les tours, 
Font circuler le feu de la base à la cime ; 

Et l'Enfer applaudit à ce forfait sublime. 


Environnés de flammes, les Français déploient autant de 
courage qu'ils ont l'habitude de le faire sur les champs de 
bataille, et ils trouvent même, au milieu de leurs propres 
périls, l’occasion de servir héroïquement la cause de lhu- 
manité. C’est ainsi qu'ils arrachent à une mort affreuse les 
enfants abandonnés dont les Russes eux-mêmes venaient 
d’incendier l'asile. C’est Napoléon en personne qui dirige ses 
soldats dans cette noble action. Voici les vers pleins de sen- 
timent que notre poëte écrit à ce sujet : 


Le héros a parlé: les soldats, de la main, 

Indiquent aux enfants le généreux chemin; 

Guidés par ces guerriers, ils courent, ils s'élancent, 
Evitent en fuyant les flammes qui s'avancent, 

Ils sont enfin sauvés! Sauvés par nous, enfants, 
Trahis par vos soldats, trahis par vos parents, 

Vous devez le salut aux conquérants du monde. 
Admirez des Français la clémence féconde ! 

Oh! qu'ils sont glorieux pour nous, pour nos guerriers. 
Ces petits cris poussés par ces petits gosiers | 

Vivez, pauvres enfants, pour des Jours plus prospères. 
Vivez pour honorer ce grand peuple de frères 

Qui combat l'ennemi, mais sauve l'innocent; 

Vivez pour célèbrer son empereur puissant 


Ce touchant épisode n'est pas, au reste, le seul de l'ouvrage: 
l'auteur semble au contraire avoir pris plaisir à en jeter plu- 
sieurs parmi des récits de hatailles, d’incendies, ou d’autres 


LITTÉRATURE. 317 


événements funesles, et il faut l'en féliciter, car rien ne con- 
tribue autant à reposer l'âme fatiguée du lecteur. 

Parmi ces épisodes, il en est un surtout qui me paraît d’une 
véritable beauté et de plus parfaitement approprié au sujet. 
C’est non seulement un épisode, mais encore une création 
_originale, une machine épique, si j'ose m’exprimer ainsi, 
qui ajoute de la grandeur et du charme à l'ouvrage. 

Le souverain de Russie, réduit aux abois, a pris une grande 
résolution : pour se soustraire à la domination française, il 
a décidé que l'antique capitale de ses Etats, que Moscou la 
sainte serait livrée aux flammes. La Charité est instruite de 
ce dessein et elle frémit des maux affreux que son exécution 
doit entraîner. Dans sa perplexité, elle monte au ciel et là, 
se jetant aux pieds de l'Eternel assis sur son trône, elle le 
conjure d'empêcher un si épouvantable malheur. Mais Dieu 
lui répond que le premier des biens qu’il a dispensés aux 
- hommes, c'est la Liberté, et que, tout en gémissant sur les 
suites de la castatrophe que sa fille bien-aimée lui signale 
comme prochaine, il ne peut s’opposer à ce qu’un peuple 
fasse son possible pour rester libre. Je ne crains pas de le 
dire, cette idée est digne d'Homère. Quant à la manière dont 
elle est rendue, il n’en est pas tout-à-fait de même et bien 
des vers auraient besoin d’être retranchés. Cependant il s'en 
trouve un certain nombre qu'on peut citer avec honneur ; les 
suivants par exemple me paraissent remarquables : 


Sous la voûte des cieux 
Veillait une vertu dont les mains en tous lieux 
Répandent des bienfaits, soulagent des souffrances, 
Apaisent des fureurs, préviennent des vengeances ; 
Elle sait, s’il le faut, prendre tous les dehors, 
Braver tous les dangers, vaincre tous les efforts. 
Là, riche généreux, à l'orphelin qui pleure, 
Elle ouvre, aux jours d'hiver, le seuil d'une demeure. 


318 LITTÉRATURE. 


Ici, de la beauté revêtant les atours, 

Elle va pour le pauvre implorer des secours. 
Plus loin, c’est du Seigneur le ministre intrépide 
Qui transforme en douceur une rage homicide. 
Parfois c'est un monarque épargnant ses sujets, 
Avare de rigueurs, prodigue de bienfaits ; 

Un sant religieux, une vierge timide 

Qui, de l'éternité pieusement avide, 

Consacre sa jeunesse au service d'autrui, 

Et brave pour son Dieu les dégoûts et l'ennui. 
Sans honneur autrefois dans l'église payenne, 
Tu règnes de nos jours, 6 charité chrétienne ! 
Jamais rien de plus beau, jamais rien de si doux 
Ne parut sous les cieux, ne brilla parmi nous; 
D'un immortel éc'at le Seigneur l’environne, 

Et chaque instant encore ajoute à sa couronne. 
Mère tendre, elle veut le bonheur des humains, 
Et sur ses fils blessés étend ses blanches mains ; 
Enfin, de lis sans tache et de palmes ornée, 

De toutes les vertus elle est la sœur aînée. 


Je m'arrête ; en voilà assez pour faire apprécier le faire du 
poète qui a imaginé de me prendre pour juge de son travail. 
J'ai répondu à son désir suivant ma capacité, mais me défiant 
de mes propres lumières, il m'a semblé que je devais, en 
outre, mettre le public de moitié dans la confidence qu’il m'a 
faite, bien entendu, toutefois, en lui laissant ignorer le nom 
de cet auteur qui ne veut pas être connu. À mon avis, 
l'homme qui a été capable de concevoir le plan que j'ai pré- 
cédemment exposé et d'écrire les vers qu’on a lus, n’est pas 
un écrivain vulgaire , et je préviens qu’il y a dans son œuvre 
beaucoup d’autres passages aussi remarquables que j'ai éte 
forcé d’omettre pour ne pas dépasser les justes bornes d'un 
écrit de cette nature. Je n'ai point non plus dissimulé les 
fautes qui se rencontrent dans ce poème, et si je ne les ai pas 


LITTÉRATURE. 319 
fait connaître par des citations, c'est qu'il ne s'agissait pas de 
rendre compte d’un ouvrage livré à l'impression, mais bien 
de pressentir le jugement du public sur un livre qui n’a pas 
vu le jour et qui peut-être, par suite de la modestie de son 
auteur, ne le verra jamais. Indépendant par caractère et par: 
position, il m'a déclaré que ce n'était point dans le but de 
flatter la puissance du jour qu'il avait choisi Napoléon pour 
sujet de ses chants, mais uniquement parce qu’il regardait 
cet homme comme réellement grand et comme ayant répandu 
sur la France une gloire immortelle. Malheur au poète qui 
monte sa lyre au diapason du vent qui souffle dans les hautes 
régions politiques ! Il pourra jouir d’une faveur momentanée, 
obtenir quelques distinctions personnelles, mais l’art véri- 
table ne lui devra rien, car il n'aura obéi en écrivant qu’à de 
misérables calculs d'intérêt ou d’ambition, et son œuvre por- 
tera nécessairement quelque empreinte de cette espèce de 
dégradation intellectuelle. 


ED. SERVAN DE SUGNY. 


Membre de l’Académie et de la Socicte 
littcraire de Lyon. 


LE ca GARE 
CRETE 


(BIBLIOGRRE hi 


LA GRÉCE. 


VOYAGE EN GRÈCE par M. YEMENIZ, précédé de CONSIDÉRATIONS 
SUR LE GÉNIE DE LA GRÈCE, par M. Victor de LAPRADE. 


« Voyager, ditMadame de Staël, est, quoi qu’on en puisse dire, 
un des plus tristes plaisirs de la vie (1). » J'aime à croire que ce 
désenchantement n’est qu'une phrase de circonstance pour ex- 
pliquer le marasme de lord Nelvil : — ou qui sait ? peut-être est- 
ce une plainte, un soupir mal contenu de cette amertume intime, 
que ne parviennent jamais à étoufler dans le cœur de l'exilé, 
toutes les consolations du travail et les enivrements de cette se- 
conde existence que peut nous donner le génie ? D'ailleurs il est 

tant de surtes de voyages. Je comprends que si l'on ne cherche 
que de l'ombre ou du soleil, il ne vaut guère la peine de se dé- 
ranger ; on risque fort de ne promener longtemps que son ennui. 
Dans ces conditions , je serai comme le poète lyonnais ( M. de 
Laprade ) : « Peu curieux de pays inconnus, trouvant la nature 
assez belle partout où je rencontre le soleil, un grand arbre etla 
solitude. » 

Il y a une autre manière de voyager, surtout quand il s’agit 
de la Grèce ou de l'Italie, ces deux patries de l'humanité, ce 
rendez-vous commun de tous les rêves des imaginations de vingt 


(1) Corinne, ch. u. l 


BIBLIOGRAPHIE. 321 


ans. 11 y a là plus qu'une distraction de jeune homme; il y faut 
apporter avec soi autre chose que le simple bagage du touftiste, 
qui court de ruisseau en ruisseau, de vallée en vallée, de pay- 
sage en paysage, ne cherchant dans la nature que la variété de 
ses sites, et n’aspirant à rapporter pour tout souvenir de cette 
belle enchanteresse que de pauvres lambeaux dérobés çà et là, 
sur la route, à sa tunique étincelante. Des ruisseaux , nous en 
passons à chaque pas ;’des vallées, nous en rencontrons tous 
les jours ; il faut chercher autre chose aux pays antiques ; 
M. Yemeniz nous le prouve dans sa charmante course à travers 
la Grèce. II a compris comment il fallait la visiter ; il nous montre 
que le charme des voyages n’est pas ce qu’on y trouve, mais bien 
ce qu’on y porte, et que pour goûter ce fructueux far-niente du 
voyageur , il ne faut certes pas n'avoir rien fait. Tant vaut 
l’homme, tant vaut le loisir. 

Le beau des voyages pour moi c’est l’étude du passé et l'oubli 
du présent. Le présent est toujours laid , il est un peu comme 
potre prochain, on est toujours disposé à en médire. Il n’y a de 
beau que le passé et l’avenir : le passé, par ses souvenirs ; l’ave- 
nir , par ses espérances ! Que cherche-t-on dans un voyage, si 
ce n’est ce contraste entre la vie présente et le temps passé ? C’est 
ce contraste qui fait le charme et la grandeur de tout ce qui n’est 
plus; c’est ce contraste qui fait que la Grèce est si belle, et 
qu’elle exercera toujours sur nous la mélancolique fascination de 
ses ruines. Ne montre-t-elle pas encore à tout pélerin qui la 
considère de l'horizon, comme Child-Harold, les blanches co- 
lonnes de son temple de Minerve, qui, du haut du promontoire 
de Sunium couronnent toujours l’azur de la mer Égée, et sem- 
blent inviter tous les voyageurs errants du monde moderne 
comme un lointain mirage du passé? Les débris de ses belles 
cités sont les ossements de ces siècles dont parle Virgile, et qu'en 
fouillant le sol de la science , le laboureur n’exhume qu'avec un 
mélange d’effroi et d’admiration : 


Grandiaque cffossis mirabitur ossa sepulchris. 


( Géorgiques, liv. 1 ). 
21 


322 BIBLIOGRAPHIE. 


Joignez-y le travail de la nature qui vient jeter ses magnificences 
sur cés pages de deuil, et parer de son éternelle jeunesse la 
poussière des empires ; la pensée qui s’en élève remplit le cœur 
d’un religieux respect , et ses mystérieuses harmonies satisfont 
l'esprit tout en l’attristant. 

Le livre charmant de M. Yemeniz se présente sous de bons 
auspices, en s’ouvrant par une étade de M. de Laprade sur le 
Génie de la Grèce ; aussi, en suivant en pensée le voyageur sur 
ces vieux et éloquents débris, nous aimerons à retrouver sou- 
vent associés les impressions du narrateur et les sentiments du 
poète. 

La Grèce nous apparait à l’aurore du monde historique, mais 
avec le front encore tout rayonnant de l’éclatante auréole des 
temps fabuleux qui s'évanouissent. Son Homère est le barde de 
sa jeunesse héroïque, mais ses chants sont tout pleins d’un passé 
merveilleux qui n’est pas encore très-éloigné du poëte. C'est 
avec ce double prestige que la Grèce se lève à nos yeux ; et, 
comme l’a bien senti M. de Laprade, son véritable génie c'est la 
beauté ! c’est chez elle que s’épanouit le premier sourire de la 
poésie, jaillissant tout-à-coup de son sein comme la source 
d'Hippocrène. C’est à Homère que commence cette noble suite 
d’aveugles illuminés , ce long pélerinage de la souffrance et du 
génie, qui s’en iront chanter à travers le monde les grandes 
destinées de l'humanité. Le génie romain sera plus tardif. Oc- 
cupée à vaincre et à gouverner, dans les rarés moments de loisir 
que lui laisse la gloire, l'Italie écoute encore en silence, pieuse- 
ment agenouillée aux bords de ses deux mers, l'écho lointain 
qui lui arrive du Parnasse et du Pinde. Ce n’est que plus tard, 
en s’éveillant à ces suaves accents , qu'elle empruntera la lyre 
d'Ionie laissée par Homère, et qu’elle en renouera les cordes 
détendues pour achever de civiliser les fils de oes brigands, si 
dignement alaités par une louve. 


Nous avons vu tout récemment s'engager une lutte acharnée, 
à propos des études classiques. Quelques-uns ne tendaient à 
rien moins qu’à faire disparaitre de l’enseignement les modèles 


BIBLIOGRAPRIE. 323 
de l’antiquité. C'était une réaction comme il s’en était produit 
dans tous les temps. Au second siècle déjà, on avait vu s'élever 
l'École d’Arnobe, de Lactance et de Yertullien, qui appelait 
Aristote un misérable, miserusx Aristotelem. Plus tard Oddon 
et Alcuin avaient défendu d’expliquer Virgile dans leurs monas - 
tères ; et Abélard lui-même avait dit que, puisque Platon vou- 
lait chasser les poètes de sa république , il ne voyait pas pour- 
quoi on ne les chasserait pas aussi de l’Église. C'était, qu’on me 
passe la comparaison à laquelle je ne veux rien donner d'offen- 
sant, hériter quelque peu de Julien, cet ancien rhéteur d’Athè- 
nes, aux doigts tachés d'encre, et qui, une fois monté au trône 
de-Constantinople , défendit aux maitres chrétiens l'enseigne- 
ment des lettres paiennes. 11 était habile homme , et il sentait 
bien qu’attaquer l'Église par l'ignorance était moins sanglant, 
mais plus terrible peut-être que de la trainer sur l’échafaud. 
Aussi rien n’excita plus l’indignation de Grégoire de Naziance, 
qui regarda cette persécution comme plus cruelle que celle de 
Néron, et de saint Basile qui revendiquait pourda poésie ce que 
le premier revendiquait pour l’éloquence. 

Comme toujours, il n’est pas resté grand chose de ces contro- 
verses et de ces récriminations, où la passion égare toujours la 
vérité. L'Église n'a jamais aimé les partis extrèmes. Quand 
Charlemagne écrivit le capitulaire de 785, elle lecondamna par 
la bouche d’Adrien ; et quand on parle de proscrire les lettres 
profanes, le concile romain de 1078 rappelle qu’à côté de toutes les 
églises épiscopales doivent se trouver des chaires pour les lettres 
et les arts. En pareille matière il faut des deux côtés un 
échange réciproque de concessions ; et si M. de Laprade se 
range hardiment dans le parti des classiques, ce dont nous 
sommes loin de le hlâmer , il n'en fait pas moins ses réserves, 
et comprend la nécessité d’une transaction. Il y a un abime entre 
le monde antique et le monde moderne. Si la résurrection du 
premier n’est plus à craindre, pourquoi ne pas rendre au moins 
à ses chefs-d'œuvre le respect que l’on doit aux vaincus, quand 
la Rome chrétienne abrite encore aujourd’hui dans ses murs les 
dieux descendus du Capitole ? Nous pouvons donc sans crainte 


324 BIBLIOGRAPHIE. 


leur rendré toute justice et reconnaître sans prévention les mé- 
rites qu'ils possèdent réellement. 

« La poésie est plus vraie que lhistoire » a dit avec raison 
Aristote. Ce n’est donc pas dans ses historiens, dont les récits 
sont souvent des produits de leur imagination , mais dans les 
chants de ses poètes qu'il faut étudier la Grèce. Ses deux épopées 
nous révèlent déjà les deux faces principales de sa jeunesse : 
l’{liade nous peint ses mœurs héroïques, comme l'Odyssée ses 
mœurs domestiques. Ce qui fait la grandeur d’Homère, c'est - 
cette admirable impartialité de son génie qui nous raconte tout, 
qui décrit tout, sans point de vue systématique, et sans viser à 
l'exaltation exclusive d’une seule race , comme les poèmes 
d’Ossian qui appartiennent pourtant à la même phase littéraire. 
J1 regarde autour de lui, et, sensible à toutes les impressions 
de la nature comme à tous les sentiments de lhumanité, il 
chante ce qu’il a vu librement et sans parti pris. Après lui vient 
k théâtre grec. Le drame , c’est l’histoire nationalé condensée 
dans un fait ; ©est toute la vie d’un peuple représentée dansl'é- 
vènement qui explique le mieux son génie. La Grèce est tout 
entière dans cette trinité dramatique, appelée Eschyle, Sophocle, 
Euripide ; elle respire dans chacun des héros de ces poètes : c’est 
chaque face de son caractère personnifiée et ramenée à un point 
saisissable. Uue seule pensée semble la dominer, c’est la divini- 
sation de l’homme : elle s’empare tour à tour de ses plus hautes 
facultés, de ses plus nobles instincts, pour les idéaliser et en faire 
autant de types modèles ! A cela se joint l’action continue de la 
Providence qui fait le fond de toutes ses tragédies , et qui en- 
toure de merveilleux tous les actes de la vie humaine. C’est 
ainsi que tous ses héros sont de tradition, et ses caractères in- 
variables, sans qu'elle permette jamais au caprice du poëte d'al- 
térer en rien leur stabilité. Andromaque est le type immortel 
de l’épouse et de la mère ; Antigone, celui de la fille ; Electre, : 
celui de la sœur, et OŒEdipe enfin l’'emblême de Ia fatalité et en 
même temps de la justice qui doit, en définitive, triompher à tont 
prix, même par la main vengeresse de la Némésis. Cette immo- 
bilité des caractères est un des mérites les plus beaux de la lit- 


BIBLIOGRAPHIE. 325 


térature antique, et elle dérive d’une de ses plus nobles passions, 
la nationalité ! Ce culte de la patrie à Rome fut quelque peu 
farouche : son temple fit déserter souvent celui de la Pitié ; mais 
Athènes sut le garder au cœur de ses enfants entre leurs senti- 
ments les plus tendres. Elle leur fit entourer de vénération 
leur berceau et les traditions de leurs pères ; elle leur apprit 
que l’art doit s'inspirer , avant tout, au foyer du patriotisme, 
sans lequel le poète, selon l'expression de Dryden, n’est plus 
qu'une « flamme peinte » ! De son côté, elle rendait à ses héros 
l'amour qu'ils avaient eu pour elle ; la poésie répondait à leur 
mort par l'apothéose. Et ici nous touchons encore à un sens pro- 
foud des fables antiques, car tout s’enchaine dans cette belle 
littérature. Les nations ont deux histoires : l’histoire véritable 
qui raconte leur vie, l’histoire fabuleuse qui s'empare de leur 
imagination.Les fables ne sont que la transfiguration que l’on 
fait subir à un personnage pour le rendre immortel. Dans l’his- 
toire , les peuples conservent les personnages qu'ils ont vus; 
dans la fable, ils couronnent les fronts de ceux qu’ils ont aimés ! 

Ce qui fait le grand charme de l'antiquité grecque, c'est cet 
ensemble de doctrines humaines qui se retrouve, il est vrai, au 
fond de toutes les littératures, mais nulle part aussi complet 
et surtout aussi bien formulé. Ses poètes étudient l'homme sous 
toutes ses faces et dans toutes les situations de sa vie. Sans de- 
vanciers pour leur servir de modèles, leur défaut est plutôt la 
simplicité que l’exagération. Ils n'avaient besoin pour être émus 
que des sentiments vrais et simples de la nature, et non des 
spectacles sanglants que Rome se prodigua, ou du raffinement 
et des bizarreries exceptionnelles qui sont le propre de toutes les 
civilisations fatiguées. Entre les passions ils choisissaient ordi- 
najrement les plus simples ; et, pour faire comprendre ma pensée, 
je choisirai un dénouement fréquent au théâtre , le suicide. I y 
a deux sortes de suicide : l'un qui aait d’une fougue momenta- 
née qui égare l'homme, c'est le naufrage de l'énergie humaine 
lorsque le poids du malheur est trop fort ; l’autre qui est la con- 
séquence, ou de ce raisonnement de l’orgueil connu de l'antiquité 
sous le nom de stoicisme, ou de cet abattement sceptique, plus 


396 BIBLIOGRAPHIE. 


fréquent de nos jours, si bien nommé déjà par saint Chrysos- 
tôme, le néant de l’âme , 40üxid. Le premier est le suicide de 
passion, le second le suicide réfléchi de Werther et d’Hamilet. Les 
Grecs n’ont mis en scène que le premier, et ne pouvaient com- 
prendre que celui-là seul. Leur suicide n’était que le dénouement 
d’une passion égarée. Si la belle Sapho se précipitait du rocher 
de Leucade, c’est que Phaon la délaissait ; si Didon se brûtait 
sur la grève de Carthage, c’est qu'elle voyait fuir à l'horizon te 
vaisseau qui emportait Énée. Le suicide du stolcrsme dont Caton 
est le héros, ne fut môme janrais populaire dans l'antiquité , et 
la Grèce à coup sûr ne lui eût pas donné des larmes. Au théâtre, 
la passion seule peut être dramatique. | 

Regardez mourir les héros grecs dans la tragédée (la mort ré- 
same la vie ; elle révèle l’âme tout entière). Ils ne crotent pas 
nécessaire à leur dignité de se draper en tombant dans l’orgueil- 
leux manteau du raisonneur philosophe, et de finir eumme 
beaucoup de héros modernes avec force bruit et surtout force 
sentences. Leur Iphigénie dit adieu en pleurant à la lumière si 
douce à voir, tt ne regrette point comme celte de Racine tes hon- 
heurs qu'elle n’aura pas. Si Polyxène étouffe ses larmes et sem- 
ble montrer plus de résigration devant la mort, c’est qu'elle na 
plus son père et surtout qu'elle n’a plus sa patrie. Sa patrie ? nous 
comprenons peu aujourd’hui, nous tous chrétiens où seeptiques, 
cette Haison de la vie au sol natal : comme chrétiens, nous met- 
tons le devoir au-dessus d’elte ; comme seeptfques, nous disons 
votontiers ubi bene, ibi patria, où nous sommes bien, là est la 
patrie. C'était le contraire chez les Grecs ; tes hordes asintiques 
pouvaient bien piétiner leurs champs, comme plus tard les fa- 
rouches enfants de Mahomet ; Rome pouvait bien leur envoyer 
l'esclavage par les mains de ses proconsuls , la Grèce était tou- 
jours la Grèce, la patrie était leur seule religton : “bi pañria, ibi 
bene ! Ils l'aimaient comme une mère ; ils ne demandaient, 
comme Diogène , qu’à jouir de son beau soleïl ; cherchant dans 
tes'harmonieuses Hgnes de son horizon, dans tes grandes et poé- 
tiques scènes de sa nature les seules émotions de leur vie : 
comme ces jeunes Albanaises d’aujourd’haïi, dont les seules fêtes 


BIBLIOGRAPHI£. 327 


sont de venir danser chaque soir sur les plages de Corinthe, et 
dont le souvenir remplit une des plus charmantes pages du jour- 
nal de notre jeune voyageur. 

Je ne veux rien comparer dans le théâtre ancien et le théâtre 
moderne : leurs deux points de départ sont trop différents. Je 
sais reconnaître, comme tous, que nos penseurs el nos poètes 
ont dépassé depuis longtemps ces colonnes d’Hercule que l’an- 
tiquité avait posées comme limite à son génie. Je comprends aussi 
que Gœthe, Shakspeare , Racine, Corneille ont trouvé des cordes 
inconnues à Sophocle et à Euripide quin’auraient pas à coup sûr 
compris Faust ou Hamlet, pas plus qu'is n'auraient pu faire 
Polyeucte ou Athalie. Et pour rendre pleinement témoignage à 
notre art national, j'appleudirai mème à ces paroles de M. Cousin: 
« Osons dire ce que nous pensons ; à nos yeux Eschyle, Sophoele 
et Euripide ensemble ne balaneent point le seul Corneille ; car 
aucun d'eux n’a connu et exprimé, comme lui, ce qu'il y a au 
monde de plus véritablement touchant, une grande âme aux pri- 
‘es avec ebe-même entre une passion généreuse et le devoir (1). » 
En matière d’art, enfin, j'irai plus loin encore. Oui ! depuis dix- 
-heit cents ans qu’elle a disparu , l’antiquité n'a pas encore pour 
quelques-uns abdiqué sa royauté, ou du moins si le sceptre lui 
échappe, eNe semble toujours nous imposer par la magie de ses 
eouvenirs le despotisme de l'admiration. Mais est-ce à dire qu'il 
faille toujours rencontrer jusqu’à elle comme à l’infailiibitité su- 
prême, et que le génie, dans la cécité de l’inrpuissance, n'ait rien 
de mieux à faire que de suivre Michel-Ange aveugle, et promener 
comme lui ses mains débiles avec vénéretion sur les restes 
mutilés de l’Hercule antique ? Ce serait faire trop bon marché, ce 
me semble, des œuvres modernes, et méconnaitre chez nous ce 
que nous admirons dans le passé. Il faut être impartial ; le pres- 
tige de la Grèce ne dait pas nous faire oublier la vérité. Pour- 
quei ne pas le reconnaître ? En matière d’art proprement dit, 
nous sommes supérieurs aux Grecs. L'art paien ne rend que le 
visible : l'art moderne a eherché à rendre F'invisible, l'idéal sous 


(1) Du vrai, du bean ct du bien, X° icçon. 


328 BIBLIOGRAPHIE. 


la forme, c’est-à-dire, l'expression. Qu'on se rappelle la frise 
du Parthénon représentant le combat des Lapithes et des Cen- 
taures. Assurément voilà le ciseau de Phidias ! I y a dans la 
pureté du dessin, dans l'harmonie des lignes, dans la simplicité 
de la comrosition un sentiment profond de la sculpture. Mais 
regardez tous ces héros, ils luttent, tombent et meurent sans 
que leur figure atteste la moindre émotion ; prenez toutes ces 
têtes séparément en dehors des attitudes du combat, y trouve- 
rez-vous l'expression que vous attendez ? y verrez-vous rayon- 
ner un seul de ces sentiments divers que suppose nécessaire- 
ment l’action ? Ce sont des physionomies calmes d'hommes au 
repos. C'est cette vie, cette expression qui manque à l’art ancien, 
qu'a deviné l’art moderne. L'artiste cherche aujourd'hui à faire 
briller dans son œuvre une étincelle de cette beauté invisible, 
de cet idéal archétype qu’il a entrevu dans ses rêves, et qui de- 
vient son ineessante préoccupation devant la toile ou la pierre 
dans laquelle doit s’incarner sa pensée. Quelle œuvre de Phidias, 
d’Apelles ou de Cléomène peut soutenir la comparaison avec une 
toile de Raphaël pour la science de la composition et la richesse 
de la pensée, ou seulement avec le moindre tableau du Poussin 
pour la profondeur du sentiment ? L'art moderne surpasse l’art 
antique de toute la hauteur du Christianisme sur les mytholo- 
gies païennes. La seule gloire du ciseau grec, c'est la pureté des 
formes, et pour cela nous ne l’égalerons jamais. Les sensuelles 
imaginations de ses artistes s’accommodaient mieux de l’absence 
de toute pensée que de l'ombre mème d’un défaut physique. Les 
raisins de Zeuxis, si bien imités que les oiseaux venaient les 
becqueter, étaient pour eux le comble de l’art. Leur beauté, c’é- 
tait la forme, eomme leur éloquence n'était souvent qu’une sen- 
sation soumise avant tout aux lois de l'harmonie musicale ; une 
flûte n'accompaguait l'orateur qu'afin que les modulations de 
sa voix ne dépassassent pas le nombre de notes voulues pour 
l'oreille délicate de ses auditeurs. Homère lui-mème, comme le 
remarque justement Lessing, est un sculpteur ; nul n'a comme 
lui le sens exquis de la précision et de la netteté des images. Quoi 
de mieux arrêté que le dessin de tous les êtres auxquels il donne 


BIBLIOGRAPHIE. 329 


la vie ? Le mérite des Grecs c'est, comme je l’ai dit, cette sim- 
plicité, ce calme, cette jeunesse qui respirent dans chacune de 
leurs œuvres, et semblent en faire, selon la belle expression de 
M. de Laprade, {a statue de l'homme éternel. Je ne blâme point 
cette perfection physique ; ils savaient étudier le corps humain 
sans le disséquer, sans chercher par un dessin convulsif, à ré- 
véler sous les formes extérieures la charpente du squelette. 
Rien de tourmenté chez eux, comme dans les académies. de 
Michel-Ange par exemple , lesquelles semblent n'avoir d'autre 
but, dit Vasari, que de montrer que le maître savait l'anatomie. 
Mais, sans parler de ces immenses passions du cœur que le 
Christianisme seul pouvait révéler, et dont il nous montre les 
types dans Madeleine et saint Jérôme, ce culte exclusif de la 
forme leur fit oublier trop souvent les grands sentiments de 
l'humanité jusqu’à ne leur faire aimer la vertu qu’à la condition 
de la beauté physique : 
Gratior et pulchro veniens in corpore virtus. 
Au reste, les conditions de durée manquaient au paganisme. Ce 
matérialisme de pensée et d'expression aboutissait à une ruine. 
Rome semble n’avoir concentré en elle toute l'antiquité que pour 
la faire tomber tout d'une pièce. Sans doute, les anciens avalent 
entrevu un coin de cet idéal qui nous est révélé, mais ils ne le 
comprenaient pas ; sans doute ils avaient retenu la notion d’une 
intelligence suprême , mais en l’obscurcissant. Euripide écrivait 
bien ce vers si profond où se résume tout le sentiment de l'art : 
« Le laid est toujours laid, même lorsqu'il parait bien ! » 

Socrate et Platon, le cygne de l’Académie, « qu’on retrouve tou- 
jours, dit le comte de Maistre, sur le chemin des grandes vé- 
rités (1), » avaïent bien vu plus loin encore et deviné ce sens 
moral inconnu à leurs contemporains ; mais leur philosophie, 
assise au pied de l'autel de l'Amour, fut impuissante à pousser 
jusqu'au bout sa doctrine. Tournez la page du Banquet et du 
Phédon ; toute l'antiquité se réduit à ces pratiques infâmes qui 
font la honte du paganisme , et il suffit pour la condamner du 


(1) Principe genérateur.. 


330 BIBLIOGRAPHIE. 


seul éloge qu’elle donne à Zénon (1) ! le sens moral lui a été 
étranger ; ce qu’elle a compris quelquefois, elle ne l’a pas senti : 
il lui manque cet esprit du cœur , le mens cordis, dont parle 
l'Écriture dans son langage si profond ! 

Aussi quelle foule peuplait ces villes, ces palais , ces édifices 
que les arts lui faisaient si splendides ? Quelle foule peuplait cette 
belle Athènes qui, sous le plus magnifique ciel qui fêt jamais, 
baignant ses pieds dans l’onde bleue de la mer ionique, sem- 
blait sortir des flots , comme l’image voluptueuse de da Vénus 
d'Apelles ? Une foule immonde et sans frein, qui après avoir 
honoré comme un Dieu Socrate buvant la cigüe , cracbait main- 
tenant au visage d’un condamné, parce que ce condamné s’ap- 
pelait Phocion. Les dogmes s'en allaient , et avec eux la vie se 
retirait de l'antiquité : c'était un cadavre qui ne puait pas en- 
core. Comme le disaitun grand homme en 1814 : « Si la morale 
fait l'individu, les dogmes font les nations (2) : » sans eux, point 
de peuple. L'homme peut bien se vouer à des dieux imaginaires; 
mais tant qu'il y croit , il y a dans ce dogme, tout grossier qu'il 
est, de quoi soutenir la conscience humaine ; tant il y a de farce 
dans l’idée surnaturelle ! Rome a été brave, religieuse, chaste 
tant qu'elle a cru sincèrement , tant que ses grands hommes 
n'ont pas rougi de conduire leur charrue de leurs mains oonsu- 
laires. Mais le jour où le peuple apprit à rire de.ses augures, le 
jour où Caton dut quitter le théâtre que génait son austère pré- 
sence, ce jour-là il ne restait rien à faire ; le paganisme avait 
accompli tout ce qu’on pouvait attendre de son génie. On pou- 
vait bien encore, aux fêtes d'Auguste, venir écouter le chant 
séculaire d’'Horace ; mais qui croyait sérieusement à ces pompes 
et à ces dieux ? I y avait peu de jours que le .monde avait en- 
tendu la voix de son maître lui crier : « Que crains-tu ? tu portes 
César et sa Fortune ? » La Fortune ! voilà quel était le dieu de 
César , ou plutôt de l’époque. Quand bien même Aristote et 
Platon seraient sortis de la tombe , qu'auraient-ils offert aux 


(1) Hadapuug syonre oran ( Diog. Laërt. lib. 7. $ 10:. 
(2) De Bonald. 


BIBLIOGRAPHIE. 331 


roués de Tibère ? De grandes conceptions peut-être, mais dont 
ces derniers n’avaient que faire, et qui n'étaient bonnes tout au 
plus que pour les.jardins d’Académus. Que présenter à cette s0- 
ciété vieillie ? La pointe d’une épée pour hâter sa ruine , comme 
le stoicien Stration à Brutus !! Selon la magnifique expression 
de Bossuet, Rome n'avait plus qu’à rère et mourir ! 

Qu'on me pardonne de m'’égarer dans ces champs immenses, 
et qu'on s’en prenne plutôt à l’auteur qui nous parle de La Grèce. 
En secauant cette poussière immortelle, il est difficile de ne pas 
se perdre quelquefois au milieu de tous'ees souxenirs. Résu- 
mons-nous donc en deux mots, et, en présence de cette grande 
chute, sachons rendre pourtant , à ceite belle Grèce , la justice 
qui lui est dû. J'aime, comme tous, nos grands génies moder- 
nes ; mais il ne faut pas que çe soit au préjudice de la vérité. 

Voilà bien des siècles que l’Église nous enseigne, et que le 
plan qu’elle a tracé dirige toujours les travaux de notre jeunesse. 
Jamais l’étude de l'antiquité n’a été bannie de:ses évoles qui ont 
admiré de teut temps le calme harmonieux , la tranquille séré- 
nité, le ratioancl, en un mot, de teutes sesproductions. Fau- 
drait-il done aujourd'hui seulement découvrir qu'elle s’est trom- 
pée? Noa ! si la poésie veit.se dérouler devant elle de plus riches 
moissons, si la pensée qui l'anime a changé, le fond de l'homme 
se change pas ; la nature est immuabhle. Qu'on n'aille pas cher- 
cher dans le passé, comme on l’a fait quelquafois au XVIS ajèr 
cle, des formes qui ne peuvent plus servir, et des moules où l'an 
ne peut plus rien couler. Mais il y a des choses où l’on ne peut 
mioux faire que de limiter. C’est en ce sens que je rappellerai 
ces paroles du comte de Maietre , que je me plais à citer ici 
comune le témoignage d’un homme dont on ne soupeonnera pas 
l'austère gémie d’une alliance trop étroite, avec les muses vo“ 
ltuptueuses d'Athènes, paroles qui, du reste, sont tombées de sa 
plume au milieu d’un jugement assez sévère sur la Grèce (1): 
« Les lettres et les arts, dit-il, furent le triomphe de la Grèce. 
Dans l’un et l’autre genre, elle a découvert le beau ; elle en a fixé 


(1) Du Pape, liv.iv, ch 7. 


339 BIBLIOGRAPHIE. 


les modèles qui ne nous ont guère laissé que le mérite de les imi- 
ter ; il faut toujours faire comme elle sous peine de mal faire. » 
Il faut faire comme elle , et non la copier servilement , comme 
l'ont fait beaucoup d’esprits, sans la comprendre. Ce qui fera 
toujours la grandeur et le charme de la littérature grecque, c'est 
qu’elle a atteint le plus haut degré de beauté qu'it était donné à 
l'homme de réaliser en dehors du Christianisme. C'est le plus 
magnifique épanouissement du génie humain. Aussi, pour toutes 
les générations , son souvenir est resté et restera toujours cher. 
L'élégance de ses artistes et de ses poètes séduira toujours les 
esprits spéculatifs et amis du beau qui ne cesseront de voir, dans 
le langage des uns, l’expression la plus juste de la pensée hu- 
maine, et dans les chefs-d'œuvre des autres le type le plus pur 
de la beauté plastique. Le moyen âge lui-même lui a voué un 
culte. C’est la Grèce avec tout son cortége classique et ce lointain 
prestige qui l’environne , que nous lui voyons évoquer un jour 
sous la figure d'Hélène (la beauté grecque par excellence), dans 
le laboratoire du docteur Faust, aux regards émerveillés de ses 
élèves. Pensée intime de la Renaissance , qui se révèle tout en- 
tière dans cette légende du XVIe siècle, dans cette union magi- 
que de Faust et d'Hélène, hymen symbolique de la pensée mo- 
derne et dé la forme antique, type immortel du beau (1)! 

Mais laissons maintenant la vieille Grèce morte : il faut avec 
notre voyageur nous arrôter quelques instants à la nouvelle. 
N’a-t-il pas rencontré sur sa route de nouveaux écoliers qui 


(1) Tout le monde conmait Ja légende de Faust, au xvi* siècle, ct se rappelle 
ce soir du dimanche où les étudiants sont réunis à souper chez l'alchimiste, 
dans une de ces salles enfumcées de la vieille Allemagne : « Comme done, 
dit la légende, le vin eut commencé à monter, il y eut propos à table de la 
beauté des femmes. » — Et alors c'est vers les souvenirs classiques que se 
tournent immédiatement ces imaginations d’écoliers, épris pour l'antiquite 
d’un culte que nous n'avons pas connu. A leur demande, c'est Hélène que 
Faust évoque, et, dès ce jour, clle continue d'habiter sous son toit, ct lui 
donne un fils. 

Gæthe s'est servi de ce thème pour la seconde partic le son Faust, il n'avait 
pas su d’abord quel parti il pouvait tirer de cet épisode. 


BIBLIOGRAPHIE. 333 


ont succédé à ceux de Socrate, et qui ont à étudier aujourd’hui, 
à côté de l'histoire antique de leurs pères , les faits plus récents 
de leur histoire rajeunie ? N’a-t-il pas trouvé de nouveaux pâtres 
qui gardent leurs troupeaux dans ces prairies depuis si long- 
temps fertiles, et qui viennent quelquefois dormir dans les sar- 
cophages brisés de leurs anciens héros, dont le vent a emporté 
la poussière ? C'est là un des charmes de son livre qui ne nous 
laisse jamais seul sur ce qui n’est plus, et met toujours de la vie 
à côté d’une ruine, comme le soleil à côté de l’ombre. 

Il y a peu de jours que la Grèce, comme le phéaix, est res- 
suscitée de sa cendre. Elle s’est souvenue enfin de son passé ; 
l'écho des ruines de son Agora lui a jeté de nouveau les paroles 
de Démosthène qu’elle avait oubliées : « Ce ne sont pas les tyrans 
qui font les lyrannies, ce sont les peuples lâches ! » L'Europe a 
applaudi à son réveil ; nous assistons chaque jour aux efforts 
qu’elle fait pour reconstituer sa nationalité. Je ne sais si l’on 
peut, sans illusion, espérer cette pleine renaissance, encore si 
lointaine, que M. Yemeniz appelle de tous ses vœux. Trop épris 
de cette noble terre , il ne peut écouter sans douleur et sans es- 
poir ces vers de Child-Harold : 

« Belle Grèce, il est de glace le cœur qui te regarde sans ressentir ce 
qu'éprouve un amant penché sur les restes de eclle qu’il aima ! » 


(Ch. n, strophe 15). 


Tant de choses manquent aux Grecs pour être un peuple ! Mais 
si cette espérance est encore vaine, notre voyageur a toujours 
bien raison d'aimer ce pays qu'il vient de parcourir. Il s’identifie 
à lui, il se rappelle avec amour chaque incident de sa route, 
chaque débris qu'il a heurté. Son affection pour ee beau ciel 
nous fait regretter qu'il ne nous ait rien dit lui-même sur Part 
antique ; nous aurions voulu l'entendre parler sur ses chefs- 
d'œuvre et sa beauté. Si, trop modeste, il a laissé cétte tâche 
au talent de M. de Laprade, s’il s’est borné au simple rôle de 
narrateur , il l’a du moins bien rempli. I] a su éviter l'écueil de 
tous les voyages descriptifs, en ne faisant pas de son livre un in- 
ventaire. Il raconte ce qu'il a vu, il parle d’un pays qu'il aime, et 


334 BIBLIOGRAPHIE. 


il le peint avec bonheur, mais simplement et sans prétention. 
En le suivant à travers l’Attique, l’Achaïe, l’Argolide, la Béotie, 
etc... , ent lisant ses récits variés, on se sent vivre avec lui sous 
cette belle lumière que les poètes anciens ont parée de si char- 
mantes couleurs. Il comprend enfin que pour bien déérire la 
nature, il faut avant tout la sentir. Le cœur doit s'identifier avec 
elle. La véritable immensité n’est pas celle de l’horizon, mais 
celle qui est dans nous. L’imagination ne doit jamais remplacer 
le sentiment. Ce qu'il y a de pire quand on écrit, c’est d'être an- 
teur, il faut être homme ! 
Abel DALLEMAGNE. 


MRS PREMIERS ET DERNIERS SOUVENIRS LITTÉRAIRES, par M. H. 
MONIER DE LA SIZERANNE, député au corps législaif, président 
du Conseil général de la Drôme. : 
Le 8 février de l’année 1826 était un jour de fête pour le théà- 

tre français. Cette scène, échelon suprème auquel aspire Fambi- 
tion des auteurs dramatiques, ouvrait sa porte à deux battants 
pour le début d'un jeune poète richement doué par le cœur et 
l'esprit. L'élite des sociétaires prètait son concours, et qui plus 
est, par un honneur bien rare pour une plume naissante, l'ini- 
nitable talent de Mile Mars eût encore ajouté à l'éclat de l'œuvre 
nouvelle, sans une misérable querelle de coulisse qui la porta, 
dans un mouvement de dépit, à résigner le rôle qu'elle avait ac- 
cepté d’abord avec empressement. 

L'œuvre nouvelle était une comédie en trois actes annoncée 
au public sous cet heureux titre : L’Amitié des deux âges. 

Le jeune auteur était M. Henry Monier de la Siseranne. 

Dire ce nom, c’est réveiller, dans le public des hommes distin- 
gués où il compte tant d'amis, l'idée des plus aimables qua- 
lités. | 

Le succès le plus flatteur vint couronner l'espoir du jeune écri- 
vain. La donnée de la pièce était neuve et hardie, et c'est un des 


BIBLIOGRAPHIE. 335 


beaux et bons souvenirs restés dans les annales du Théâtre- 
Français. 

- Or, succès oblige, et l’heureux débutant eut garde de s’endor- 
mir sur ces premiers lauriers. Quoiqu'ayant toute l’indépen- 
dance d’une belle fortune, il n’était pas de ceux qui produisent 
une fois et en restent là, satisfaits d’avoir conquis une place an 
banquet de l'esprit et de l'intelligence; il était de cés hommes 
chez qui la vocation est irrésistible, et que trouble, malgré eux, le 
mens divinior du vieil Horace. Mais à sa verve devenue plus ar- 
dente, la comédie parut un champ trop restreint; ses inspira- 
tions le poussèrent vers l’ampleur et les émotions du drame, et 
il'eut Padmirable pensée de transplanter sur la scène une belle 
fleur de roman, la grande figure de Corinne. C'était, à coup sùr, 
une entreprise avenlureuse, peut-être mème téméraire, aux lueurs 
dangereuses de laquelle plas d'un papillon moins heureux se fût 
brulé les ailes. Ne fallait-il pas lutter avec la création première, 
la reproduire sans la copier, traduire en beaux vers une remar- 
quable prose ? Ne fallait-il pas réveiller, sans l’affaiblir, l'impres- 
sion profonde encore que gardaient les contemporains de l’œuvre 
de Mu de Staël ? A pareille tâche le poète ne faillit point, et habile 
à contourner les nombreux écueils, faisant preuve d’un tact et d’un 
goût exquis, créant encore avec la création dont il osait s’empa- 
rer, il fit de Corinne un beau et noble drame dans un temps où 
le vieux mélodrame régnait encore en maitre sous les auspices 
de Pixérécourt. 

Le suceès des représentations fut incontestable, et, quoiqu’m- 
tervenant au milieu des orages de la révolution de 1830, elles su- 
rent captiver un public plus accoutumé cependant aux bruits des 
_ discordes politiques qu'à celui de l'harmonie des beaux vers, et 
aux émotions de la rue qu’à celles de la scène. C’esten vain, d'ail 
leurs, que le publie demanda le nom du modeste auteur obstiné 
à le dissimuler, car déjà les évènements le détachaient de la car- 
rière littéraire et lui inspiraient d’autres désirs. 

C'est un grand malheur sans doute quand les commotions de 
l’ordre politique viennent troubler les luttes littéraires, et détear- 
ner de leur voie les esprits choisis qui en faisaient leur prin- 


336 BIBLIOGRAPHIE. 


cipale préoccupation. Ce malheur fut senti par les amis des lettres 
quand M. Monier de la Sizeranne en déserta la lice, mais une 
consolation contribua à l'adoucir; c'est qu'à la différence des 
hommes de lettres qui, dans des jours plus récents, ont fait un si 
déplorable essai de la politique, M. Monier ne fit que changer 
d'ordre de mérite, et brilla, dès son entrée aux affaires publiques, 
par une rare aptitude, un coup d'œil sûr et droit, et cette capa- 
cité qui n’est ordinairement que le résultat de l'expérience. Dé- 
signé par les suffrages intelligents de ses concitoyens du dépar- 
tement de la Drôme, d’abord au Conseil général, et bientôt après 
à la députation, il sut garder et justifier cette confiance pen- 
dant toute la durée du dernier règne , et prouver une fois de 
plus que les facultés littéraires n’excluent pas chez certains 
hommes les facultés plus positives des affaires. C'est pourtant la 
crainte de l'opinion contraire qui avait arraché le jeune député 
à ses premiers travaux, et c'est ce qui lui fait dire dans ses 
Souvenirs liltéraires : « Des idées de députation germaient 
« dans ma tête. Or, pour ne pas être victime de l’imbé- 
cile préjugé qui refuse l'aptitude aux affaires à tout homme 
« convaincu de g8’être particulièrement consacré aux travaux de 
« l'intelligence, il m’importait de ne plus occuper de moi le feuil- 
« leton littéraire. » 

Qu'il me soit permis de rappeler ici quelle probité politique, 
quelle haute intelligence, quelle consciencieuse activité l’ex—itté- 
rateur apporta dans l'exercice de ses éminentes fonctions de dé- 
puté et de Président du Conseil général. Peut-on, quand on l’a 
connu de près, oublier l'amitié sincère, l’exquise bienveillance, 
le dévouement inépuisable et Jésintéressé qu'il mit au service 
de ses amis ? Certes, nul mieux que lui n’a compris le bien qu’en 
pourait faire avec le mandat dont il était investi. Et si l’on me 
reproche do parler autant de l’homme politique, quand il s’agit 
spécialement ici de l’homme littéraire, c’est, répondrai-je, qu'il 
est certaines natures d'élite si complexes que toutes les qualités s’y 
touchent et s’y confondent, et que la lumière, venue d’un point, 
illumine les autres en s’y projetant; de sorte que l’on estime en- 
core mieux le noble, le pur, le chaleureux auteur de Corinne, 


BIBLIOGRAPHIE. 337 


quand on a recueilli quelques données sur sa vie politique, cette 
seconde face de son mérite. 

. Néanmoins, tout en cessant de produire, le jeune député se 
ft l'ami et le protecteur des lettres, et resta en communion avec 
les meilleurs esprits et les intelligences les plus élevées. Hs ai- 
maient son spirituel salon où brillaient tour à tour les réputa- 
tions toutes faites, les Charles Nodier, les Lamartine, les Émile 
Deschamps, les Alexandre Guiraud; où l'on patronäit les nais- 
santes renommées des Charles Reynaud, des Ponsard, etc. 

L'orage de février vint interrompre une carrière si précieuse à 
tant de titres, etla dignité naturelle de M. Monier de la Sizeranne 
l'empêcha de se mettre sur les rangs de la représentation répu- 
blicaine, malgré le précédent favorable que lui créait le parti de 
l'opposition modérée auquel il avait appartenu sous le dernier 
règne. Ce répit, bien court il est vrai, puisque trois ans après 
il redevenait membre de l'assemblée législative où il siège encore 
aujourd'hui , ce répit fut par lui immédiatement consacré aux 
Dieux de sa jeunesse, aux travaux littéraires, et, de ce fécond 
loisir, on vit éclore une œuvre de longue haleine, un drame en 
cinq actes et en vers, intitulé: Régine, ou Vienne et Paris 
en 1815. | 

Cet ouvrage remarquable que des motifs particuliers et par- 
faitement expliqués par l'auteur ont éloigné jusqu'à présent de 
la scène, serait pourtant de nature à y exciter un véritable in- 
térêt;, nous espérons que l’abstention du poète cessera bientôt, et 
qu'il livrera enfin ce drame au théâtre heureux de l’ac- 
cueillir. 

C’est avec ces trois œuvres, L'amitié des deux âges, Corinne 
et Régine, que M. Monier de la Sizeranne a formé un charmant 
volume qui malheureusement n’est pas encore dans le domaine 
de la publicité, et dont les bibliothèques des amis de l’auteur ont 
seules été enrichies. (1) 

Autour de ces trois œuvres dramatiques, l'écrivain a groupé 


(4) Depuis lors, la pièce de Régine a été imprimée à part, et se trouve eu 
vente chez l'éditeur Amvat, ruc de la Paix. 


22 


333 BIBLIOGRAPARIE. 


quelques charmants récits : Les eaux d'Aix en 1825 ; Un auteur 
dramatique à la grande Chartreuse; Une lecture à l Abbaye- 
aux-Bois , qui tous renferment d’intéressantes et précieuses 
anecdotes, jéyaux qui projetent un lumineux reflet sur certains 
détails de l’histoire de la littérature contemporaine, et princi- 
palement sur la vie de cette grande artiste qui avait nom Mlle 
Mars. Le tout a été réuni sous ce titre modeste: Mes premiers 
et derniers Souvenirs littéraires, titre dont nous déclarons n'ac- 
cepter que la première partie, car il nous serait pénible de croire 
que l'auteur, encore dans la force de l'âge, dût clore désormais 
les productions de cette plume si délicate, si chère à ses amis 
et au public, quand il veut bien le mettre dans sa confidence. 
D'ailleurs, ce public n’en a pas moins été un demi confident, en dé- 
pit de la modestie de l'écrivain. D'heureuses indiscrétions ont trabi 
son incognito. Les journaux belges ont d’abord parlé de son livre: 
une plume éminemment spirituelle, celle de M. Emile Des- 
champs, profite sans désemparer de la brèche pour entrer dans 
la place, et son article publié dans le journal de Versailles est 
reproduit par ceux de la Drôme, ce pays de l’affection du poëte. 
Ce beau livre, connu maintenant de tous les gens de goût, tom- 
be dans le demi-jour de la publicité, et j'en profite à mon tour 
pour oser en parler. En mettant à part le mérite de la forme, le 
plus bel éloge que je puisse en faire, c’est que chaque pensée y 
porte éminèmment le cachet d'une âme généreuse et loyale ; {’A- 
milié des deux âges en cst le premier reflet ; le poète y soutient 
une thèse neuve, hardie, en prenant le contrepied de cet axiome 
de La Bruyère : « que la véritable et solide amitié ne peut se 
fonder que dans l’âge mûr. » 

L'âme chaude et sympathique du poète, effarouchée d’une 
telle maxime, qui lui semblait un paradoxe, a voulu prouver, au 
contraire , que les vrais élans de l’amitié, que les dévouements 
sans calcul sont précisément l'apanage de la jeunesse. Valmore, 
le héros de la pièce, accomplit en faveur d’un ami le plus béroi- 
que sacrifice que puisse recevoir l’autel de l’Amitié, celui d’un 
amour sincère et profond ; la jeune fille qui en est l'objet est 
unie par lui à son rival, au bonheur duquel il à mis le comble 


BIBLIOGRAPHIE. 339 


eu lé sauvant d'une proscription politique. Quelles touchantes 
paroles inspire à Valmore l'admirable dévouement qui met le 
sceau à la félicité de ceux qu’il aime ! 


À vous, Ô mes amis, que pourrais-je offrir ? rien ; 
Vous tenez le bonheur ; est-il un plus grand bien ? 
Et la vie à vos yeux va s'embellir encore. 
Mais, dans son heurcux cours, n’oublicz pas Valmore. 
Vous ètes tout pour lui ; qu'au moins son souvenir 
À vos doux entretiens parfois vienne s'unir. - 
Vous le devez pour prix de sa vive tendresse, 
De son coursge, enfin de tout ce qu'il vous laisse. | 
Adicu, je vais partir, et si je puis un jour, 
En servant mon pays, oublier mon amour, 
Je rentrerai peut-être au port après l'orage. 
Adieu ! 

GErxoND. 


Quel devoument ! 
DurrEsne. 


. C'est celui de cet âge, 
Où dans un cœur ardent tout règne de moitié, 
Le courage ct l'honneur, l'amour ct l'amitié. 


Quant à Corinne, tout en répétant que ce drame est une belle 
reproduction en langue poétique de l'inspiration de Me de 
Staël ; que l'effigie de l'héroïne a passé tout entière et sans mu- 
tilation des plis du roman aux draperies de la scène ; que les 
figures d'Oswald et de Lucile s’encadrent harmonieusement 
parmi les riches détails de l’œuvre, je ne puis résister au plaisir 
de laisser dire Corinne, parlant de Rome : 


Ailleurs, pour ses désirs l’espace manque à l'homanc : 
Des ombres rien ici ne trouble le repos, 
Elles habitent sans rivaux 
Les palais dépeuplés, les ruines de Rome. 
Rome n'est-elle pas la ville des tombeaux ? 
Ce qui fait aujourd'hui son orgueil, sa richesse, 
Ces prodiges de arts, ces merveilleux trésors, 
Arrachés autrefois à l'Egypte et la Grèce, 
Par tant d’héroïques efforts, 
Deviennent à nos yeux des monuments funébres ; 
Sur le sol que nous chérissons, : 
Les morts sont honores, les morts seuls sont célèbres : 
Ils durent et nous passons. 
Nous passons, obseurs, en silence, 
Fiers d’un passé sans avenir, 
Notre obscurité même agrandit leur puissance, ” 
Et dans ces licux remplis de leur présence, 
Aucun bruit ne se fail autour du souvenir : 


340 BIBLIOGRAPHIE. 


Régine qui ferme cet écrin poétique, est un ouvrage sérieux 
et savant, largement conçu et largement exécuté. Comme toutes 
les figures de femmes qu'a idéalisées l’auteur, Régine est une 
jeune fille de grand et noble caractère, autour de laquelle vien- 
nent se grouper d'autres personnages essentiellement caractéris- 
tiques, et dont plusieurs, fort reconnaissables sous le masque 
comique, prennent part au grand événement de mars 1815, la 
rentrée de l'Empereur en France. Dans ce drame vigoureux , la 
vile intrigue et la basse ambition sont flétries de main de mat- 
tre, et mises, avec un relief merveilleux, en lutte avec les nobles 
passions de l'humanité. Le meilleur sel comique fait souvent 
diversion à la gravité du sujet, et le lecteur prend un vif plaisir 
à ces deux figures du duc d’Arlande et du prince d’Alban, sous 
la transparente allégorie desquels il reconnaît, sans peine, deux 
célèbres réalités, Talleyrand et Fouché' Le vers est plein, 
sonore, coulé dans un moule sévère. Îl ressemble à ceux que 
nous allons citer, comme empruntant aux événements un émou- 
vant intérêt d'actualité , et qui sont pourtant antérieurs à ces 
choses qu'une espèce d'’intuition prophétique révélait au 
poète. 

Rappelons-nous que ces paroles ont pour date 1815 : 

L'Europe! elle voudrait cacher sous ces grands mots 
De tyran, d'oppresseur, la gloire du héros. 
Vain espoir ! cette gloire éternelle et féconde, 
Rayonne sur la France, en étonnant le monde. 
Les rois oui, chacun d'eux en sa haine insensée, 
Ne songeant qu'à venger sa défaite passée, 
Surexcite son peuple, et lui met à la main 
Des armes qu'il voudra plus tard reprendre en vain. 
Les princes ont entr'eux un licn solidaire ; 
Jamais impunément ils ne se font la guerre. 
Et qui présentent-ils sous un aspect si noir ? 
Un symbole vivant de force et de pouvoir ; 
Celui qui, dans la France appauvrie, abaissec, 

. Détrôna l'anarchie, ennoblit la pensée, 
Organisa les lois, releva les autels, 
Et fut alors pour tous, le plus graud des mortels. 
Les peuples, mais lui-même, il faut qu'on s'en souvienne, 
A feit marcher leur cause en grandissant la sienne. 


Quel autre osa passer sur chaque sommite 
Le niveau du mérite et de l'égalité ? 


, BIBLIOGRAPHIE. 341 


Abaissa si souvent cette barrière immense, 

Qui sépare un soldat d'un maréchal de France, 

Et, par sou propre exemple, enfin, sut démontrer 
Qu'à présent le génic à tout peut aspirer ! 

De tels faits vont répondre aux instincts populaires, 
Et révélent pourquoi, malgré ces longues guerres 
Qui couvrirent de deuil la moitié du pays, 

Jusque dans la chaumière où manque un dernier fils, 
Avec tant de respect on garde la mémoire 

Du grand nom qui résume ordre, puissance ct gloire : 
Pourquoi, comme on l’a vu, si rapide ct si fier, 
L'aigie qu'on exila sur un roc de la mer, 

Arrive, en traversant un peuple qu'il cnflamme, 

De clocher en clocher, aux tours de Notre-Dame, 

Et pourquoi, s’il n'y reste, il pourra devenir, 

A force de malheurs, l'espoir de l'avenir. 


Qu'un éloge, bien consolant pour celui qui le mérite, cou- 
ronne cette appréciation déjà longue, et que pourtant j'ai regret 
de terminer sitôt : l’auteur qui connait et aime cette vieille parole 
de Plaute : « Homo sum, et nihil humanum a me alienum puto», 
qui, par conséquent, a promené son pinceau sur la palette des 
passions humaines, a trouvé pourtant le beau secret et le rare 
courage de conserver à ses écrits le sceau de la plus irréprocha- 
ble moralité. Dans son livre, pas un mot, pas une pensée qui 
puisse amener la rougeur sur le front de la jeune femme ou de 
la jeune fille qui le lirait. Cet éloge est un de ceux dont on est 
avare , de nos jours où si peu d'écrivains ont la force de rester 
complètement purs. 

En terminant la lecture de ce livre, sous l'impression des 
idées que j'y ai recueillies et du style qui m'a charmé, je me suis 
remis en mémoire ces paroles remarquables de M. le duc de 
Lévis, dans ses Maximes et Réflexions : 

«“ Lorsque les gens du monde savent écrire, ils ont, à esprit 
égal, de la supériorité sur les gens de lettres. S'ils traitent un 
sujet léger, ils ont, d'ordinaire, plus de grâce et le goût plus dé- 
licat ; si c’est une matière sérieuse, leur jugement est plus sain, 
parce qu'ils joigaent, à l'expérience des affaires, une plus grande 
connaissance du cœur humain. » 

MAURICE SIMONNET. 


CORRESPONDANCE. 


A MONSIEUR JOSEPII BARD, DE LA COTE D'OR. 


Paris, le 16 octobre 1854. 


Moxsierr , 


Je viens de lire la première partic de votre Itinéraire du chemin de fer 
de Lyon à Chalon. Permettez-moi de vous soumettre quelques observa- 
lions à ce sujet. Naguère je reprochais à un écrivain lyonnais de ne nous 
avoir pas donnc le nom latin des localités qu'il décrivait. Je crains bien 
d’avoir à vous adresser un reproche contraire. Suivant vous , Collonges 
vient de collis longa ; Villevert , de villa veridis ; Trévoux , de tres valles ; 
Saint-Gcorges-de-Reneins, de S. Georgius 2b arenis ; Romanèche, de Roma- 
niscæ villa ; Crèche, de Cropium ; Vinzelles , de vini cellæ , cte. Ne pren- 
driez-vous pas vos théories pour des faits ? Où donc avez-vous vu ces noms 
latins ? Bien loin de faire avancer les études historiques, l’abus de la 
scienee Îles retarde. Pour Dicu, messieurs les étymologistes , laissez un 
peu dormir les Grecs et les Latins. La plupart des noms de lieux cn France 
datent d'avant la conquête, comme le prouve la forme qu'ils affectent dans 
les plus anciens documents. S'il était possible d'en dresser une liste com- 
plète à l’aide des chartes, on verrait, j'en suis convaincu, qu'ils n'ont rien 
de romain. Peut-être mème nous feraient-ils retrouver cette langue gau- 
loise on cellique , qu'on cherche en vain depuis si longtemps. En cffet, la 
plupart de ces noms anciens ont un sens, comme l'indique leur emploi ré- 
pète pour désigner des localités différentes , mais situces dans des posi- 
tions analogues. C’est ainsi qu'on a constaté depuis longtemps que tous 
les Conflans, si nombreux en France, se trouvaient au confluent de deux ri- 
viéres. Mais comment arriverons-nous à connaître Ja véritc si, au lieu de 
dire simplement que le nom de Trévoux s'écrivait Frevos au Xe sièclo. 
vous prétendez qu'il faut l'écrire Tres valles, co que vous n'avez vu certai- 
nement nulle part. Saint-Georges-de-Reneins, que vous faites vonir de Sanc- 
lus Geurgius ab arenis, s'appelait Lout simplement Ronincum au X° siéelc, 
c'est-à-dire dans les plus anciens documents où il soit question de celte 
localité. Ce mot n'a , il me semble , aucun rapport avec Arène. J'en dirai 
autant de Vinzelles, que vous faites vrnir , je ne sais pourquoi , de Fini 
cellæ, cte., cle. Si vous n'avez pas la preuve de ce fait, pourquoi l'avan- 


CORRESPONDANCE. 343 


cer ? La sugesse des nationsne dit-elle pas : « Dans le doute, abstiens-toi.» 
Pour moi, qui m'océupe depuis une vingtaine d'années sérieusement 
de ces matières , j'avoue n'avoir jamais rencontré vos étymologics. J'ai, 
au contraire, constaté que dans les plus ancicns documents latins que nous 
possédons la plupart des noms de lieux sont donnés tels quels, sauf par- 
fois une désinence latine ; mais toujours sans traduction. Ce n'est que de 
nos jours que l'amour des étymologies a fait ses ravages dans la géographie 
historique. Si vous m'en croyez, Monsieur, vous renoncercz donc à ce sé- 
duisant entrainement qui a perdu déjà tant de savants , et vous vous con- 
tentercz de la vérité toute nue; c’est là seulement qu'est l'avenir de l'histoire. 
Veuillez agréer, Monsieur , l'assurance de ma considération distinguée , 
Auguste Bennano. 


Cogny cn Beaujolais. 
Mox cuen Dinecrerr , 


Je m'aperçois, mais un peu tard, que dans la liste des ouvrages de 
Restif j'ai oublié deux des plus curieux. c’est l'Homme volant el la Semaine 
Nocturne. Comme ce dernier est une suite des Nuits de Paris, l'oubli est 
peu important. M cn scra d’ailleurs fait mention dans un autre article, qui 
sera pour l'été prochain si Dicu nous prête vie, et aura pour matière unc 
collection de lettres inédites de Grimod de la Reynière, accompagnées 
d’une foule de notes historiques sur ce personnage non moins bizarre que 
Restif et qui appartient un peu aux biographies lyonnaises. 

Votre tout dévoué, L. Morer ve Voix. 


THÉATRE DES CÉLESTINS. — M. GEOFFROY. 


Comment parler, dans les quelques lignes qui nous restent, du spirituel 
comédien da Gymnase , de Geoffroy, dont les habitués de notre seconde 
scène viennent de faire l'agréable connaissance ! Nous avons vu passer sous 
nos yeux les plus importantes créations de cét artisle ; ct, Mercadet, sur- 
tout , nous a perinis de l’apprécier dans tout son jour ; c'est In nature, 
cest la vérité prises sur le fait. Avce Geoffroy, on ne voit plus l'acteur, on 
voit le personnage , on est en pleinc réalité ! Le Théâtre-Français revendi- 
quera bientôt le comique du Gymnase, et là il sera à sa place, car il y trou- 
vera un répertoire plus digne à inlcrprêter et un entourage à la hauteur de 
son talent. Notre public ne s’est point mépris sur la valeur de ect artiste, et 
son empressement à se rendre aux représentations données par M. Geoffroy 
fait à la fois l'éloge de l’un et de l'autre, 


CHRONIQUE LOCALE. 


LE JARDIN DES PLANTES LIVRÉ A LA COMPAGNIE DES EAUX. 


+ 


a — 


Encore une dévastation ! le Jardin-des-Plantes est bouleversé de fond en 
comble par la Compagnie des eaux. Cette jolie coquille de verdure , qui 
occupait si bien le centre du jardin , est livrée aux terrassiers , qui cou- 
pent sans pitié les beaux arbres , et font disparaitre les derniers vestiges 
de l’amphithéâtre romain, dont le relief du terrain racontait l'existence aux 
générations présentes. C’est une désolation de voir les magnifiques troncs 
jonchant le sol, victimes regrettables des hauts barons de notre époque, 
qui ont conserve le droit impitoyable de {a faille. Le superbe peuplier de la 
Virginie, que chacun admirait, n’est plus qu'un cadavre dépouillé de ses 
membres. Ses branches sont déjà métamorphosées en fagots, et son im- 
mense tronc est probablement destiné à être débite en planches. Le pro- 
grès véritable ne devrait pas se faire vandale, et lui qui, quotidiennement, 
dans nos journaux, plante des jardins dignes du paradis terrestre, devrait 
au moins respecter ceux qui existent. Pense-t-on qu'il n’y ait pas quel- 
qu'agrément à se promener à l'ombre de beaux arbres, d’une autre essence 
que ce vulgaire platane que l'on rencontre partout, et dont on ne fait tant 
de cas que parcc qu’il a une croissance rapide et unc vie courte ? Penser 
à la postérité est un préjugé ridicule : après nous le déluge ! 

Cette Compagnie des eaux de France fait preuve d’une grande sécheresse 
de cœur, en coupant les arbres qui nous sont chers, les arbres qui ont 
abrité les jeux de notre enfance , et que nous pensions devoir vivre plus 
longtemps que nous. Rien n’est plus attristant que d'entendre le bruit 
de la cognée dévastant ces vieux massifs de verdure qui embellissaient le 
paysage et fournissaient gratuitement leur ombre. La mythologie antique 
u'était pas dépourvuc de raison, en animant kes arbres et les mettant sous 
la sauvegarde de la religion et de la poésie, par la création des Nymphes 
ct des Génics. Quand on songe à tout ce qu'il faut de soins et de temps 
pour amener un arbre à être beau et utile, on ne peut s'empécher de 
gémir en voyant détruire d’un coup de scic l’objet de tant de peincs. 

Nous ne voulons pas discuter si la Compagnie des caux n'aurait pas pu 
trouver un autre local pour établir son réservoir, ct si l'emplacement choisi 
est indispensable à ses travaux ; mais alors nous déplorons cette nécessité. 
Le progris tel qu’on l’entend de nos jours, est une médaille ayant une 
belle face et un revers parfois horriblement désagréable. P. S.0. 


Aimé Vinctrinier, directeur-gérant. 


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NOTICE HISTORIQUE 


SUR 


LE DIOCÉSE DE LYON. 


PREMIÈRE PARTIE (1. 


ll y à quelques années, je publiai dans le Recueil de la 
Société des Antliquaires de France (2) un travail assez étendu, 
intitulé : Mémoire sur les origines du Lyonnais (3). Dans ce 
travail, auquel je renvoie le lecteur qui désirerait de longs 
développements sur ce sujet, je démontrai, à l’aide des mo- 
numents, que le véritable nom du peuple gaulois sur le 


(4) Ce travail a reçu en partie la publicité dans l'introduction des 
Cartulaires de Savigny et d’Ainay; maisil est ici considérablement modifie, 
et renferme une portion entièrement inédite. 

(2) Tome xvu. 

13) Ce Mémoire fut aussi publié en un vol. in-$o Paris, 1446). 


)u+* 


346 NOTICE HISTORIQUE 


(erritoire duquel fut bâti Lyon était Segusiaut et non Segu- 
siani, comme on l'avait loujours écrit jusqu'ici. Depuis la 
publication de ce Mémoire, mon opinion, qui avait d'abord 
élé reçue avec méfiance, ou rejetée comme paradoxale, a été 
corroborée par de nouvelles découvertes (1), et enfin admise 
par tous les hommes sérieux. C'est aujourd'hui un fait acquis 
sur lequel il est inutile de revenir. Il n’en est pas de même 
de la question des limites. Celles que j'avais assignées aux 
Ségusiaves ont élé contestées sur quelques points : c’est donc 
une queslion à trailer de nouveau; je vais le faire sommai- 
rement, mais cependant avec assez de développement pour 
résoudre, s’il est possible, complétement cette question im- 
portante, base de mon travail. 

Un fait incontestable, c'est que la colonie romaine de Lyon 
fut établie sur le territoire des Ségusiaves. Pline (2) et Stra- 
bon (3) sout d'accord sur ce point. Plolémée semble placer, 
il est vrai, Lyon chez les Éduens (4), mais c'est une erreur 
évidente, qui provient de ce que celte ville était, au temps de 
Ptolémée, non pas la capitale des Ségusiaves, mais celle de la 
province entière dont Aulun faisait alors partie, c'est-à-dire 
la métropole de la Gaule lyonnaise, comme il la désigne lui- 
même (5). Du reste , Ptolémée nomme deux autres villes des 
Ségusiaves, Æodumna el Forum Segusiavorum, qui sont 


. (1) Voir le livre publié par M. l'abbé Roux sous le titre : « Recherches 
sur le Forum Segusiavorum et l’origine gallo-romaine de la ville de Feurs. » 
Lyon, 1851, in-8°. 

(2) « Secusiabbi liberi , in quorum agro colonia Lugdunum. » (Pline, 
Hist. nat. lib. IV, cap. xxxu.) 

(3) « Acbydouveu roMv ray (E)eyyostaGwv. » Strab. Geogr. lib. IV, ch. 1. 

(4) Ptolémée, Géogr. lib. Il, ch. vin, $ 17. Lyon nc figure dans le pa- 
ragraphc des Éduens que parce que ce paragraphe est le dernier du cha- 
pitre de la Gaule lyonnaise , qui se termine lui-même par le nom de Lyon. 
comme couronnement de l’œuvre. 

(5! Géagr. eh. vin, $ 14. 


SUR LE DIOCÈSE DE LYON. | 347 . 


Roanne et Feurs, Vancien chef-lieu de la contrée ; il ajoute 
que ce peuple confine aux Arvernes, ce qui ne laisse aucun 
doute sur les limites à l'ouest, car il existe sur ce point une 
grande chaîne de montagnes qui a dû toujours servir de fron- 
lière, et qui sépare encore le Lyonnais de l’Auvergne, ou, pour 
mieux dire, le département de la Loire de celui du Puy-de- 
Dôme. I! ne peut pas y avoir davantage doute relativement aux 
limites méridionales , du moins en ce qui concerne la portion 
du Lyonnais située à la droite de la Saône et du Rhône, car 
nous (rouvons de ce côté deux peuples qui faisaient partie de 
confédéralions distinctes : 1° les Z ellavi, dont la capitale était 
Revessio, aujourd’hui Saint-Paulien , el qui, suivant la for- 
ane des Arvernes, élaient par conséquent ennemis des Ségu- 
siaves, clients des Éduens ; 2° les Allobroges, qui s’éten- 
daient sur la gauche du Rhône, depuis Genève jusqu'à 
Vienne, et qui occupaient même une portion de la rive droite 
du fleuve, près de la dernière ville. Sur les deux points 
que je viens d'indiquer, c’est-à-dire à l’ouest el au midi, les 
limites des anciens diocèses de Clermont, du Puy et de Vienne, 
doivent nous donner celles du peuple ségusiave ; car, comme 
on sait, les circonscriptions ecclésiastiques avaient conservé 
généralement les divisions romaines, qui, de leur côté élaient 
en grande partie fondées sur les nationalités gauloises. En 
effet, pour former les cités romaines, on divisa le territoire 
des peuples gaulois trop grand pour n’en farmer qu'une, ou. 
on réunit dans une seule celui de peuples trop pelits pour en 
composer une, mais sans les muliler autrement. C'est de la 
même manière qu'on a procédé à la fin du siècle dernier pour 
la forination des départements, dans les limites desquels on 
peul encore retrouver celles des anciennes provinces créées 
par la féodalité. IT n'y a qu'un point sur lequel nos pères se 
soient complèlement départis des habitudes gauloises, c'est en 
ce qui concerne les fleuves cet les rivières, qui servent fort 


348 NOTICE HISTORIQUE 


souvent de frontières aujourd'hui, tandis que chez les Gaulois, 
au contraire , les deux rives d’un fleuve appartenaient pres- 
que (oujours au même peuple (1), et cela avec raison, car 
une rivière est plutôt un lien qu’une séparation (2). 

Je le répète donc, on doit accepter comme indiquant exac- 
tement l’étenduc du territoire ségusiave à l'ouest et au sud les 
limites des anciens diocèses de Clermont, du Puy et de Vienne. 

Il en doit être de même au nord, où l'ancien diocèsé de 
Lyon était limité par ceux d'Autnn et de Mâcon, deux villes 
des Éduens. Il est évident que le territoire des Ségusiaves ne 
fut pas agrandi sur ce point, puisque la ville de Roanne, que 
nous savons avoir appartenu à ce peuple, se trouvait sur les 
confins du diocèse ; peut-être, au contraire, fut-il rédait pour 
donnes plus détendue au diocèse de Mâcon, formé d’un dé- 
membrement de la cité des Éduens : la position singulière de 
Roanne dans le diocése de Lyon ; la limitation de ce dernier, 
sur ce point, par deux rivières, Ja Loire et le Rhins, contrai- 
rement aux usages gaulois ; la formation tardive du diocèse 
de Mâcon ; enfin l’affinité particulière de toute la portion mé- 
ridionale de ce diocèse avec celui de Lyon, ou du moins ss 
dépendance immémoriale de l’église métropolitaine, topt 
nous porte à croire qu il y eut sur ce point mutiletion du ter- 
ritoire ségusiave ; néanmoins, en l'absence de renseignements 


(1) Cette assertion semble en contradiction avec ce que rapportent 
César, Strabon et d’autres auteurs, qui, très-souvent, donnent des rivières 
pour limites aux peuples gaulois; mais je ferai remarquer que ces écrivains 
se sont scrvi d'indications générales, ct que les rivières sont mentionnées 
par eux moins comme des limites que comme des points de repères. 

(2) I cst bien évident que j'entends parler uniquement ici de La portion 
navigable des fleuves ct rivières, de celle dont les deux rivages étaient 
également abordables, èt non de celle où des rochers ou d’autres obstacles 
naturels en interdisaient la navigation , ou rendaient soit une rive, soit les 
deux rives inabordables ; car alors comme aujourd'hui elles pouvaient servir 


de limites : ce dont an voit de nombreux exemples. 


SUR LE DIOCÈSE DE LYON. " 349 


précis, on doit accepter provisoirement les limites diocésaines. 

ll est plus difficile d’arriver à un résultat satisfaisant, du 
côté de l'est, parce qu'il est certain qu'on adjoignit aux Ségu- 
siaves, de ce côlé, poar composer la cité de Lyon , au moins 
un des pelits peuples de la confédération éduenne. Nous n’a- 
vons pour nous renseigner à cet égard que ce que disent 
César et Strabon, et cela est bien vague pour nous permettre 

‘de résoudre complétement la question des limites. Voyons 
toutefois quelles lumières nous en pourrons lirer. 

Strabon dit que les Ségusiaves sont entre le Rhône et le 
Doubs (1). On pense que ce dernier nom est venu par erreur 
sous sa plume ou celle de ses copistes, parce que, d’après cette 
donnée, la ville de Lyon, bâtie sur la montagne de Fourvière, 
comme l'indique son nom lalin et comme le rapporte Strabon 
lui-même, se serait (rouvée par le fait hors du (erriloire du 
peuple Ségusiave, limité, dans ce cas, par la Saône à l'ouest. 
Il est certain que l'explication de Strabon est incomplète, puis- 
que nous avons la preuve que les Ségusiaves s’élendaient à la 
droite de la Saône, où se trouvaient leurs principales villes, 
Feurs et Roanne, el où tous les monuments épigraphiques qui 
font mention de ce peuple ont été découverts ; mais les com- 
mentateurs de Strabon se trompent également en substituant 
purement et simplement le nom de la Loire à la place de celui 
du Doubs : c’est remplacer une erreur par une autre ; car il 
est cerlain que les Ségusiaves occupaient les deux rives de la 
Loire. La description de Strabon se rapporte sans doute à la 
portion du territoire que possédaient les Ségusiaves à la gau- 
che de la Saône, et qui se trouvait, en effet, entre le Rhône et 
le Doubs, quoique fort éloignée de cette dernière rivière. 
Strabon parle encore ailleurs de celle portion de territoire sé- 
gusiave, dont l'existence est ainsi constatée dela maniérela plus 


(14) Géogr. liv. IV, chap. ur. 


350 NOTICE HISTORIQUE 


positive. « Le Rhône, dit-il, se réunit à la Saône près de 
Lyon, après avoir arrosé les plaines des Allobroges ét des Sé- 
gusiaves (1). » Mais rien ne nous indique quelle était l'étendue 
précise de celte portion de territoire. Voyons si nous pour- 
rons tirer plus de lumières de César. 

Le conquérant des Gaules parle en plusieurs endroits des 
Ségusiaves. Dans un passage de ses Commentaires , il nous 
apprend que ce peuple était client des Éduens (2), et, dans un 
autre, il dit que les Éduens et les Ségusiaves étaient limitrophes 
de la province romaine (3), qui s'élendait, comme on sait, le 
long du Rhône jusqu'à Genève , comprenant , outre les pro- 
vinces méridionalès de la Gaule, tout le territoire des Allo- 
broges. L'expression de César ne peut s'appliquer aax Édaens 
qu'à cause de leur clientèle sur les Ségusiaves, car ces derniers 
seuls touchaient à la province romaine. C’est, au resle, ce que 
confirme César dans un autre passage de son livre qui nous 
reste à citer. Mais ici je suis forcé d'entrer dans quelques 
développements, car ce passage, qui est le plus important de 
tous, peut nous offrir la solution cherchée. Il se trouve au 
début des Commentaires, et nous fait connaître comment le 
général romain fut amené, presque sans y songer, à la con- 
quête des Gaules. Voici l'analyse aussi abrégée que possible 
de ce passage curieux : 

« César ayant appris que les Helvétiens se disposaient à 
traverser le pays des Allobroges, nouvellement soumis, pour 
se rendre dans un autre canton des Gaules, se hâtla de quitter 


(1) Géogr. Liv. IV, ch. 1. 
(2) De Bello Gall. liv. VIE, ch. 1xxx : « Imperant Heduis atque eorun 


D. 
"Am 


clientibus, Segusiavis, Ambivaretis, Aulercis Brannovicibus, Branuoviis. 


mn 
EN 


millia quinque ct triginta:; parem numerum Arvernis, adjuncetis Eleu- 


_ 


« theris, etc. » 
(3) De Bello Gall. Liv. VAL, eh. ixn : « Heduis Segusiavisque qui sunl 
finitimi Provinciæ. » 


- 
4 


SUR LE DIOCÈSE DE LYON. 351 


Rome, el de venir dans la Province, dont il avait le com- 
mandement. Il se rendit à Genève, qui n'était séparé du 
pays des Helvétiens que par le Rhône, et ordonna d’en rom- 
pre le pont ou du moins la partie qui touchait à la ville, car 
il existe en cet endroit une île qui le partageail en deux (1). 
Dès que les Helvétiens eurent appris l’arrivée de César, ils lui 
envoyèrent les principaux d’entre eux pour le prier de leur 
accorder le passsge à travers la Province, prometllant de ne 
faire aucun dommage. César, qui n'avait pas l'intention de 
leur accorder leur demande, mais qui ne se sentait pas en 
état de leur résister avant que les troupes qu'il avait deman- 
dées fussent arrivées, répondit aux députés qu'il avait besoin 
de réfléchir à cette proposition, et leur dit de revenir daris 
quinze jours. Pendant ce temps, il fit faire, par la légion qu'il 
avait amenée avec lui, un mur de scize pieds de haut, avec 
un fossé en dehors, sur une longueur de dix-neuf mille pas, 
depuis l'endroit où le Rhône sort du lac Léman, jusqu'au 
mont Jura (2), qui sépare le pays des Séquanes de celui des 
Helvéliens. 

« Le jour fixé, les députés helvéliens se présentérent à César 
pour lui demander sa réponse; mais alors il leur refusa posi- 


(1) C'est ce que César indique ailleurs par ces mots : « pons ad Helvetios 
« pertinet » et « pons qui est ad Genevam. » 

(2) César étend ici le nom de Jura au mont de Wache qui lui fait suite, 
mais qui est sur la rive gauche du Rhône, ce qui a donné licu à beaucoup 
de discussions. Il ect bien évident cependant que le général romain n'aurait 
pu faire construire une fortification sur la rive droile du fleuve, qui appar- 
tenait aux Helvélicns, et qui était occupée alors par toute l& population, 
au nombre de quatre cent mille personnes, dans l'attente du passage. Au 
reste , on vient de voir que César avait fait rompre le pont de Genève pour 
rendre les communications impossibles entre les deux rives du fleuve. Si 
le mur cût été sur la droite, César n'eût pas pu dire que les Helvéticns 
étaient arrétés par cet obstacle après avoir passe le Rhône , et enfin ces der- 
niers n'auraient pu sortir de leur pays par le défilé de l'Écluse. 


352 NOTICE HISTORIQUE 


tivement le passage, et leur déclara que, s'ils tentaient de 
l'oblenir par la force, il étail en mesure de les repousser. 
Déçus dans leur espérance, les Helvétiens essayèrent do passer, 
tantôl de jour, tantôt de nait, les unsen traversant le Rhône sur 
des bateaux, les autres à gué, car le fleuve était très-bas; mais, 
toujours arrêlés par le rempart des Romains, ils renoncèrent 
à leur entreprise. 

__« Îl leur restait une autre route à travers le pays des 
Séquanes, entre le mont Jura el le Rhône (1) ; mais elle est 
si étroite qu'à peine un chariot peut y passer; eHe est d'ail- 
leurs dominée par une montagne fort élevée, en sorte qu'un 
petit nombre d'hommes peut en interdire le passage. N’es- 
péraut pas pouvoir passer de vive force, les Helvéliens en- 
voyèrent des députés au chef des Éduens, afin qu'il solicitat 
pour eux auprès des Séquanes... Ayant obtenu ce qu'ils dé- 
siraient, ils se mirent en route... 

« Oo vint dire à César que les Helvétiens allaient passer sur 
le territoire des Séquanes et des Éduens, pour se rendre dans 
le pays des Santons.... Il jugea que, si leur projet était exé- 
culé, la Province serait en grand danger, ayant dans son 
voisinage un peuple belliqueux, ennemi des Romains. Con- 
fiant la garde des relranchements à Labiénus, il se rend 
aussilôl à grandes journées en Italie, y lève deux légions, en 
prend (rois autres qui étaient à Aquilée, et repasse les Alpes 
par le plus court chemin. Les Centrons, les Graïocèdes et les 
Caturiges, qui s’élaient emparés des hauteurs, veulent arrêter 
la marche de son armée ; mais il les repousse dans plusieurs 
combats, el se rend en sept journées d’Ocèle (Exille ? ) dans 
le pays des Voconces ; de là il conduit ses troupes dans le 
pays des Allobroges, puis chez les Ségusiaves (2), qui sont le 


(1) Je fonds ensemble les divers paragraphes du récit de César -poar nc 


pas trop allonger cette citation. 
(2) Le texte porte Scbusiani dans beaucoup d'éditions aussi bien que 


SUR LE DIOCÈSE DE LYON. 353 


premuer peuple hors de la province au delà du Rhône. 

«a Les Helvétiens avaient déjà traversé les défilés et les fron- 
tières des Séquanes, et ils élaient arrivés sur le territoire des 
Éduens, qu'ils ravageaient. Ce peuple, trop faible pour se dé- 
fendre, envoya demander du secours à César. Au même mo- 
ment, les Ambarres, peuple allié des Éduens, viennent an-— 
noncer à César que leurs campagnes élaient ravagtes, et 
qu'ils pouvaient à peine défendre leurs villes contre les enne- 
mis. Enfin les Allobroges, qui possèdent quelques bourgs 
au delà du Rhône, s'enfuient vers César, el lui rapportent 
que les Helvétiens ne leur ont laissé que les campagnes 
nues. 

César, touché du récit de ces désastres, ne crut pas devoir 
laisser aux Helvétiens le temps d'arriver chez les Santons, 
après avoir enlevé à ses alliés toutes leurs richesses. Le pays 
des Séquanes est séparé de celui des Éduens (1) par une ri- 
vière appelée {rar (la Saône), qui se jette dans le Rhône. 
Elle coule avec une telle lenteur, que l'œil ne peut distin- 
guer de quel côté est son cours. Les Helvétiens étaient oc- 
cupés à passer celle rivière, à l'aide de radeaux et- de petits 
bateaux réunis. Lorsque César sut que les trois quarts des 
Helvétiens avaient passé l'Arar, il sortit de son camp à la 
troisième veille, marcha vers les retardataires, et, les atta- 


dans quelques manuscrits : j'avais cru pouvoir en conclure precédemment 
qu'il s'agissait ici d’un peuple distinct des Ségusiaves, quoique leur confi- 
nant ; mais, après müre réflexion, j'ai renonce à cette hypothèse, qui ne 
me paraït pas avoir assez de solidité. 

(1) Comme le fait remarquer Hadrien de Valois, à l'article de la Bresse, 
il est probable que cette limite n’était pas rigoureuse, ct que les Éduens 
s’étendaient un peu sur la rive gauche de la Saône, suivant l'usage gaulois. 
En effet, une portion de ce territoire fit plus tard partie des diocèses de 
Mâcon et de Chalon, dont les chefs-lieux se trouvaient sur le territoire de 


la cité eduenne. 


23 


354 NOTICE HISTORIQUE 

quant à l'improvistle, en lua un grand nombre; le reste prit la 
faite et se cacha dans les forêts voisines. Ensuite, César, ayant 
fait jeter un pont sur la rivière, se mil à la poursuite du 
gros des Helvétiens.. qu'il força bientôt, comme on sait, de 
rentrer dans leur pays, après avoir perdu les deax tiers de 
_ leur population. » 

1l ressort pour nous du récit de César que le territoire du 
département de l'Ain était occupé tout entier par six peu- 
ples différents: 1° les Helvéliens, à qui appartenait le pays 
de Gex ; 2° les Séquanes, qui s'étendaient sur le versant oc- 
cidental da Jura jusqu’au Rhône ; 3° les Allabroges, qui avaient 
quelques bourgs sur la rive droite du Rhône; 4° les Éduens, 
qui avaient quelques lambeaux de terriloirè sur la rive 
gauche de la Saône, comme le prouve la composition des 
diocèses de Mâcon et de Chalon ; 5° les Ségusiaves, qui occu- 
paient la partie sud-ouest du département, où César vin 
camper; 6° enfin les Ambarres, dont la position reste à 
trouver. | 

Pour obtenir ce résultat, il est nécessaire de se rendre 
compte du chemin que suivirent les Helvétiens au sortir du 
défilé de l'Écluse jusqu'à la Saône; mais, au préalable, il 
faut fixer approximalivement le point de la rivière où eut 
lieu feur passage. C'est certainement au-dessus de Thoissey, 
puisque le territoire des Ségusiaves s'élendait jusque-là, sur 
la rive droite de la Saône, au moins, et que ce peuple n'eut 
pas à souffrir des ravages des Helvétiens. Tout nous porte à 
croire qu'ils passèrent près de Mâcon, afin de gagner im- 
médialement les plaines de la Loire, et d'éviter les monta- 
ones du Forez et du Cantal, pour se rendre à leur destination 
(chez les Santons). | 

Voici quelle dut être, dans celte hypothèse, la routc des 
Helvétiens : au sortir du défilé, c'est-à-dire aux environs de 
Bellegarde, ils prirent la direction de Nantua, après avoir, 


SUR LE DIOCÈSE DE LYON. 35) 


au préalable, pillé les Allobroges, qui se trouvaient établis 
dans la vallée du Rhône, sur la rive droite du fleuve ; de !à 
ils se dirigèrent du côté de Bourg, et enfin arrivèrent à la 
Saône, sur les rives de laquelle ils trouvèrent les Éduens, qu'ils 
pillèrent également, quoiqu'ils leur dussent le passage à tra- 
vers le défilé des Séquanes. Or comme les Ambarres sont, avec 
les Allobroges et les Éduens, les seuls qui se plaigairent à 
César, il faut en conclure que ce peuple occupait tout l’es- 
pace compris entre les Allobroges et les Éduens, c'est-à-dire 
au moins loue la portion septentrionale du département de 
l'Ain. 

Pour achever la démonstration, il convient de fixer ap- 
proximativement l'emplacement où César vint s'établir chez 
les Ségusiaves. Du pays des Voconces, où il était allé camper 
à son arrivée daos la Gaule, il se rendit chez les Allobroges, 
et vint sans doute à Vienne, leur capilale; de 1à, longeant 
le Rhône, il vint passer ce fleuve près de l'endroit où s'é- 
leva plus tard Lyon. Il dut s'établir aux environs de Thois- 
sey, sur les bords même de la Saône, pour surveiller plus 
facilement l'opération du passage des Helvétiens. C'est là 
que les Éduens, puis les Ambarres, puis les Allobroges, vin- 
rent iui porter plainte. 

Ainsi voilà un fait acquis, les Ambarres occupaient la por- 
tion nord du département de l'Ain. On en peut conclure, 
d’après les données précédentes, que tout leur territoire est 
entré dans la cité, autrement dit le diocèse de Lyon, et que 
nous avons, par conséquent, leurs limiles, au nord, à 
l’est et au sud-est, dans les limites mêmes de ce diocèse. 
Je voudrais pouvoir fixer exactement les limites de ce 
peuple à l'ouest, mais la chose n’est pas possible; je crois 
toutefois qu'on ne s'écarlerait guère de la réalité en attri- 
buant aux Ségusiaves tout le Llerriloire des archiprêtrés d° 
Dombes, de Sandrans, de Chalamont et de Meyzieux, et tout 


390 NOTICE HISTORIQUE 


le reste aux Ambarres, c'est-à-dire les archiprétrés de Co- 
ligny, de Bâgé, de Treffort, d'Ambournay et de Morestel. Ce 
territoire renferme, en effet, plusieurs localités qui semblent 
avoir conservé quelque trace de l'ancien nom gaulois : telles 
sont, à peu de distance l’une de l’autre, Ambérieux, Am- 
bournay, Ambutrix. La première, qui pourrait bien avoir 
été la capitale des Ambarres, est probablement le lieu d’où 
est daté le titre £XIV de la fameuse loi Gombette, publiée 
au VI siècle par les rois de Bourgogne. 

Je viens de dire que Lyon n'existait pas à l'époque de 
César. En effet, celte ville ne fut fondée que quelques années 
après la conquête des Gaules. Comme colonie romaine, elle 
jouit tout d’abord de certains privilèges qui la rendaient indé- 
pendante, elle et sa banlieue, du territoire des Ségusiaves, 
sur lequel elle se trouvait. Elle acquit bientôl une impor- 
tance telle, qu'on la choisit pour être la métropole de la Cel- 
tique, qui prit même son nom, Gaule lyonnaise, lors de la 
première division régulière des Gaules, sous Auguste. 

Plus tard, Agrippa lui donna une importance nouvelle. 
« Lyon , dit Strabon (1) , est placé au milieu de la Gaule et 
comme le cœur de ce pays, tant à cause de sa siluation au 
confluent de deux grandes rivières qu’à cause de sa proximité 
de toutes les parties de cettc contrée(2). C'est pourquoi Agrippa 
en fit le point de départ des grandes routes. La première de 
ces routes, traversant les Cévennes, conduit en Aquitaine et 


(1) Livre 1v, ch. iv. 

(2) La cite lyonnaise touchait, cn effet, à la Provence par les Allcbroges, 
à la Belgique par les Séquancs. à l'Aquitaine par les Arvernes, à la Celtique 
par les Ségusiaves. C'est à cette circonstance qu'elle dut l'honneur de voir 
ériger sur son territoire le fameux temple d’Auguste, à la construction 
duquel contrihuërent presque ous les peuples gaulois. (Voir le Mémoire 
que j'ai publie sar l'emplacement de ce Lemple dans la Reruc archéologique, 


t. uv, 1847.) 


SUR LE DIOCÈSE DE LYON. 357 


jusque chez les Santions ; la seconde au Rhin; la troisième, à 
l'Océan, en passant par le territoire des Bellovacs et celui des 
Ambiens; la quatrième, enfin, sur le littoral narbonnais el 
marseillais. » 

Les itinéraires romains qui sont parvenus jusqu’à nous 
viennent compléter ces données générales, en nous faisant 
connaître les étapes mêmes des routes signalées par Strabon. 
Ils nous apprennent que la route d'Aquitaine passait par Forum 
Segusiavorum (Feurs), 4quæ Segestæ (Moind, près de Mont- 
brison) (1), Zcidmagus (Usson), Revessio (Saint-Paulien), etc. 

La route du Rhin, par Æ4sa Paulini (Anse), Lunna ou 
Ludna (Belleville), Matisco (Mâcon), Zinurtum (Tournus), 
Cavillo (Châlon), etc. De cette dernière ville, un embranche- 
ment se dirigeait sur Æuguslodunum (Autun), l’ancienne 
Bibracte de César : il avait vingt et une lieues suivant la Table 
théodosienne, ou vingt-deux suivant l'itinéraire d'Antonin (2). 

La routc de l'Océan, par Forum Segusiavorum (Feurs), 
Mediolanum (?) (3), Roidomna (Roanne), Ariolica (Avrilly— 


(1) Dans mon Mémoire sur les origines du Lyonnais, j'ai placc 4quæ 
Segestæ à Saint-Galmier ; mais je crois devoir aujourd'hui me ranger à l'avis 
de M. l'abbé Roux, qui place cette station romaine à Moind. L’ancien nom 
de Saint-Galmier parait avoir été vicus Audiliacus, qui lui est donné dans 
la légende de son saint patron. 

(2) Un autre embranchement, qui n'est pas porté sur les ilinéraires, 
mais que les ingénieurs de la nouvelle carte de France ont signalé, ct qui 
servit d’ailleurs durant tout le moyen-âge, conduisait de Lyon à Autun 
par une voic plus courte, qui se soudait à Lunna (Belleville), et se dirigeait 
sur Avenas ct Cluny. (Voy. kevue du Lyonnais, nouv. scrie, t. vin, p. 560.) 

(3) Cette portion de la Table théodosienne est très-obscure, ct renferme 
évidemment une crreur. Elle indique seize lieues de Lugdunum à Forum, 
quatorze Üe Forum à Mediolanum, et vingt-deux de Mediolanum à Roidomna. 
Or, il y a près de vingt-deux lieues de Lyon à Feurs, et il n’y en à pas 
vingt entre Feurs et Roanne, sans parler de la station intermédiaire de 
Mediolanum sur laquelle on n'a aucune donnée, car je renonce à lhypo- 
thèse que j'avais présentée à ce sujet dans mon Mémoire sur Les origines du 


398 NOTICE HISTORIQUE 


sur-Loire), Pocrinium (Périgny-au-Pont), Zulonnum (Tou- 
lon-sur- Arroux) et Æugustodunuin (Autun), d’où elle ga- 
gnait le nord par Avallon. Ün embranchement venant 
d'Æugustonemetum (Glermont), se soudait à cette ligne vers 
Ariolica; il se dirigeait sur 7 orogium (Voroux, près de Va- 
rennes) et Æquæ Calidæ (Vichy). Outre cette voie, qui ser- 
vait à réunir la capitale des Arvernes à celle des Éduens, il 
devait en exisler une pour réunir Æugustonemetum à Fo- 
rum Segusiavorum, onu, pour mieux dire, à ZLugdunum. 
C'est, sans doute, sur cet embranchement, qui devail passer, 
comme la route actuelle de Lyon à Clermont, par Feurs el 
Thiers, que se trouvait Mediolanum, placé probablement par 
erreur entre Forum el Roidomna, sur la Table théodosienne. 
La route de la Méditerranée passant par / igenna, ou mieux 
 ienna (Vienne), où aboulissait aussi la roule de Rome. 
Lorsque l'union de la Gaule à l'empire parul complète, ou 
plutôt à mesure qne la fusion s'opéra, un changement corré- 
latif eut licu dans l’organisation provinciale. Ainsi nous avons 
vu qu’'Auguste avait établi Lyon métropole de la Gaule cel- 
tique, qui dut prendre alors le nom de Zyonnaise. Sous Dio- 
clétien, c’est-à-dire vers la fin du 11!° siècle, ce pays fut 
partagé en deux provinces, qui furent appelécs Première el 
Seconde Lyonnaise, et dont les chefs-lieux respectifs furent 
Lyon et Rouen (1). Un siècle plus tard, sous Gralien, chacune 
de ces provinces ful elle-même partagée en deux, et la Cel- 


Lyonnais. La route de Feurs à Roanne devait venir rejoindre la vieille route 
de Montbrison à Roanne aux environs de la Bouteresse. On a trouve dans 
cette direction deux pierres milliaires qui semblent le prouver. (Voyez l'ou- 
vrage de M. l'abbé Roux , p. 77.) Peut-être faut-il tout simplement suppri- 
mer ici cette station inutile de Mediolanum, et la placer sur une autre 
roule. 

(1) Par suite de cette division, la Gaule sc trouva partagée cn quatorze 
provinces, qui sont nommées dans l'histoire que Rufus Festus dédia à l’em- 
pereur Valens. 


SUR LE DIOCÈSE DE LYON. 399 


tique furma alors quatre provinces, qui prirent les noms de 
Première, Seconde; Troisième, Quatrième Lyonnaise, el 
dont les chefs-lieux furent Lyon, Rouen, Tours et Sens (1). 

Le remaniement administratif du pays ne s'arrêta pas là. A 
une époque qu'il est impossible de déterminer d’une manière 
précise, mais qui n'est pas postérieure aux dernières années 
du 1V° siècle, on réorganisa sur de nouvelles bases les subdi- 
visions des provinces. La Première Lyonnaise, en particulier, 
fut divisée en trois grandes circonscriplions, correspondant 
aux (rois villes principales qu'elle renfermait : Lyon, Autun 
et Langres, el entre lesquelles on partlagea tous les petits 
peuples qui les composaient , et qui avaient conservé jusque 
là leur autonomie ; c’est ce que nous apprend la Notice des 
Gaules, rédigée au plus tard à la fin du IV® siècle (2), et par 
laquelle on voit que la Première Lyonnaise ne renfermait plus 
que trois cités, dont voici les noms : 

Metropolis civitas Lugdunensium (3) (la cilé des Lyonnais, 
métropole); | 


1) Les autres parlics de la Gaule éprouvant des modificalions analogues, 
dont je n'ai pas à m'occuper ici, ce pays se trouva alors parlagé en dix-sept 
provinces. {Voyez la dissertation de Dom Vaissète sur ce sujet, Hist. de 
Languedoc, t. 1, note xxxm, p. 627.) 

(2) La Notice des Gaules n’est pas postéricure au IV: siècle, puisqu'elle 
ne mentionne pas la province d'Arles, créée à la fin de ce siècle, lorsque le 
siège du préfet du prétoire fut transféré dans cette ville, au préjudice de 
Trèves, qui avait succédé à Lyon vers la fin du Ile siècle. (Mém. de l’Acad. 
des inscript. L. vin, p. 423, 428). Trèves était encore la capitale de lu 
Gaule chevelue en 380, d’après Grégoire de Tours. La translation du pre- 
toire à Arles fit disparaitre la barrière administrative qui séparait encore . 
depuis la conquête, les deux Gaules chevelue et à bruyes : elles n'eurent 
plus qu'un seul chef-lieu, Arles. Toutefois chacune conserva un vicaire par- 
ticulicr et reeut un nom plus conforme à l'élat de la civilisation. La Gaule 
chevelue, comprenant dix provinces , fut appelée absolument Galliæ, les 
Gaules : et la Gaule à braves, Septem provinciæ , les sept provinecs. 

(3, Un manuscrit du X° sigele porte Lugdonenshen (Bibl. imp. 1451). 


360 NOTICE HISTORIQUE 


Civitas Heduorum (la cité des Éduens); 

Civitas Lingonum (la cité des Lingons). 

A la suite de ces trois cités, la Notice mentionne comme 
les localités les plas importantes de la province, ou peut-être 
comme des chefs-lieux de subdivisions, deux châteaux ou 
camps (castra), Châlon (1) et Mâcon, qui eurent aussi le titre 
de cité un peu plus tard, mais qui faisaient encore partie de 
celle des Éduens au temps de la rédaction primitive de la 
Nolice. 

Nous venons de voir que les Lingons étaient alors de la 
Première Lyonnaise; il faut donc admettre qu'ils avaient été 
délachés de bonne heure de la Belgique , dans laquelle ils 
avaient êlé compris par Auguste, comme on peut l'induire 
du livre de Ptolémée : cette distraction eut probablement lieu 
lors de la création de la Grande Séquanaise. 

Comment procéda-t-on à la composition des nouvelles cités 
de la Goule ? C'est là une question bien difficile à résoudre 
maintenant. Toutefois, il semble naturel de penser que les 
nationalités gauloises qui subsistaient encore lui servirent de 
base. Sans doute toutes ces nationalités ne survécurent pas : 
la chose n'était pas possible, car les peuples gaulois n'avaient 
entre eux aucun rapport d'élendue, et, d’ailleurs, plusieurs ne 
possédaient aucun centre de population dont on püt faire un 
chef-lieu administratif, mais il est probable qu'on conserva 
toutes celles qui avaient une existence politique réelle; autour 
d'elles on groupa les petits peuples qui en dépendaient sous 
le titre de clients fort répandu dans la Gaule, où il préparait 
la fusion. On créa ainsi de nouvelles cités plus régulières que 
les anciennes, et où plusieurs de celles-ci furent fondues, il 


(1) Châlon était la résidence du préfet de la flotte établie sur la Saône. 
et dont fait mention la Notice des dignités de l'Empire, redigée sous Valen- 
tinien HT. 


SUR LE DIOCÈSE DE LYON. 361 


est vrai, mais moins en conséquence d’une mesure systéma- 
tique des Romains pour dénalionaliser la Gaule, que par suite 
de la marche naturelle des choses. La circonstance qui con- 
tribua le plus peut-être à faire disparaître la trace des peu- 
ples gaulois, ce fui l'imposition de nouveaux noms aux villes 
de la Gaule : or ces changements doivent être attribués bien 
plutôt à la courtisanerie des vaincus qu’à un plan systémati- 
que des vainqueurs (1). C’est de la sorte que Bibracte , l’an- 
cienne capitale des Éduens du temps de César , porta le nom 
d'Auguste (Æugustodunum), et l'imposa bientôt après au ter- 
ritoire ou, pour mieux dire, à la cité des Éduens. 

Quoi qu'il en soit, il est aujourd’hui bien difficile de déter- 
miner exactement l'emplacement qu’occupaient les anciennes 
nations gauloises. Ainsi, daus la Première Lyonnaise, nous 
voyons bien représentés les Éduens, les Lingons et les Ségu- 
siaves, encore ces derniers ne sont-ils pas nommés expressé- 
ment ; mais que sont devenus les Æmbarri, les Æmbivareti, 
les Aulerci Brannovices, les Brannovü, les Bot, les Znsubres, 
les Mandubü, que les anciens auteurs (2) disent avoir fait 


(1) Hélas! il ne nous sicd guère , à nous autres Français, qui changeons 
tous les jours, par esprit de scrvilisme , les noms des villes de nos colonies 
et de la France elle-mème pour leur imposer ceux de nos princes, de repro- 
cher aux Romains leur prétendu csprit de dénationalisation. Qui voudra 
bien ctudier sans prévention l'histoire de la domination romaine recon- 
naitra qu'il n’y en eut jamais d'aussi peu tracassière. Si l’on excepte la per- 
sccution bien excusable des Druides, les Romains ne génèrent en rien les 
habitants du pays, et, en échange d'un peu d’or. leur donnèrent la civilisa- 
tion, ce bien qui ne saurait ètre payc trop cher. Pour mon compte, je ne 
mels pas cn balance ce que Ja Gaule perdit et cc qu’elle gagna à la conquetc: 
lc bilan est tout cn sa faveur. : 

(2) Les Insubres sont mentionnés par Tite Live (V, 34), qui donne à leur 
pays le titre de pagus Heduorum. Quant aux autres noms cites ici, ils sont 
tirés des Commentaires de César (1, 11 et 28, et VII, 68 et 75), qui donne 
à tous ces peuples, le dernier excepté, le titre de clients des Éduens. 


302 NOTICE HISTORIQUE 


partie de la confédération éduenne, et que leur position a dd 
faire comprendre dans la Première Lyonnaise ? 

Je crois avoir démontré précédemment que les Am- 
barres occupaient la partie nord et sud-est du département 
de l’Ain. La carte de l’ancien diocèse de Lyon prouve qu'ils 
furent adjoints aux Ségusiaves pour former la civitas Lugdu- 
nensium. On en peut conclure que c'est à eux qu’appartenait 
la vallée de la Bienne, dans laquelle se trouve Saint-Claude, 
et qui s'avançail fort loin dans le pays des Séquanes (1). Cette 
vallée débouchait daus celle de l'Ain, qui, à partir de là, ap- 
partenait sans doutc également aux Ambarres jusqu'au Rhône, 
au-delà duquel ils avaient même un pelit Lerritoire, qui forma 
plus lard l’archiprêtré de Morestel. 11 n’y a point d'autre ma- 
nière, suivant moi, d'expliquer la disposition singulière du 
diocèse de Lyon de ce côté, disposition qui s'accorde parfaite- 
ment d'ailleurs avec les habitudes des peuples gaulois, les- 
quels, ainsi que nous l'avons vu, occupaient presque loujours 
les deux rives des fleuves et rivières. 

Par l'effet de cet emprunt de territoire, Lyon, qui se trou- 
vait presque sur les confins des Ségusiaves, fut entouré de 
tous côtés d’un vaste arrondissement. C’est peut-être à celte 
circonstance, jointe à l'honneur qu'avait Lyon d'être une co- 
lonie romaine, qu’on doit attribuer la subslilution du nom 


Quelques commentateurs mettent encore, mais à tort suivant moi, au 
nombre des clients des Éducns les 4tesui mentionnés par Pline (His!. nat. 
hb. IV, ch. xxx). 

(1) Lorsqu'on créa la cité ou le diocèse de Belley, au commencement 
du Ve siècle, sans doute pour indemniser la Séquanaise de la cession du 
territoire de la cité de Nyon, reuni à celui de la cité de Genève, on ne prit 
pas garde à cette languc de terre que possédait la cité de Lyon dans le pays 
des Séquanes, et il cn résulta que la nouvelle cité, Belley, fut complètement 
séparée de sa métropole, Besançon, d'un côté par le diocèse de Lyon, de 
l'autre par celui de Genève. Cet état de choses s'est perpétue jusqu'à la 
Revolution. 


SUR LE DIOCÈSE DE LYON. 363 


des habitants de cette ville à celui de Stgusiaves dans la liste 
des cités donnée par la Notice des Gaules. En effet, dans 
l'ordre naturel des choses, les Ségusiaves, formant la portion 
la plus considérable el la plus importante de la nouvelle cité, 
avaient le même droit à lui imposer leur nom que les Éduens 
et les Lingons à la leur, et cependant il n'en fut pas ainsi. A 
la vérité, si le nom de Lingons persisla toujours à figurer 
dans la liste des cités, ce fut moins, peul-être, comme nom 
de peuple que comme dénominalion des habitants de la ville 
capitale de la cit, qui prit alors le nom de Zingones, car la 
cité dont Autun élait le chef-lieu est fort souvent elle-même 
appelée civitas Augustodunensium (1). Celle dénomination 
était, en effet, plus exacte que l'autre, vu la composilion des 
cités nourelles, où se trouvaient fondues plusieurs nations 
gauloises. 

Ainsi le pays des Mandubii, sur lequel se trouvait la fa— 
meuse ville d’Alise (2), et qui correspond par conséquent à 
l'Auxvis, fut comprise dans la cité d’'Autun. Il en fut de même 
des Brannovü, qui, je crois, occupaient le Brionnais. Bau- 
drant et Expilly (3), dans leurs grands dictionnaires géogra- 
phiques, font dériver le mot de Brionnais de celui d’une 
« ville appelée Brienne ou Brionne, el dont on ignore l'em-— 
placement. » Mais celte explication n’est pas admissible, car 
le nom de Brionnais (en latin Briennensis), que nous voyons 
paraître au x1° siècle (4), se serait perdu avec la ville qui lui 
avait donné naissance. 11 serait, d’ailleurs, bien extraordinaire 
que la ville, chef-lieu de ce pelit pays, qui aurait pour le 
moins existé jusqu'au x° siècle, ait disparu depuis sans laisser 


(1) C'est le nom qui parait à la suite de la signature de l'évèque de cctte 
ville, Retice, au premier concile d’Arles , en 314. 

(2) César, De Bello Gall. liv. VIE, ch. ixvur. 

(3) Hadrien de Valois n’en parle pas. 

(4) Voyez Cart. de Sarigny et d’Ainay, page 1099. 


364 NOTICE HISTORIQUE 


de trace : il semble plus naturel de croire que ce mot est une 
corruption de celui de Brannovi (1). 

Quant aux autres peuples, nous ignorons (otalement leur 
situation. Peut-être pourrait-on conclure de certains indices 
historiques que les Znsubres occupaient le canton de Matoar, 
el par conséquent furent aussi incorporés à la cité des Éduens. 
1 semble, en effet, résulter d'un passage de Tite-Live que le 
pays des Insubres, qui était une fraction de celui des Éduens, 
renfermait une ville appelée Mediolanum (2) ; or nous voyons 
qu’au X: siècle une localité du canton de Matour (Meulin) por- 
lait le nom de Mediolanum, et l’imposail à tout son territoire : 
ager Mediolanensis (3). 

Quelques auteurs placent les 4ulerci Brannovices dans le 
Roannaïis; mais le possage de Ptolémée que j'ai cité (4) ne per- 
mel pas de distraire le Roannais du pays des Ségusiaves. La 
légende de saint Pélerin d'Auxerre semble autoriser, au con- 
traire, à placer ces Aulercs dans le pays dont Antrain et Cle- 
mecy sont les villes principales (5) : ce peuple fut donc aussi 


(1) Une opinion analoguc a déjà été émise par Courtépéc (Descrip. de la 
Bourgogne). 

(2) Tite-Live, 1. V, c. xxxiv. 

(8) Voyez Cart. de Savigny et d'Ainay, page 1099. Au reste, ce nom de 
Mediolanum était fort répandu dans le Gaule. Nous avons vu précédemment 
qu'il y avait chez les Segusiaves une localité ainsi appelée. Il parait qu'on 
donnait aussi ce nom à Mälain , entre Arnay-lc-Duc et Dijon : c'est là que 
M. Garnicr établit les Insubres (Chartes Bourguignonnes, p. 48 ct 71). 
M. Valentin-Smith a publié dans la Revue du Lyonnais (2° serie, t. 1er, 
p. 185, 1850) un long travail sur les Insubres ; mais je ne crois pas pouvoir 
en adopter les conclusions. Pas un seul monument, à mon avis, n’autorisc 
à placer les Insubres sur les bords de la Saône, comme le fait M. Valentin- 
Smith. Tout ce qu’on peut induire des récits des auteurs latins, c'est que 
ce peuple gaulois , qui joua jadis un grand role, etait voisin des Éduens. 

(4) Page 345. 

(5) Voyez p. 107 ct 261 de l'Histoire de l'antique cité d'Autun, par 


SUR LE DIOCÈSE DE LYON. 365 


fondu dans la cité des Éduens. Au reste, il ne devait pas être 
considérable: c'était probablement une fraction des Aulercs 
Cénomans ou Eburons, déplacée à la suile d'une de ces révo- 
lutions si fréquentes dans la Gaule; peut-être est-ce leur si- 
tualion près des Prannovii qui leur avait valu le surnom de 
Brannovices, qui les distingue des autres Aulercs. 

Restent les Boi et les 4mbivareti. On s’accorde généra- 
lement à placer les premiers dans la partie du Bourbonnais 
qui était jadis du diocèse d'Autun, c'est-à-dire du côté de 
Bourbon-l'Archambault : on sait, en effet, qu'ils farent éta- 
blis par César dans le pays des Éduens, à la demande de 
ceux-ci. Quant aux derniers, Sanson les met dans le Nivernais; 
mais je crois qu'il se trompe ; car la capitale de ce pays, Vovio- 
dunum (Nevers), faisait partie du territoire éduen (in Heduis), 
comme on l'apprend de César. Les 4mbivarèles, cilés au livre 
VII des Commentaires, ne sont peut-êlre pas autres que les 
Ambarri du livre 1e", dont nous avons vu précédemment la si- 
fuation, car les seuls Ambivarèles qu’on connaisse sont fort 
loin de la Première Lyonnaise. 

Ce qui contribue à jeter de l'obscurité sur celte matière, 
c'est lu création tardive de trois nouvelles circonscriplions 
terriloriales dans la Première Lyonnaise, créalion qui eut lieu 
dans le cours du V° siècle, comme semblent le démontrer 
quelques copies fort anciennes de la Notice des Gaules. En 
effet, ces copies donnent cinq cités à la Première Lyonnaise, 
en faisant précéder les noms de Châlon et Mâcon du mot de 
civitas au lieu de castrum, el portent Nevers parmi les cilés 
de la Quatrième Lyonnaise, détachée elle-même depuis peu 
de la Première Lyonnaise (1}. En tout ca8, nous avons la preuve 


Edme Thomas, édition annotéc par M. l'abbé Devoucoux, ct publiée à 
Autun en 1846. 

(1) Voyez la Notice des Gaules, annotce par M. Guérard , Essai sur le 
systeme des divisions lerriloriales de la Gaule, p. 12 ct suiv. 


366 NOTICE HISTORIQUE 


qu'il y avait déjà un évêché à Chalon en #70 (1), à Nevers en 
517 (2), à Mâcon en 538 (3), et ces dates ne sunt évidemment 
pas celles de leur création. 

On voit par le nom des trois villes que je viens de men- 
tionner, el qui toutes trois faisaient précédemment partie 
du territoire propre des Éduens, que les créations nouvelles 
eurent lieu au préjudice de la cité de ces derniers (4), soit qu’on 
lui ait d'abord donné trop d’étendue, à cause du rôle ancien 
et de la prépondérance de celte nation, soit que seale elle 
renfermät des localités assez importantes pour servir de chefs- 
lieux aux nouvelles circonscriptions. Toutefois, on peut sup- 
poser que les cités voisines furent aussi mises un peu à con- 
tribution, car il paraît difficile d'admettre qu'on ait pu for- 
mer quatre cilés avec une seule, tout en conservant intact, 
sans trop de disproporlion, le territoire des autres. Nous 
pensons donc que la cilé de Châlon dut prendre quelque 
chose à celle des Lingons ; la cité de Mâcon à celle des Lyon- 
nais: et la cité de Nevers à celle des Auxerrois. Quelle fat 


(4) Le la Mure, Hist. du dioe. de Lyon, p. 58; Gallia christ. 2e édit. 
Un, pr. col. 221. 

(2) Carte du premier royaume de Bourgogne , par M. Roget de Belloguct, 
p. 156 ct suiv. 

(3) Gall. christ. t.1v, col. 1039. L'absence de la signature de l’évêque 
de Mâcon au célèbre concile d'Épaonc, tenu en 517; et qui permet de fixer 
d'une manière précise l'étendue du royaume de Bourgogne, ne prouve pas 
du tout que la cité de Mâcon ne fût pas créée déjà. Mille circonstances ont 
pu empécher l'évêque de Mäcon, en supposant qu’il v en eût un vivant 
alors, d'assister à ce concile. 

{&) C'est ce qui explique, à mon avis, l’exiguité des trois diocèses de 
Chälon , Nevers et Mâcon, ct particulièrement de celui-ci, créé le dernicr. 
Telle est, en effet, la marche ordinaire des choses humaines : on va tou- 
jours du plus grand au moindre. Cette régle fut même poussée si loin, qu'on 
finit par créer des diocèses qui n’avaient pas cent paroisses. Aussi pouvail- 
on conclure presque généralement , à la fin du XVIIe siècle, de F'antiquite 


des circonscriptions épiscopales par leur ctendue. 


SUR LE DIOCÈSE DE LYON. _ 367 
la part que perdirent les trois anciennes cités? C'est ce que 
nous ignorerons probablement toujours ; mais un fait vient 
à l'appui de mon opinion: c'est lu réunion de la cité de Nevers 
à la Quatrième Lyonnaise. On peut conclure, il me semble, de 
celle circonstance, que la portion auxerroise de la nouvelle cité 
élait plus considérable que la portion éduenne, et qu’elle em- 
porta le out dans la province dont elle faisail partie, quoique 
le chef-lieu fût dans la province lyonnaise. Quant à la cité de 
Mâcon, comme je l'ai dit déjà, quelques circonstances parli- 
culières semblent indiquer qu'elle emprunta à la cité des 
Lyonnais loute la portion du terriloire qu'embrassail encore 
l'archiprêtré de Bcaujeu au commencement du XVIII siè- 
cle. Ces circonstances sont : 1° l’enclave que cette portion 
formail dans le diocèse de Lyon; 2° la délimitation sur ce point 
des deux diocèses par des rivières, contrairement aux usages 
gaulois; 3° Ja confusion lerritoriale qui a toujours régné, au 
point de vue politique, dans ce canton; 4° eufin la propen- 
sion qu'ont eue les habitants de cette portion du diocèse de 
Mâcon à se raltacher au Lyonnais. 

Quoi qu'il en soit, l'étendue de la cité des Lyonnais, en 
admeltant même qu’elle n'ait subi aucune altéralion par la créa- 
lion du diocèse de Mâcon, était considérable : elle embras- 
sait loute la portion du terriloire des Ségusiaves siluée à la 
droite du Rhône et de la Saône, remontait celte dernière 
rivière jusqu à la Seille, passail au-dessous de Louhans(t), 
gagnait de là, par une ligne allant du nord-est au sud-est, lu 
Bienne, à l'endroit où cette rivière se jelte dans l'Ain, la re- 
montait jusqu’à sa source dans le Jura, ct descendait par la 
vallée de la Vailserine jusqu’à Nantua; de là elle gagnait le 
Rhône au midi, en suivant deux chaînes de montagnes assez 


(1) Quelques actes placent mème Louhans dans le territoire Iÿonnais 


“Ain pago Lugdunensi). (Vos. Chifflet, Hist. de Tournus, pr. p. 229, 231.1 
L 


368 NOTICE HISTORIQUE 


saillantes, (raversait ce fleuve au-dessous de Belley, et le re- 
joignait près du confluent de l’Ain, le quittait de nouveau 
au même endroit pour le rejoindre encore au-dessous de Lyon, 
près de Saint-Symphorien-d'Ozon, où elle atteignait le terri- 
loire des Ségusiaves. 

Je viens de faire connaître les divisions générales de la 
Gaule sous les Romains; mais ces divisions ne s’arrêlaient 
pas là. L'administration d'anssi vastes territoires que les 
cités nécessitait des subdivisions nombreuses. Et, en effet, on 
voit par quelques documents, malheureusement bien rares, 
que les cités étaient elles-mêmes subdivisées en pag: ou can- 
tons ruraux. Le Digeste nous fouruit à ce sujet un document 
curieux dans sa partie relative au cens; il porte: « Forma 
« censuali cavealur ut agri sic in censum referantur : nomen 
a fundi cujusque, et in qua civitete et quo pago sit, et quos 
« duos vicinos proximos habent, etc. (1); » c'est-à-dire : 
« qu'on ait bien soin de spécifier dans la déclaration du cens le 
nom du fond, dans quelle cité et dans quel pagus il se trouve; 
quels sont ses deux plus proches confins...» Au reste, ce 
mode de division était emprunté aux Gaulois eux-mêmes. En 
effet, César nous apprend que la cité des Helvéliens était 
diviséeen quatre pagi (2) ; Pline mentionne également un pa- 
gus V’ertacomicoris (le Vercors?) dans la cité des Voconces (3); 
Tive-Live nous dit queles Insubres de l'Italie tiraient leur nom 
d’un pagus de la cité des Éduens (4), et le rhéteur Eumène, 
qui vivait à la fin du ITI° siècle à Autun, sa patrie, place 
également dans la cité des Éduens le pagus Arebrignus (5). 

(1) Dig. liv. L, titre xv, De censu, lex à. 

(2) César, De Bello Gall. liv. I, ch. xu : « Omnis civitas Helvetia in 
« quatuor pagi divisa est. » 

(8) Pline, Hist. nat. 1. TI, c. xxr de l'édition Panckouke. 

(4) Tite-Live, V, xxuv. 

(5) Bouquet, t. 1, p. 728. M. Garnier (Chartes Bourguignonnes. p. 50) 
pense que ec pagux s’'étendait des bords de l'Arroux à ln Saône. 


SUR LE DIOCÈSE DE LYON. 369 


Comme on a dû le remarquer, la division territoriale de la 
Gaule eut pour base les grands centres de population , qui 
devinrent presque tous chefs-lieux de nouvelles circonscrip- 
tions. Celles-ci furent, en outre, rangées dans un ordre hié- 
rarchique. Toute la vie politique de la Gaule se trouva par lé 
concentrée dans quelques ville principales, séjours des hauts 
fonctionnaires, dont les ordres descendaient rapidement, grâce 
à une filière administrative bien combinée, jusqu'aux plus pe- 
tites localités. Voici, en ce qui nous concerne, el d'une mae- 
nière générale, la hiérarchie territoriale de l'empire. Toute 
l'étendue de la république était partagée en qualre grandes 
préfectures (1). L'une de ces préfectures était formée de trois 
diocèses : l'Espagne, la Grande-Brelagne et la Gaule ; cette 
dernière élail parlagée en quatre parties: la Province, l'A- 
quitaine, la Belgique et la Celtique ou Lyonnaise. Celle-ci 
était parlagée à son tour en quatre provinces : la Première, la 
Seconde, la Troisième et la Quatrième Lyonnaise; enfin, la 
Première Lyonnaise était divisée en cinq arrondissements (er- 
ritoriaux, dont les chef-lieux étaient Lyon, Autun, Langres, 
Châlon et Mâcon. 

Dans ce système, la ville de Lyon jouait un rôle fort im- 
portant, car elle était à la fois capitale de la cité lyonnaise, 
métropole de la Première Lyonnaise, primatiale de la Celtique 
ou Gaule proprement dite, et fut longtemps chef-lieu des trois 
provinces chevelues (l’Aquitaine, la Belgique et la Celtique 
réunies). Le poële Claudian dit même qu’on eul un momeni 
l'idée d'y transférer le siège du gouvernement de l'empire ro- 
main, lursque Alaric vint menacer Rome au IV° siècle (2). 

(1) Je ne parle ici que des divisions civiles et administratives. Il y eut 
aussi différents systèmes de divisions militaires et politiques ; mais, comme 
ils n’avaicnt rien de fixe et d’ailleurs ne touchsient pas à l’organisation pro- 
vinciale , je ne crois pas nécessaire de les rappeler. 


(2) Claudian. De Bellou Getico, v. 296 à 301 - 


Quid turpes jam mente fugas , quid Gallica rura 
24 


370 NOTICE HISTORIQUE 


Il fallait que l'aspect du pays fût bien changé pour qu'une 
ville qui n'existait pas encore du temps de César, el qui, d'ail- 
leurs, étail siluée sur le territoire d'un peuple de second or- 
dre, fût devenue lout à coup le eentre de toutes les affaires 
de l'Occident. C'est qu’en effet la civilisation avait entière- 
ment brisé l'ancien ordre de choses, et transformé la Gaule. 
L'organisation que je viens de décrire ne fut complète, ilest 
vrai, qu'au déclin de la puissance romaine; mais l'assimila- 
tion était telle alors que les Barbares ne distinguèrent pas 
les Gaulois des Romains à l’époque de l'invasion; on peut 
même dire que ce fut pn Gaule qu'ils détraisirent le dernier 
simulacre de l'empire. 

Il est inutile de raconter les lulles qui eurent lieu alors 
entre les troupes impériales et les Burgundes: ce sont là des 
faits obscurs et très-compliqués, qui, sans être d'aucun intérêl 
pour nous, demanderaient de longs développements. 11 suffira 
de dire que la cité des Lyonnais, aussi bien que toute la Pre- 
mière Lyonnaise et beaucoup d'autres provinces gauloises (1), 
resla au pouvoir des Burgundes, qui firent de Vienne ou plutôt 
de Lyon la capitale d’an royaume auquel ils imposèrent 
leur nom. Cette créalion, qui ne fut complèle et définitive 
que vers la fin du Ve siècle, n’apporta aucune modification 
au système général des divisions territoriales du pays. Les 
Burgundes, peuple doux et peu novateur, se contentèrent 
de jouir des terres qu'ils s'étaient fait accorder, et laissèrent 
aux Gallo-Romains leurs lois et leurs coutumes. Toutefois, 
il s'opéra de fait, sous leur domination, un changement dont 


Respicitis, Latioque libet post terga rclicto 
Longinquum profugis Ararin præcingcre castris ? 
Scilicet, Arctois concessa gentibus Urbe, 
Contidet regnum Rhodano, capitique superstes 


(1) Pour connaitre l'étendue exacte du royaume de Bourgogne au rom-, 
+ 
» 


SUR LE DIOCÈSE DE LYON. 371 


il convient de parler, parce que, quoique purement nomi- 
nal en apparence, il n'en eut pas moins une portée réelle. 

On a vu que quelques copies de la Notice des Gaules don- 
nent le titre de civitas(1) aux nouvelles comme aux anciennes 
circonscriptions. Évidemment ce mot n’a plus là le sens qu’il 
avait précédemment; il ne sert plus à désigner que la ville 
chef-lieu, la cité (2), comme nous le disons aujourd'hui. Pour 
désigner le terriloire rural affecié à chaque cité, on se servit 
d'un autre mot déjà en usage dans la Gaule, mais auquel on 
donna un sens plus précis et plus large, celui de pagus, qui 
remplaça presque complétement le mot de civitas. Il paraîl, 
d'ailleurs, que ces deux mots avaient entre eux un certain 
rapport, cer ils sont parfois employés avee le même sens dans 
la langue latine. Ainsi, Pline (3) donne à la cité des Gaboles, 
peut-être, il est vrai, à cause de son exiguïté et de sa dépen— 
dance des Arvernes (4), le nom de pagus Gabalicus. 

Quoi qu'il en soit, l’application du mot de pagus à l’en- 
semble du territoire des cités gallo-romaines est un feit im- 
portant, qui n'a peul-être pas été assez signalé (5). On s’est 
beaucoup plus préoccupé, dans ces derniers temps, des petits 
pagi ou pagi minores, comme les sppelle Hadrien de Valois, 
que des grands pagi, qui seuls avaient un terriloire régulier, du 


mencement du VIe siècle, voyez l'intéressant ouvrage de M. Roget de Bello- 
guct intitulé : Carte du royaume de Bourgogne, Dijon , in-8°, 1848, 

(1) Chälon est encore qualifié de castrum dans une vic de saint Colomban 
écrite au plus tôt au VIIe siècle, et citée dans les notes jointes par M. l’abbe 
Devoucoux à l'Histoire de l’antique cité d’Autun, d'Edme Thomas, édit. 
de 1846 (p. 30). 

(2) La ville de Lyon est appelée civitas Lugduni dans une charte de 521 
publiée dans les Diplomata, etc. (édit. Pardessus , t. 1, p. 156-157). 

(3) Hist. nat., XI, xen. | 

(4) César, De Belle Gall. VII, ixxv. 

(5) Hadrien de Valois dit cependant : « Majores pagi a civitatibus nequa- 


LS 
Æ 


quam differunt. » (Not. Gall. préf. p. x). 


372 NOTICE HISTORIQUE 


moins si nous en jugeons par ce qui eut lieu dans les diocè- 
ses de Lyon et de Mâcon. En tout cas, il est évident que, 
dans les pays où le mot pagus fut employé pour désigner l’é- 
tendue entière de la cité, l'emploi de ce même mot dans le 
sens de simple canton dut être négligé ou tomber en désué- 
tude. C'est ce qui eut lieu certainement dans les deux dio- 
cèses que je viens de nommer, et où on ne voil pas paraître 
un seul petit pagus avant la fin du 1X° siècle, c'est-à-dire 
avant la féodalité, qui brisa l'unité territoriale conservée par 
les Barbares eux-mêmes. 

Mais peut-être la chose elle-même existail-elle sous un 
autre nom. En effet, dès le VI siècle, nous voyons le pa- 
gus Lugdunensis divisé en un certain nombre de circons- 
criptions appelées ager (1). Ce mode de divisions, qui n'est 
pas particulier au Lyonnais (2), mais qui semble pourtant 
ne s'être pas étendu à toute la Gaule, du moins sous cette 
dénomination (3), remonlait peut-être aux Romains (4); ce- 

(1) Diplomata, cte. édit. Pardessus, t. 1, p. 1517. 

(2) Ibid. t. nu, p. 153 ; dom Plancher, His. de Bourgogne, t. 1, pr. p. 1. 

(3) Dans l'Auvergne ct le Vélay, on voit prédominer l'aicis (le cartulaire 
de Brioude porte constamment arcis); et dans la Troisième Lyonnaise, le 
cundita. On trouve aussi l’actus dans le diocèse de Langres. 

(4) C'est l'opinion de M. de Gingins (Bosonides, p. 7) ; mais elle ne s’ap- 
puie que sur un passage peu précis, non pas du code Théodosien, comme 
ille dit, mais d’un commentaire du X° siècle, connu sous le nom de 
Codex Utinensis, publie par Canciani, t. sv de son recueil, et cité par M. de 
Savigny, dans son Histoire du droit romain. Voici cc passage, que M. de 
Gingins n'a pas reproduit textuellement : « Judices provinciarum opera 
« dare debent ut per singulos agros ct loca tales ordinat actores ut sicut 
« de puplica causa cura habeant. » (Cod. Théod. I, 6, 4, [E, 7, 5].) M. de 
Savigny ajoute : « Ce passage n'existe que dans notre recueil. Le texteet le 
commentaire ont un objet tout different ; ils parlent de l'obligation im- 
posée au gouverneur de la province de punir les exactions des receveurs, 
et non pas de la nomination de ces employés. » (Hist. du dr. rom. irad. 
franc. par Guenoux, 1er édit. 1830, Eer vol., p. 336, note 246, ct 2° édit. 
1839, p. 281, note e.] 


SUR LE DIOCÈSE DE LYON. 373 


pendant nous n’en avons aucune preave, car on ne peul invo- 
quer comme lelle quelques passages d'auteurs anciens où le 
mot ager a le sens vague de territoire (1). Le nom même de 
ces circonscriplions, qui ne rappelle rien de chrétien, serait, 
à mon avis, un témoignage plus concluant en faveur de leur 
origine ancienne, surtout accompagné de celle circonstance 
que c’est dans la province lyonnaise que ce mode de division 
du territoire s'est maintenu le plus longtemps. On sait, en 
effet, que cette province, où les agri paraissent encore dans 
le XIT° siècle (2), était essentiellement romaine, et que, seule 
de toute la Celtique, elle conserva le droit italique abandon- 
né partout ailleurs pour le droit coutumier (3). | 


(1) M. de Gingins {Busonides, p. 7) cite, entre autres passages analogues, 
un vers (c'est le 668€) du petit poème intitulé Ora maritima, de Rufus 
Festus Avienus, qui vivait au IVe siècle de notre ère. Il est, en effet. ques- 
tion, dans ce vers d'un ager Temenicus; mais cet ager, dont M. de Gingins 
n'a pas hésité à restituer le nom (c'est, suivant lui, le territoire de Tain, 
dans la Drôme), n'est rien moins qu'un ager administralif. Ce mot semble 
désigner ici vaguement un pays dont il est impossible d'indiquer la situa- 
tion, car il est appelé dans ce mème poème (vers 617€) Cemenice reyiv, 
et les anciens éditeurs déclarent la lecture de l’autre passage fort peu cer 
taine. M. Guerard mentionne aussi, mais je ne sais d'après quelle autorité, 
un pacts Temenicus dans son Essai sur les divisions territoriales de la Gaule 
(p. 152). 

(2) Cart. de Savigny et d'Ainay, ch. 865, 899, et. 

(3) C'est à tort que M. Guérard, dans son Essai sur les divisions terri- 
loriales de la Gaule (p. 11), semble ranger la Première Lyonnaise, avec 
toutes celles auxquelles Lyon donnait son nom, dans le pays de droit cou- 
tumier. Lyon ni son territoire ne subit jamais cette législation barbare. 
Voici ce que dit à ce sujet ke forésien Jean Papon dans le Prologue du 
second volume de son livre intitulé Le Notaire (3 vol. in-fol. Lyon 1568, 74, 
78) : « Paul, jurisconsultc, en la dernière loy de censibus, nomme trois pro- 
vinces en France dudit droit (ecrit): Luydunenses, inquit, Galli, item et Vien- 
nenses Gall, et Narbonenses Galli juris italici sunt.Par la Première Lyonnaise 
sont assez entendus les pays de Lyonnois, Forez, Maconnois et Beaujolois.… 
Le surplus des provinces francoises a retenu la coutume, dont la source 


374 NOTICE HISTORIQUE 


Quoi qu'il en soil, nous sommes certains que le pagus 
Lugdunensis élait divisé en agri au VI siècle. Nous n'avons 
pas , il est vrai, de données pour fixer le nombre el l'étendue 
de ces agrr durant les premiers siècles du moyen-âge; mais 
nous pouvons nous en faire une idée, à partir du IX° siècle, 
grâce aux documents parvenus jusqu’à nous. 

Nous ne trouvons, à la gauche de la Saône et du Rhône, 
que six agri qui mérilent une mention particulière : 1° l'ager: 
Saxiacensis, situé aux confins extrêmes du pagus ou diocèse 
de Lyon, et dont Cessieux paraît avoir été le chef-lieu; 
20 l'ager Candeacensis , silué dens l’archiprètré de Morestel, 
et dont Chandieu était le chef-lieu; 3° l'ager Strabiacensis , 
dont le chef-lieu était Tramoyes en Bresse, mais qui parait 
avoir élendu sa circonscription jusque dans l’archiprêtré de 
Meyzieux; 4° l'ager Janiacensis, dont le chef-lieu était 
Genay el qui comprenait Trévoux ; 5° l’ager Balgiacensis, 
dont le chef-lieu était Bâgé, et qui s'étendait jusqu'à Saint- 
Trivier-de-Courles; 6° l’ager Romanacensis, dont le chef- 
lieu était Romenay, et qui comprenait Curtiat. | 

Sur la rive droite de lu Saône, nous ne voyons, dans le 
pagus Lugdunensis, qu’une dizaine d’agri qui méritent d’être 
notés; ce sont les suivants : 1° l'ager Rodanensis, dont le 
chef-lieu était Roanne, et qui embrassait à peu près l'archi- 
prêtré da même nom ; 2° l’ager Solobrensis, dont le chef- 
lieu était Solore, aujourd'hui Saint-Laurent-sous-Rochefort , 


n'a esté que de l'ignorance du droit et de la jurisprudence. Pour nostre 
premier propos, l'usage du droit écrit commence dez le bourg de Saint- 
Martin de Chasteaumorand, vers le septentrion qui, est coustumier, et tend 
contre le midi, qui est de droit écrit, vers une croix qui est près de là venant 
du Bourbonnois, duquel là mesmes est faite La séparation d'avec le Forez. En 
la pierre de ceste croix y avoit plusieurs mots gravés, dont seulement l'on 
pouvoit lire ces deux : IVRIS SCRIPTI. Je l'ai souvent visitée pour essayer 
de connoistre et lire lc reste. Nos nouveaux religieux soy disant réformes, 
Jorsqu'ils commencèrent de courir les champs, l'abattirent et brisèrent. » 


SUR LE DIOCÈSE. DE LYON. 375 


et qui sélendait sur la partie occidentale des archiprêtrés de 
Montbrison el de Pommiers; 3° l'ager Forensis, dont le 
chef-lieu était Feurs, et qui s'étendait sur Îles archiprètrés 
de Montbrison, Pommiers, Néronde et Courzieux ; 4° l'ager 
Jarensis, qui Urait sou nom de la rivière du Gier, el em— 
brassait toute la portion méridionale de l'archiprètré de Jarez; 
5° l'ager Gofacensis, qui avait Goiffieu pour chef-lieu, et 
qui comprenait loule la portion est de l’erchiprètré de Jarez; 
6° l'ager Bebronnensis, qui lirait son nom de la rivière ap- 
pelée Brevenne, et qui comprenait à peu près tout l'archi- 
prêtré de Courzieux ; 7° l’ager Veriacensis, dont le chef-lieu 
était Vaugneray, et qui correspondait à la portion nord de 
l’archiprètré de Jarez; 8° l'ager Monsaureacensis, qui tirail 
son nom du Mont-d'Or, près de Lyon, el comprenait la por- 
tion méridionale de l’archiprêtré d’Anse el la portion orien- 
tale de celui de l'Arbréle ; 9° l'ager 4nsensis, dont le chef- 
lieu était Anse, el qui comprenait l'ancien archiprètré du 
même nom, sauf la portion ressortissant à l'ager précédent ; 
10° l'ager Tarnantensis, qui avail pour chef-lieu Ternand, 
et qui occupait l'archiprêtré de l’Arbrèle, sauf la portion 
ressortissant à l'ager Monsaureacensis. 

Dans le pagus Matisconensis, au milieu d’une quantité 
innombrabie d'agri, nous n’en voyons également que six qui 
aient de l'importance; ce sont les suivants : 1° l'ager ou 
pagus Tulveonensis, qui lirait son nom de la montagne de 
Turvéon, près de Cheneletles, el qui comprenail tout où 
partie de l’archiprêtré de Beaujeu; 2° l’ager Fusciacensis, 
dont le chef-lieu était Fuissé, el qui comprenait loule la 
portion nord de l’archiprètré de Vaurenard ; 3° l’ager Ibgia- 
censis, dont le chef-liea était Igé, et qui comprenait la partie 
sud-est de l’archiprêtré du Rousset ; 4° l'ager Maciacensis 
dont le chef-lieu étail Massy, et qui comprenait la partie 
centrale de l'archiprètré du Rousset ; ñ° l’ager Caraniacensis, 


_ 


376 NOTICE HISTORIQUE 


dont le chef-lieu était Chevagny-sur-Guye, et qui-compre- 
nait la partie nord de l'archiprétré du Rousset; 6° l'ager 
Viriacensis, qui avait pour chef-lieu Virey, ct qui compre- 
nait la majeure partie de l'archiprêtré de Vériset. 

La division du territoire en agri éprouva au X° siècle ane 
altération considérable par suite de la création de nouvelles 
subdivisions opérées par la féodalité. Ainsi nous voyons pa- 
raltre : 1° le suburbium ou terriloire propre de Lyon, dont 
l’on fit plus terd l’archiprêtré des suburbes ; 2° le pagulus 
Lugdunensis, dans lequel se trouvait Chavériat, ei qui com- 
prenait probablement les archiprétrés de Sandrans et de Cha- 
Jamont ; 3° le vicecomilatus Lugdunensis, dans lequel se 
trouvait Thoissey, et qui embrassait l’archiprètré de Dombes ; 
L° le petit pagus ou comitatus Rodanensis, comprenant à 
peu près l’ancien archiprêtré de Roanne; 6° le petit pagus 
ou comitlatus Forensis, comprenant, outre l'archiprêtré de 
Montbrison, ceux de Néronde et de Pommiers el une partie 
de celui de Courzieu; 6° le grand ager ou petit pagus Ja- 
rensis, comprenant l'ancien archiprêtré de Jarez ; 7° le petit 
pagus Lugdunensis, comprenant le territoire des archiprètrés 
d'Anse, de l’Arbrèle ct de Courzieu, répondant aux grands 
agri d'Anse, de Ternand et de la Brevenne. 

Nous pouvons encore joindre à ces divisions le pagus 
(minor) Tulveonensis, correspondant à l’archiprêtré de Beau- 
jeu, ct qui semble dès ce moment détaché du pagus Matis- 
conensis pour faire parlie du grand comié de Lyon. 

Mais la féodalité ne s'arrêta pas là : fractionnant, muti- 
lant sans cesse le pays au gré des intérêts dynastiques, elle 
eut bientôt fait disparaître toute tradition , toute règle, toute 
délimitation régulière. De plus, l’esprit de lutte, qui était le 
caractère distinctif de l'époque, changea complètement l'as- 
pect du pays. Toutes les montagnes se couvrirent de chà- 
leaux , sous la protection desquels vinrent s'abriter les popu- 


SUR LE DIOCÈSE DE LYON. 377 


lations rurales. La vie politique sembla pour un temps aban- 
donner la plaine, et beaucoup (le centres de populations qui 
n'étaient pas assez forts pour résister aux coups de main des 
gens de guerre disparurent dans la tourmente. Un nouveau 
système d'administration fut créé. Le nom dont on se servit 
pour désigner la nouvelle circonscription territoriale porte 
avec lui, comme l’ancien, l’empreinte du lemps où il fut mis 
en usage. À une époque d'ordre, on avait appelé ager ou 
pagus la division du territoire, parce que cette division était 
surtout agraire; mais, au moyen-âge , où tout était constitué 
pour la guerre, on l’appela chétellenie , parce que le ch4- 
teau était la base du système féodal. Ce ne serait rien en- 
core si cette circonscription avait eu quelque chose de fixe ; 
* mais mille circonstances venaient la modifier. Comme tout 
était personnel alors, il suffisait d'un mariage , d’une mort, 
d’une acquisition pour changer les limites d’une circonscrip— 
tion. Aussi n'est-il pas possible de suivre dans un travail 
général les transformations successives du territoire : ceci est 
du fait de l'histoire locale. 

Heureusement , l'Église n’imita pas cette fois le pouvoir 
temporel {1). Suivant les vieilles traditions, elle se créa pour 
son usage un nouveau système de divisions territoriales fondé 
en partie sur l'ancienne délimitation provinciale, qu'elle 
conserva intacte , sauf de rares exceptions. C’est cette admi- 
nistration, qui seule embrassa tout le grand pagus Lugdu-— 
nensis , qui seule aussi va maintenant servir de base à mon 
travail, comme elle servit de fondement aux division admi- 
nistralives du pays lorsqu'on vit renaître l'ordre du sein de la 
confusion féodale. Auguste BERNARD. 

(La suite au prochain numéro.) 


(1) Je parle ici de l'Eglise en général, et non pas des monastères, qui, 
ayant des intérèts distincts et locaux, adoptèrent souvent le système féodal. 
Nous en avons la preuve dans la charte 430 de Savigny, où nous voyons 
la mention d'une véritable châtellenic d'où dépendaient treize églises qui 
étaient du patronage de l’abbaye. 


NOTICE HISTORIQUE 


LE CARDINAL 


JEAN DE ROCHETAILLÉE. 


— me ee me me 


Il est des hommes célèbres dont il ne s’est conservé que 
le nom ou quelques souvenirs vagues, parce que les bio- 
graphes contemporains les ont négligés et que l'indiffé- 
rence de ceux qui sont venus après a laissé, sans les recueil- 
lir, les lambeaux de leur vie épars dans les chroniques et les 
collections. Le personnage dont il es question ici est un de ces 
hommes. Ï1 sut par ses talents se tirer d’une condition vulgaire, 
s'élever par degré au faîle des honneurs ecclésiastiques, se 
mêler à tous les grands événements de son siècle, et pourtant 
jusqu'ici il est resté inconnu au pays qui lui donna le jour. 
Il y a donc une sorte de réparation à arracher de l'obscurité 
une existence qui a des droits incontestables à la publicité. 

Jean de Rochetaillée naquit à trois lieues de Lyon, au vil- 
lage de Rochetaillée (1), dans la seconde moitié du XIV° siè- 


(1) Gallia Christiana.t. x, p. 304.—-Joannis Jacob. Chiffletis, Vesontio 
Civilas imperialis. Lug.. in-4, 1618, p. 295. — Aubery, His!. génér. des 
cardinaux, Lu, p. 118. — Frison, Gallia purpurata, p. 480. 


NOTICE HISTORIQUE, ETC. 379 


cle; mais on ignore quelle année. Comment s’appelait-il ? 
on ne le sait pas davantage. Le nom de son pays sous lequel 
il est partout désigné a totalement fait disparatire son nom 
patronymique. Il n'est rien demeuré à cet égard dans les sou- 
venirs de la localité. Sa maison natale dont il subsiste encore 
quelques ruines Ctail anpelée la Maison du Pécheur. Efec- 
livement, le père de Jean exerçail le métier de la pèche, c'était 
là sa ressource unique pour vivre, el elle n’était pas grande à 
celte époque ; ce qui explique la profonde obscurilé dans la- 
quelle se famille est restée enveloppée. On sait bien peu de 
choses sur l'enfance et la jeunesse de Jean. La tradition da 
pays dit que le curé du village, charmé des dispositions qu'il 
remarqua en lui, se chargea de sa première éducation, pour- 
val généreusement à ses besoins et le fit entrer ensuite parmi 
les enfants de chœur de la Primatiale de Saint-Jean de Lyon, 
où il continua ses études (1). Plus tard, Jean fil avec succès son 
cours de philosophie, celui de théologie, d'où il passa à la ju- 
rispradence el reçut le double titre de docteur en droit civil 
el en droit canon. On doit présumer que ce fat dans l’uni- 
versité de Paris; car, sitôt ces titres acquis, nous le voyons 
devenir official de l’église de Rouen (2). Il passa bientôt de 
cette charge à celle de correcteur des lettres apostoliques. Ces 
nouvelles fonctions lui valurent la dignité de Patriarche de 
Constantinople qui lui fut conférée avec l'administration per - 
péluelle de l'évêché de Saint-Papoul. C'était au commence- 
ment de l’année 1413 (3). 

L'Eglise se trouvait daus le plus déplorable élat; depuis 
trente-quatre ans un schisme violent, tenace, la désolait. En 
croyant remédier à l'anarchie, le Concile de Pise, assemblé 


(1) Gallia Christiana, loc. cit. — Frison, loc. cit. — Auberv, loc. cit. 

(2) Gallia Christiona, loc. cit. — Frison, loc. cit. — Aubery, loc, cit. 

(3) Gallia Christiuna , À. x, p. 304. — Guillaume Cattel. #eémoires de 
l'histoire du Languedoc, in-fol., p. 1027. 


380 NOTICE HISTORIQUE 


en 1#09, n’avait fait que l'aggraver. Au lieu de deux pontifes 
rivaux, trois se disputaient la Chrétienté. Grégoire XII, re- 
tiré à Rimini, ralliait à son autorité Ja moitié de l'Italie, une 
partie de l'Allemagne et les régions du nord; Benott XIII, 
du haut du rocher de Paniscola, régnait sur l'Espagne et 
l'Ecosse ; enfin, Jean XXIII commandait au reste du monde. 
C'était ce dernier pontife qui avait nommé Jean de Roche- 
taillée à Saint-Papoul, mais les circonstances ne permirent pas 
à l'élu de prendre pacifiquement possession de son évèché. 
Le comte de Foix, Jean de Grailili, qui soutenait le part 
de Benoit XIIL et qui régissait la province du Languedoc avec 
le titre de capitaine général, se servit de l'autorité que lui 
conférait sa dignité pour fermer à Jean de Rocbetaillée l’'en- 
trée de son église. De son côté, le vicomte de Carmain qui 
voulait faire tomber l'évêché à l'abbé de Lezat, son parent, 
appuyé du comte de Foix et de Guillaume de Vienne, seigneur 
de Saint-Georges, obligea les religieux bénédictins qui com. 
posaient le chapitre de Saint-Papoui d'élire cet abbé. L'ar- 
chevêque de Toulouse, métropolitain de Saint-Papoul, ayant 
déjà approuvé la nomination de Jean de Rochetaillée, refasa 
de reconnaître cette élection schismatique. Mais l'abbé de 
Lezal s'empara à main armée du palais épiscopal, du château 
de Villespin, qui était du domaine temporel de l'évêché, ainsi 
que de l'église de Saint-Papoul. Cette affaire qui causa de 
grands troubles dans le diocèse, fut portée au Parlement de 
Paris (1). 

Il est à présumer que ce tribunal qui reconnaissail l'auto- 
rité de Jean XXIII prononça en faveur de Jean de Roche- 
taillée. Aucûn document ne dit toutefois que ce prélat ait 
séjourné à $ainl-Papoul. Nous trouvons même, à la date du 


(1) Histoire du Languedoc, t. 1x, liv. xxx, p. #32.— Ex archivio monc- 


pelliensi ap. Gall. Christ., loc. cit. 


SUR LE CARDINAL JEAN DE ROCHETAILLÉE. 381 


15 juin 1413, une lettre de Jean XXIII qui attesterait qu'il 
en fut constamment absent, cer cette lettre le chargeait de se 
rendre, avec le titre de légat a latere en Espagne, ainsi que 
dans les comtés de Foix et d'Armagnac pour en amener les 
princes à reconnaître l’autorité du concile de Pise. L’évêque 
de Saint-Papoul partit, en effet, pour le lieu de sa légalion, 
on lui permit d'exercer librement son mandat pacifique, mais 
tout prouve que ses efforts n’aboutirent à aucun résultat (1). 
Pendant qu'il travaillait pour le Concile de Pise, une nouvelle 
assemblée s'ouvrait à Constance, chargée d'annuler les consé- 
quences de la première. [Il y vint en 1415 et prit place dans 
le rang des patriarches. Nous retrouvons son nom parmi 
les trente députés que les nalions adjoignirent au collège des 
cardinaux pour l'élection du souverain pontife ; il eut l’hon- 
neur de donner son suffrage à Martin V (2). 

Frison et J.-J. Chifilet disent que l’évêque de Saint-Papoul 
fat fait patriarche d'Aquilée au Concile de Constance. C’est 
une erreur. Le patriarchat d'Aquilée n'était pas vacant; Louis, 
duc de Dekk, l'occupait (3). D'ailleurs , Jean de Rochetaillée 
ne figure point dans la nomenclature des patriarches d’'Aquilée, 
et nous le verrons plus tard désigné sous le même titre de pa- 
triarche de Constantinople qu’il portait au Concile. l 

Le rôle que joua à Constance Jean de Rochetaillée fut se- 
condaire. Il y avait tant de personnages éminents dans l’as- 
semblée que, quelque füt le mérite de notre compatriote, il 
dut trouver des émules qui le forcèrent à l'obscurité. Avec 
des.hommes tels que Guillaume Filastre, Pierre D’Ailly, Fran- 
çois Zabarella, Jean Gerson, il était mal aisé de prétendre 
au premier rang. Nous ne saurions douter toutefois que sa 
conduite n’y ait élé celle d’un homme prudent, modéré, habile 


(1) Gallia Christiana, L. xui, p. 305. 
{2) Voir la xuie session du Concile de Coust., dans Von der Hardt, 1. v. 
(3) Von der Hardt., &. vr. ad insignia patriarcharum. 


382 NOTICE HISTORIQUE 


à se concilier la faveur des grands, quand on le voit dès lors, 
plus que tout autre, avancé dans l'affection de l'empereur Si- 
gismond, ainsi que dans les bonnes grâces de Martin V. Il ne 
tarda pas à éprouver les effets de ce crédit. Le Concile de 
Constance étail à peine terminé qu'il échangeait l’administre- 
tion de l'évêché de Saint-Papoul contre celle de l'évêché de 
Genève, devenu vacant par la translation de Jean de Ber- 
trandis à l’archevêché de Tarentaise. Il prit possession de son 
nouveau siége dans les premiers mois de l'année 1419. 

Dés le début de son administration, Jean de Rochetaillée 
traita une affaire importante qui lui fournit l’occasion de faire 
briller sa sagacilé et sa prudence. Ce fait exige quelques 
détails. 

Es retournant de Constance à Rome, Martin V avail sé- 
journé à Genève l’espace de trois mois. Pendant ce temps, 
le souverain de la Savoie et du Piémont, Amé VIF, s'était 
appliqué à faire sa cour au pontife. On devait bientôt appren- 
dre pourquoi. Ce prince que Sigismond venait tout récemment 
d'élever à la dignité de duc, prétendait aussi obtenir du pape 
la souveraineté de Genève qui, jusque-là, avait été gouverné 
par l'autorité de ses évêques. En effet, le 28 mars 1419, six 
mois après le départ de Martin V de Genève, Amé lui pré- 
senta à Florence une requête dans laquelle il s'efforçait de 
persuader au chef de l’église que l'ordre civil et ecclésiastique 
ne pouvait que gagner à ce que le souverain de la Savoie 
élendit aussi sa juridiclion sur la cité génevoise. 

Martin V, qui voulait contenter le duc sans porter alleinte 
aux droits des pasteurs de la ville convoitée, appointa la re- 
quête, mais avec cette clause : « S'il est expédient et s'il 
plaît aux évêques de Grenoble, de Mâcon et à l’abbé de 
Saint-Sulpice de l’ordre de Cfteaux, diocèse de Belley. » On 
ne saurait dire pourquoi le chef de l’Église avait omis dans 
cetle clause le nom de l'évêque de Genève. 


SUR LE CARDINAL JEAN DE ROCHÉTAILLÉE. 383 


Sans doute, ce n'était pas chose facile que d'obtenir ce tri- 
ple consentement, mais il pouvait être obtenu. Jean de Ro- 
chetaillée entrevit le coup qui menaçait sa ville épiscopale et 
fil mouvoir en cour de Rome des ressorts si puissants, que, 
malgré tout son crédit, le dac de Savoie ne put arracher à 
la chancellerie l'expédition de la bulle d’investiture. Amé 
comprit qu'il n’atteindrait jamais son but s’il ne mettait l’é- 
vûque de Genève de son côlé. Il vit donc ce prélat à Cham- 
béry, lui expliqua ses vues et le pria de ne pas s’opposer da- 
vantage à ses légitimes prétentions, promettant en retour, à 
lui évêque ainsi qu'à l'Eglise de Genève, une compensation 
dont ils auraient lieu de s’applaudir. 

Si enlacé quil dût être par ces offres attrayantes, Jean de 
Rochelaillée sut trouver une réponse pour y échapper. Il dit 
au duc qu'il avait besoin de conseil pour se décider; qu’ap- 
pelé depuis peu de temps à l'administration de son diocèse, 
il n’était pas assez instruit de l’état et de son église el de sa 
ville épiscopale pour savoir par lui-même ce qui leur était 
avantageux ou nuisible ; qu'au resle, dans tous les cas, la 
proposition du duc constituait une question (rop grave pour 
qu'il osât la résoudre sans l’avis et le consentement du clergé, 
du peuple, des syndics de la commune, des vassaux de l'Eglise 
el de la cité. Amé ne pouvait rien opposer à de si justes ob- 
servalions, et il se vit obligé d'attendre lc résullat des dé- 
marches de l’évêque. 

Le dernier jour de février 1420, le clergé, les bourgeois, 
les syndics, les vassaux de l'Eglise et de la cité de Genève 
s'assemblaient dans le cloître de Saint-Pierre. Là, Jran de 
Rochetaillée, après leur avoir donné connaissance de la requête 
da duc, de l'approbation du souverain pontife, de l'opposition 
que lui évêque avait faite à l'expédition de l’acte d’investiture, 
de la compensalion par laquelle Amé s’offrait à dédommager 
l'Eglise et la ville, il leur demanda ce qu'ils jugeaient à propos 


384 NOTICE HISTORIQUE 


de faire. Les députés se retirèrent pour délibérer, après quoi ils | 
firent répondre par l'organe d’un bourgeois, Hudriod Héré- 
mite, que la ville de Genève et ses dépendances ayant pros- 
péré pendant l'espace de quatre cents ans sous l'autorité pa- 
cifique de l’Église, il ne leur paraissait ni utile ni honorable 
pour l'Eglise et pour le prélat de songer à aucune aliénation 
ou échange de domaine; qu'un acte pareil aurait certaine- 
ment, pour l'élat et la communauté, les conséquences les 
plus funestes; que ce considérant, ils ne souffriraient jamais 
qu’on leur imposät une domination étrangère, et étaient fer- 
mement résolus à vivre el à mourir comme leurs pères sous 
le gouvernement de leur évêque. L'on nous permettra bien, 
pour la gloire de notre cause catholique, de prendre acte de 
cel aveu solennel. Lorsque le protestantisme helvétique écrase 
partout le catholicisme sous le poids de sa lyrannie, il est bon 
de remarquer que, un siècle avant de secouer le joug de l'Eglise 
romaine, la cité qui devait devenir le foyer de la réforme, 
rendait un sincère et éclatant hommage à l'administration 
paternelle de ses chefs spirituels. 

Après que l’oraleur eut cessé de parler, Jean de Rochetaillée 
déclara que le sentiment de l'assemblée était aussi le sien, et, 
séance lenante, il fit rédiger par la main d’un notaire un acte 
authentique, par lequel l'évêque et les bourgeois s'engageaient 
réciproquement à ne jamais consentir à aucune eliénation ou 
échange sans l’avis exprès les uns des autres. Puis l’évêque, 
la main sur la poitrine et les citoyens la main sur les Évan- 
giles, jurèrent de ne jamais contrevenir à cet engagement (1). 
Devant une protestation aussi énergique, Amé dut au moins 
ajourner ses prétentions. C'est ainsi que, par l'adresse de 


(4) Spon , Hist. de Genève, in-4k, 1730, &. 1, p. 79 el suiv., ctt. un, 
p. 134, où se trouve la pièce intitulée : Acordium perpetuum inter episro- 
pum el consilium generale, ctce. 


SUR LE CARDINAL JEAN DE ROCHETAILLÉE. 385 


Jean de Rochetaillée, la ville de Genève échappa au plus grand 
danger qu'elle eût couru jusque-là de perdre sa liberté. 

Pour compléter l'échec du duc de Savoie, trois mois après, le 
6 juin 1420, parut un décret de Sigismond, dans lequel l'em- 
pereur prenail sous la sauvegarde de l'aigle impériale la ville 
de Genève, ses dépendances, ses droits, exemptions el libertés, 
défendant à (out prince, baron, quelles que fussent leur di— 
gnité ou condition, el spécialement au duc Amé, de troubler 
l'Eglise de Genève dans le libre exercice de sa puissance (1). 
Cette bulle protectrice était visiblement due à la considéra- 
tion dont Jean de Rochetaillée jouissail auprès de Sigismond. 
On n’en peut douter quand on voil l'empereur prodiguer à 
l'évêque des termes comme ceux-ci : « Notre dévoué, notre 
bien-aimé, noster devotus dilectus ; » et déclarer qu'il lient 
comple des nombreux mérites de bonté el de vertu par les- 
quels le seigneur Jean se distingue à ses yeux. Vos habentes 
respectum ad onulla bonitatis el virtutum merila quibus 
D. Joannem refulgere comperimus. 

Claude Spon, qui nous a fourni ces détails si glorieux à notre 
prélat, présume que ce fut Jean de Rochetaillée qui fit cons- 
truire le palais de l'évêché de Genève. La raison qu'il en donne 
est qu'on voit gravées, sur une des pierres de l’édifiæ, des 
armoiries portant une bande chargée de trois dauphins. Or, 
Jcan de Rochetaillée portait de gueules à la bande d'or char- 
gée de trois dauphins d'azur. Mais celte raison n'’esl pas pé- 
remploire. 

Notre prélat administra Genève pendant trois ans. En 14929, 
il vint remplacer à Paris Jean de Courtecuisse, qui passa lui- 
même à Genève, le 22 octobre de la même année. Il serait 
impossible d'imaginer des circonstances plus malheureuses 


(1) Spon, Hist. de Genève, t. 1. — Bulla imperatoris Sigismundi, parmi 
les Pièces justificatives, p. 163. 


25 


336 NOTICE HISTORIQUE 


que celles où le nouvel évêque de Paris prit possession de 
son siége. Humilié par trois sanglantes défaites, nutre pays se 
voyait forcé de subir le joug de l'étranger. Devena héritier de 
la couronne de France par an (railé igrominieux et subrep- 
lice, arraché à la faiblesse d'un monarque depuis longtemps 
privé de sens, le roi d'Angleterre, le vainqueur d’Azincoart, 
Henri V résidail à Paris et dictait la loi à un peuple accablé 
de misères el de souffrances. Ce prince mourut, il eat vrai, 
le 21 août 1422, au milieu de «es plus grands triomphes, 
mais son trépas ne changea rien à l’état des choses, et celui 
de Charles VI qui eut lieu deux mois après ne fut qu'une 
calamité de plus. 

Jean de Rochetaillée arriva comme à point nommé pour 
rendre les derniers devoirs à son infortuné souverain, Ce fut 
lui en effet qui, accompagné des évêques de Chartres et de 
Térouanne, reçut le corps de Charles VI dans l’église cathé- 
drale de Notre-Dame et officia à la messe solennelle célébrée 
pour le repos de l'âme du monarque (1). L'année suivante, 
1423, il ratifia la fondation du collége de la Marche, faite 
par Guillaume de la Marche et Beuve de Vinville, confirma 
les statuts de l'établissement et ordonna qu’en mémoire des 
deux fondateurs il porterail le titre de la Marche-J invilte. 
Mais celte double dénomination ne fit pas forlune, et le collége 
ne retint que celle de la Marche (2). Un des actes notables 
. de Jean de Rochetaillée pendant son administration, fut la 
consécration de l’église de Saint-Pierre-des-Assis, qui eut 
lieu le 24 mars 1424 (3). Il ne fil du reste que passer à Paris. 


(1; Chronique de Monstrelet, liv. 1, ce. cezxxvu. 
(2) Les antiquités de la ville de Paris, par Dubreuil, liv. u, p. 347,. — 
Histoire de la ville de Paris, par doms Félibien et Lobineau, t. 11, liv. xvi, 


p. 805. 
(3; Gallia Christiana, t. vu, p. 145. -— Histoire el recherches des anli- 


SUR LE CARDINAL JEAN DE ROCHETAILLÉE. 337 


Jean de Harcourt, archevêque de Rouen, étant mert, le 
Chapitre de l'Eglise de Rouen élat, au mois de février 1424, 
” pour le remplacer, Jean de Rochetaillée. Cela n'eut point lieu 
toutefois sans opposition. Plusieurs chanoines donnèrent leur 
voix à Nicolas Vanderes, archidiacre d’Auch, mais notre pré- 
lat l’'emporta sur son concurrent. Il prit possession de son 
siége par procureur, vers la fin de seplembre 1424, et, un 
mois après, il fit son entrée solennelle dans sa ville archiépis— 
copale. C’est avec le litre d’archevèque de Rouen qu’il parut 
au Concile de Sienne et fut le chef des prélats français qui 
assistèrent à celle assemblée (1). 

En voyant notre compatriote accepter de tels honneurs sous 
la domination des hommes qui opprimaient la France, nous 
éprouvons une impression douloureuse; nous en sommes à dé- 
sirer, pour les renseignements, la pénurie que nous regreltons 
ailleurs, afin de pouvoir douter au moins des sentiments et de 
la conduite de Jean de Rochetailléc. Malheureusement, les té- 
moignages sont là positifs et clairs pour prouver que notre 
prélat ne marchait point avec le parti français qui défendait 
l'indépendance nationale ; qu'il voyait, sinon avec plaisir, du 
moins avec indifférence nos belles provinces passer sous le 
joug des Anglais. Il n’est que trop vrai qu'il ne fut appelé 
de Genève à Paris pour remplacer Jean de Courtecuisse qu’on 
haïssail, en étant haï, que parce qu'on était sûr de ses sym- 
pathies pour le nouvel ordre de choses. 11 n'est que trop vrai 
qu'il devint bientôt l'ami intime du duc de Bedford et entra 
dans le Conseil de la Régence avec une pension annuelle de 
mille livres tournois (2). Or, si ce fut par l'ambition de pa- 
raître sur un plus grand théâtre que Jean de Rochetaillée sa- 


quités de la ville de Paris, par Sauval, t. 1, liv. 1v, p. 384.— Aubery, Hist. 
des curd., loc. cit. 

(1) Galliu Christ., L. x1, p. 87. À 

(2) Gallia Christ., t. x1, p. 87. 


383 NOTICE HISTORIQUE 


crifia son patriolisme, à coup sûr il n’a point cherché la vé- 
ritable gloire. L'on préférera toujours le modeste évêque 
luttant à Saint-Papoul contre le schisme, à Genève pour 
conserver l'indépendance et les franchises de la cité, à l’ad- 
ministrateur de Paris et de Rouen, revêtu de litres plus bril- 
lants sans doute, mais moins purs et moins honorables. 

En 1426, Martin V mit le comble à la fortune de Jean de 
Rochetaillée en le faisant cardinal du titre de Saint-Laurent 
in Lucina, dans sa promotion du 24 mai (1). La bulle qui 
conférait au prélat celte grande dignité lui maintenait l’admi- 
nistration de l’archevêché de Rouen. Jean de Rochetaillée fit 
approuver celle réserve par le roi d'Angleterre. Toutefois , 
malgré la double autorité dont elle était munie , 4e Chapitre 
refusa de l’accepter. Il s'en suivil une longue contestation 
qui ne put être terminée que par un trailé entre l'archevêque 
el les chanoines (2). | 

Jean de Rochetaillée occupa peu de temps l’archevêché de 
Rouen après celte transaction. La renommée administrative 
qu'il s'était faile, les litres éminents dont il était revêtu en- 
gagèrent le Chapitre de la ville de Besançon à le demander 
pour pasteur, après la mort de l’archevèque Théobald , el 
Martin V confirma son élection au mois d'octobre de l'année 
1429 , sans lui ôter toutefois son titre de cardinal de Rouen, 
qu’il conserva toujours dans le sacré Collége. Jean de Roche- 
taillée devint, par sa nouvelle position , prince de l'Em- 
pire (3). Mais le bonheur et la tranquillité ne l'y accompa- 
gnèrent pas. Son prédécesseur lui avait laissé des difficultés 
à résoudre , et il eut, pendant presque tout son pontificat , 


(1) Ciacconius , t. u, in vita Marlini V, p. 841. 
(2) Gallia Christ. , t. x1, p. 87 ct aux Pièces justif. , n. xLix. 
(3) Sigismond le nomme uüans deux de ses lettres : notre prince, prin- 


ceps nosler. 


SUR LE CARDINAL JEAN DE ROCHETAILLÉE. 389 


à soutenir, soit avec son clergé, soit avec les citoyens de 
Besançon , des luttes qui lui causèrent de l'embarras, el 
faillirent le brouiller avec Sigismond , qui lui reprocha , en 
1434 dans une lettre, des excès contre la majesté impé- 
riale (1). 
Au mois de février 1431 mourut le pape Martin V. Jean 
de Rochelaillée fut au nombre des cardinaux qui se trouvaient 
à Rome à celle époque et qui entrèrent au conclave pour élire 
le futur pontife. André Billius raconte, dans sa chronique. 
au sujet de cette élection , une curieuse anecdote que l'on ne 
retrouve dans aucun autre historien , et qui mérite , par la 
même, d'être relevée, car, en général , la narration d'André 
Billius nous semble écrite sur de bons renseignements. Voici 
cette anecdote extraite aussi fidèlement que nous avons pu le 
faire d'un latin presque barbare : « Les suffrages, dit le 
chroniqueur, s’éparpillèrent d’abord et ne donnèrent aucun 
résultat satisfaisant. Alors ceux qui, par leur autorité et leur 
crédit, prétendaient à la papauté, se mirent à solliciter les 
suffrages de leurs coélecteurs, promettant à chacun d'eux des 
grâces en retour de la faveur qu'ils en espéraient. Un cardinal 
espagnol parvint , de celle manière , à réunir un nombre de 
voix suffisant pour lui donner la supériorité sur les autres 
candidats , insuffisant toutefois pour assurer son élection. I] 
s’adressa à un cardinal français qui lui avait de l'obligation, 
et lai demanda de compléter les suffrages qui lui manquaient. 
Mais , contre son atlente, ce cardinal résista à loules les 
instances et refusa obstinément de donner sa voix. Alors le 
candidat déçu , voulant échapper à la honte d’un échec, 
nomma lui-même Gabriel Gondelmer. Tout le conclave se 
rangea à son avis el salua pape ce cardinal qui prit le nom 


(1) Non advertendo excessus quos in majestalem nostram commiserul. 
lilteræ Sigismundi ad Concili Basil. Ap. Martenne et Durand, t. vint p. 720. 
— Voir J.-J. Chifflet, p. 296. 


390 NOTICE HISTORIQUE 


d'Eugène 1V (1). » André Billius ne dit point, il est vrai, 
quels étaient les deux cardinaux , mais on doit présumer que 
lo cardinal espagnol était Alfonse Carillo , prélat d'une ma- 
gnificence presque royale, ct qui avail de hautes prétentions. 
Quant au cardinal français , ce ne peut être que Jean de 
Rochelaillée , puisqu'il était le seul cardinal français présent 
au conclave. 

Quelques mois après cel événement, l'uu des plus éclatsnts 
_ de la vie de notre cardinal, le concile de Bâle ouvrait ses 
orageuses séances. Convoqué pour travailler à la réforme de 
l'Eglise , cette assemblée oubliant son but, ne tarda pas à 
tourner contre le souverain pontife son activité et les moyens 
dont elle disposait. Les prélats n'arrivaient qu'avec une ex- 
trême lenteur. Le lieu qu'on avait désigné semblait ne 
pas leur convenir, il n’était point surtout à la portée des Grecs 
qui offraient de se réuuir à l'Eglise latine, et demandaient 
pour cela une ville d'un abord plus commode. Pénétré de ces 
raisons, Eugène IV transféra le concile à Bologne. Mais les 
quelques prélats qui se trouvaient déjà à Bâle, s imaginant 
que le Pape voulait, par cette translation , entraver l'œuvre 
de la Réforme, refusèrent d'obéir. Ils trouvèrent des partisans 
et des souverains puissants patronèrent leur résistance. Alors, 
grâce à des idées qu’on devait au grand schisme, il n’était pas 
clair pour tous les yeux que le chef de l'Eglise pût dissoudre 
ou transférer un Concile général légitimement convoqué. Une 
lutte déplorable fut la suite de cette erreur, Eugène IV me- 
naça, les Pères de Bâle répondirent par des procédures, 
el l'assemblée, qui devait par des voies pacifiques accom- 
plir la destruction des abus , devint comme une arène où les 
pouvoirs de l'Eglise se combaitirent pendant de longues 
années , sans profil pour aucune cause. 


(1) Andrea Billii, Hist. Mediolanensis, lib. 9, p. 143. Ap. Muratori. ker. 
Wal. Scrip., 1. x14. | 


SUR LE CARDINAL JEAN DE ROCHETAILLÉE. 391 


De même qu'il y eut des princes , des évêques , des doc- 
teurs , des universités dans les intérêts du Concile ; il y eut 
aussi , dans le sacré Collége , des membres qui partagérent 
ses opinions et ses vues. Jean de Rochetaillée fut de ce 
nombre, Dès le début du Concile, un décret des Pères avail 
sormmé les cardinaux, sous la menace des peines canoniques, 
de se rendre à Bâle. Ceux qui le purent obéirent. Mais {à 
chose était difficile à ceux qui se trouvaient auprès du Pape. 
Jean de Rochetaillée imagina un stratagème qui lui réussit. 
11 prétexla des motifs de santé pour sortir de Rome el se 
rendre à la campagne, puis de là il s’échappa sous un déguise- 
ment (1). Malgré ses efforts, il n'arrive pas à Bâle pour le mais 
de seplembre 1432 , époque à laquelle cxpirait le terme de 
la sommation. Mais il ne ful pas pour cela déclaré contu- 
mace, parce qu'il avait pris à lemps ses précautions, el que 
l'auditeur même du président justifia son absence par des 
raisons que l'assemblée jugea satisfaisantes (2). 

À cetle époque là, Jean de Rochetaillée était auprès de 
Sigismoad, qui se trouvait alors en Italie, se rendant à Rome 
pour recevoir la couronne impériale. Et ce prince , écrivant 
aux Pères du Concile, prenait la peine de leur expliquer 
pourquoi notre prélat , au lieu de siéger à Bâle, séjournait à 
sa cour. « Nous éprouvions , dit-il, une grande joie de ce 
que le révérend Père en J.-C., Jean, cardinal de Rouen, 
notre ami très-cher , s'était mis en roule pour se rendre au- 
près de vous, car, la présence au Concile d'un homme aussi 
puissant que lui en autorité , en sagesse el en expérience ne 
peut qu'être d’un grand poids dans l'assemblée. Mais des 
négocialions qui intéressaient le saint Empire s'étant engagées 
entre notre majesté, d'une part, et la république de Florence, 


(1) Garimberti. Vite o Vero Fatti Memor. d'alcuni papi et card. , in-#, 
hh. 3, p. 230. 
72) Labbe, t. au Sess. v4 Concil. Basil., p. 893. 


392 NOTICE HISTORIQUE 


de l’autre, nous avons réclamé l'intervention de sa paternité, 
comme prince de l'Empire. Celle intervention noas a été 
très-utile. Mais voici qu'après deux mois employés à servir 
notre cause avec fidélité et zèle, sa paternité revient à Sienne 
prés de nous pour la conclusion d’un traité; elle n’y fera 
qu'un court séjour, après quoi elle reprendra sa marche 
vers le Concile (1). » Cette lettre porte la date du 8 février 
1433. 

Quelle était cette affaire dans laquelle les bons offices de 
Jean de Rochetaillée furent utiles à l'Empereur ? il serait 
difficile de le dire. Sigismond en poursuivail alors une im- 
porlante, la réconciliation des Florentins, des Vénitiens et du 
duc Philippe-Marie Visconti de Milan qui se faisaient depuis 
longtemps une gucrre meurtrière , mais ce ne peut être celle 
là. L'empereur parle d’une affaire arrivée à bon terme , lan- 
dis que la réconciliation des puissances belligérantes ne fut 
point menée à boul par les soins de Sigismond, mais bien 
par la médiation de Nicolas d'Este et du marquis de Saluce, 
qui décidèrent les parties à signer, le 26 avril 1433, à 
Ferrare , un traité de paix (2). Or, le traité dont Jean de 
Rochetaillée apportait la conclusion à Sienne avait précédé 
celui-ci de trois mois au moins. D'où il résulte que l'affaire 
dont parle Sigismond ne peut être qu'un traité ayant pour 
but des intérêts personnels qui n’ont laissé aucune trace dans 
l'histoire. Il parattrait que, le 23 février , c'est-à-dire quinze 
jours après , la mission de Jean de Rochetaillée élait accom- 
plie , car l'empereur, à celte dale , écrivait au Concile que ce 
cardinal se rendait à Bâle (3). 

La présence de Jean de Rochetaillée , dans la célèbre 


(1) Martenne et Durand, Ampl. Coll., t. vu, p. 533. 

(2) Muralori annali d'Italia, anno 1432 — Sismondi, His!. des républ. 
Italiennes , t. 1x, p. 17. 

(3) Martenne et Durand , wbi Supr., p. 534. 


SUR LE CARDINAL JEAN DE ROCHETAILLÉE. 393 


assemblée , n’y fit pas cette sensation qu'y produisait alors 
celle de Julien Césarini , et qu'y fit plus tard le fameux Louis 
Aleman , cardinal d'Arles. Il n'avait ni la brillante éloquence 
du premier , ni la fougue révolutionnaire du second ; et si 
nous avons bien saisi ses qualités distinctives, son caractère 
était positif, son esprit calme , réfléchi, sa conduite mesurée. 
Or, ce n’est point avec de telles qualités que l’on acquiert 
une influence dominatrice au milieu d’une grande assemblée. 
Les natures ainsi pourvues sont plus assorties aux fonctions 
administratives , et le Concile nous semble avoir apprécié 
notre prélat sous ce rapport , puisqu'il lui confia la charge de 
vice-chancelier, lorsqu'il voulut créer une Chancellerie rivale 
de la Chancellerie romaine (1). Le cardinal osa accepter cette 
dignité schismalique et en exercer les fonctions. Ici la conduite 
de Jean de Rochetaillée est de tous points injustifiable. Ne 
soyons pourtant pas plus sévère à son ègard qu'il ne convient, 
et faisons la. part des circonstances, de l'entrainement, surtout 
celle des opinions extrêmes qui égaraient alors les intelligences 
les plus éclairées. Hâtons-nous aussi d’ajouter qu'il ne persé- 
véra pas longtemps dans sa révolte. Comme tous les hommes 
ardemment attachés à l'Eglise, notre cardinal voulait des 
réformes sages, non une révolution. Il cessa bientôt de 
prendre part aux actes du Concile quand il le vit tendre, 
d’une manière ouverte au renversement de l’autorité pontifi- 
cale, el vint se jeter aux pieds d'Eugène 1V qui lui pardonna 
son erreur d’un jour (2). On ajoute même que le pape le 
confirma dans la charge de vice-chancelier et lui donna la 
légation de Bologne. Mais ces deux particularités , dont nous 
n'avons (rouvé la source nulle part, paraissent au moins 
douteuses, la dernière surlout, bien que rapportée par Onu- 


(4) Labbe , t. xu , p. 536. 
(2) Aubery, Hist. des Curd. ubi Supr. — Garimberti, Vite o Vero Fatti 
Memorabili d'alcuni Papi et Cardinali, lib. 3, p. 330. 


394 NOTICE HISTORIQUE 


pre Panvini (1). La chronique de Bologne, qui note avec 
une rare exaclilude les Gouverneurs pontificaux, ne mel 
point Jean de Rochetaillée au sombre des légats de Bologne, 
elle se contente de dire que ce cardinal faisait pertie de la 
cour d’Eugène 1V, lorsque le Pontife ft son entrée à Bologue ; 
le 22 avril 1436 (2). Il y mourut le 24 mars de l’année sui- 
vante. El ne nous est revenu aucune particularité authentique 
sur ses derniers instants. On rapporta son corps en France, 
et on l’inhuma, à Lyon , dans le chœur de la primaliale de 
Saint-Jean , où ses restes mortels reposent encore sous ane 
humble pierre, sans aucune inscription (3). 

Le Père Novaës dit que le cardinal de Rochetaillée fit bâtir, 
à Rome , le palais de Saint-Laurent in Lucina , qu'habitent 
Jes titulaires (4). Nous croyons Novaës dans l'erreur, Ce fut 
us cardinal anglais qui, en 1300, jeta les fondements de ce 
palais. Peut-être Jean de Rochetaillée y ajouta—t-il, mais 
cela est encore douteux. Notre cardinal n'est nommé ni parmi 
les constructeurs, ni parmi les restaurateurs de cet Cdifice (5). 
Ce qu'il fit pour son pays natal est plus certain. La tradition 
locale lui attribue l'ouverture de la route qui longe la Saône 
et l'érection de la chapelle qui joint, au midi , la petite église 
paroissiale de Rochetaillée. Elle est aujourd'hui dédiée à la 
Vierge Marie. On y voyait encore, à la fin du siècle dernier, 
les armes du cardinal. On y admirail aussi une belle verrière 
que le vandalisme révolulionnaire a détruite, et dont il ne 
reste plus qu'un très-intéressant échantillon dans une image 
du Christ en croix placé au fond de l'abside de l'église. 


(1) In Vila Eugenii 1v. 

(2) Cronica di Bologna, ap. Muratori. Rer tal. Scrip., L. xvir. p.651. 

(3) Chiffletii Vesontio , p. 296.— Giaccon. in vita Martini V,p. 841. 

(5) Storia de” Sommi Pontefici ,t.v,p. 71. 

(5) Voir Angelo Rossi , Riltralo di Roma Moderna, p. 338. Et Venuti, 
Descrizione di Roma Moderna , t. 11, p. 356. 


SUR LE CARDINAL JEAN DE ROCHETAILLÉE. 395 


Après avoir exposé la suile des faits auxquels Jean de 
Rochetaillée s'est trouvé mêlé, nous nous demandons, tout 
naturellement , quelle est la valeur morale d'un tel person- 
nage. À en juger par la ligne qu'il a parcourue, elle n'est 
point ordinaire. Il serait, en effet, difficile d'expliquer sa 
prodigieuse fortune sans lui supposer de rares (alents. Un 
génie médiocre peut bien arriver, par la voie de l'intrigue, 
à une haute dignité, cela s’est vu plus d’une fois, mais il 
n'appartient qu'au véritable mérite de passer par une suc- 
cession non interrompue d'éminentes dignités. Jean de Ro- 
chetaillée ae fut pourtant pas un grand homme , un de ces 
hommes qui marquent dans leur siècle par la supériorité du 
génie ou par la puissauce du caractère. Ce fut simplement un 
habile homme , un de ces hommes tels qu’il en paraît à toutes 
les époques, fins, avisés, souples, entendant l’art de se prêter 
aux circonstances, procédant par le calcul et sachant arriver 
à propos; de ces hommes qui n'impriment pas le mouvement 
à ce qui les entoure, mais le dirigent, qui ne dominent pas 
les événements, mais en lirent parti et remplacent Je génie 
par le savoir-faire. Les esprits élevés admirent d'autres mérites, 
le commun des esprits préfère ces mérites-là. Ils sont moins 
éloignés de terre , plus à purtée de la vue. Ils n'éblouissent 
pas surtout. Comme personnage politique , comme prince de 
l’Eglise , la vie de Jean de Rochelaillée a quelques taches, 
nous ne les avons pas déguisées, tant s’en faut. On doit peut- 
être les lui pardonner aujourd’hui quand on se reporte 
aux temps où il vécut, quand on songe aux divisions qui 
ébranlaient alors la Monarchie et l'Église. Les révolutions sont 
de rudes épreuves pour les hommes publics, il n’y a que les 
grands caracières qui savent y résister. Mais comme prêtre, 
comme particulier, la conduite de notre cardinal fut irrépro- 
chable , et le pays qui lui donna le jour peut, à juste titre, 


s’énorgueillir de sa mémoire. 
L'abbé CurisToPne. 


LE 


GOURGUILLON 


AU XIlle SIÈCLE. 


On m'a fait le reproche d'aimer les vieilles rues, et je crois 
vraiment l’avoir un peu mérité. Je visite souvent les anciennes 
maisons du quartier de l’ouest ; dans chacune de mes excursions, 
j'y découvre quelque joli détail, et je serai désolé quand le Pro- 
grès les fera disparaître (1). Hélas ! ce moment arrivera bientôt. 


(1) Le progrès, sous la forme de badigcon blane , jaune , rose , a souille 
depuis peu la plupart des remarquables maisons du quartier de l’ouest. Les 

jolis intérieurs de cour ont disparu sous une couche de lait de chaux, 
| épaisse comme les macons qui l'ont passée. L'hôtel de Gadagne et son élé- 
gantc lourclle, colorés d'un admirable glacis que le temps seul sait donner, 
cblouissent maintenant les yeux par une blancheur éclatante, et toute la fi- 
nesse des ornements et des moulures a été recouverte d’un grossier badi- 
geon. Certains propriétaires même ont mis un luxe de mauvais goùt dans 
ce travail de régénération. Voir la maison, rue Saint-Jean, 24. Le n° 37 
n'a pas subi l’affront d'une prétendue restauration, mais il va disparaitre, 
dit-on, bicutôt pour faire place à une annexe de la prison. Je rappellerai 
aux artistes badigconneurs qu’ils ont oublié de promener leur pinceau sur 
les aqueducs de Bonnant et de Chaponost ; espérons que l’année prochaine 
cet oubli sera réparé. 


LE GOURGUILLON AU XHI® SIÈCLE. 397 


Les nouvelles conditions apportées dans l'existence matérielle des 
peuples de notre époque, par le mouvement, les chemins de fer 
et l’amour du bien-être, exigent impérieusement des voies 
urbaines plus larges , plus aérées et plus en rapport avec l’im- 
mense circulation qui tend à animer nos rues. La capitale nous 
donne l’exemple : la démolition y passe le niveau de l'oubli sur 
tous les souvenirs , et rend le vieux Paris aussi jeune et aussi 
prosaïque qu’une ville des États-Unis. 

Les hommes qui gémissent sur l'entière disparition des nom- 
breux souvenirs de notre histoire nationale sont de plus en plus 
rares ; ils deviennent vieux, et le temps se charge de faire jus- 
tice. Ainsi, on peut bien leur permettre d’exhaler dans le désert 
des plaintes innocentes, dont l’écho ne se propagera que dans 
un cercle excessivement restreint. Si quelques jeunes hommes, 
insensibles aux ineffables jouissances de la Bourse, veulent per- 
pétuer de misérables préjugés, on étouffera leur voix en les 
accusant du crime irrémissible d’être ennemis du progrès. 

Naguère, M. Saint-Marc-Girardin, parlant du projet d'envoyer 
en Orient une commission scientifique, comme cela s’était fait 
pour les expéditions d'Égypte et de Morée, s’exprimait ainsi : 
« Mais, à Paris, un monument du moyen-âge, qui n’est pas en 
Orient, va bientôt tomber sous le marteau des démolisseurs. Je 
veux parler de la tour de la cour de Saint-Jean-de-Latran, ou 
de la tour Bichat, qui va disparaitre pour faire face à la rue des 
Écoles. . ... Je sais bien qu’entre la tour de Saint-Jean-de- 
Latran et les études à faire sur la Thrace ancienne et moderne 
il n’y a pas le moindre rapport; maïs tous les souvenirs se tien- 
nent, et, quand on parle des souvenirs de l'antiquité, j'arrive 
presque malgré moi aux souvenirs de notre antiquité, aux sou- 
venirs du moyen-âge. » (Journal des Débats, du 23 mai 1854). 

Quand on aura tout démoli et tout reconstruit à angle droit, 
quand toutes les maisons de Loutes les villes seront bâties dans 
le même style: petits pilastres, petits chapiteaux, croisées 
étroites, étages surbaissés, au grand avantage de la quantité; 
quand tout se ressemblera, on ne voyagera plus que pour affai - 
res. En effet, on ne se dérangera pas pour aller voir ce qu'on 


398 LE GOURGUILLON AU XIIIe SIÈCLE. 


rencontre chez soi. Une ville entièrement neuve et sans souve- 
nirs offre peu d'intérêt. Va-t-on à New-York par curiosité? non, 
on y est seulement conduit par l’attrait de faire des dollars. 

Je crois que le temps approche où toute couleur locale aura 
disparu, où la monotonie sera la reine de ce monde , et où le 
dessinateur ne trouvera plus à croquer le moindre lambeau de 
vieille muraille. Pendant que nous le pouvons encore, faisons 
donc quelques promenades dans nos vieux quartiers, et tâchons 
d'évoquer les souvenirs du passé : 

Lorsque je me dirige du côté Fourvières, j’éprouve un certain 
plaisir à gravir le Gourguillon ; j'y trouve des aspects que lon 
ne rencontre pas ailleurs, un caractère sut gerertis, qui n’esi pas 
un lieu commun, comme l’uniformité de la rue droite et plane. 
Je poursuis à la piste les blocs de granite servant de pavés ou de 
bornes aux maisons, et, depuis la rue des Prêtres, je soupçonne 
une voie romaine, passant par la rue Saint-Pierre-le-Vieux et 
aboutissant à la place des Minimes (1). 

Voici la petite place de Beauregard : mon imagination rètro- 
gradant au X1lle siècle, cherche les traces de la Recluserie de la 
Madeleine (2), si cèlèbre dans l’histoire des guerres civiles entre 


(1) Les Romains établissaient le pavage au moyen de larges dalles irrc- 
gulières , qu'on taillait de manière à obtenir une juxta-position. À Lyon , où 
le granite est abondant, on sc servait de cette roche, qui possède beaucoup 
de dureté. On peut encore voir une assez grande quantité de ces dalles au 
Gourguillon et à la montée St-Barthélemy. On remarquera celles qui servent 
à la construction des murs: elles ont été usées et lissées par le pas- 
sage des piétons. Dans les travaux faits dans le clos de la Sars, il y a trois 
ou quatre ans, on decouvrit une voie ainsi pavée, qui tendait de Fourvières 
à la Placc d'armes. Les propriétaires ne virent dans cette trouvaille qu’une 
carrière de picrres et en rejetérent, à droite et à gauche, les blocs qui repo 
saicnt sur un remblai antique, compose de terre, de débris de marbre et 
de poterie. La voie était recouverte d'une couche de même nature. 

(2) «Il y avait des chapelles, autrefois destinées à des personnes pieu- 
« ses, que l’on nommait reclus et rccluses , parce qu’elles vivaient séparées 
« du monde et renfermées dans ces sortes d'oratoires..…. Ste-Madeleine, 
« Ste-Marguerite étaient des recluserics de fille » Brossette. Éloye de la 
ville de Lyon. 1711, p.77. 


LE GOURGUILLON AU XHI® SIÈCLE. 399 


le clergé et les bourgenis de Lyon. Que de sang répandu à cette 
époque , avec accompagnement de pillage et d'incendie! Ne 
regrettons pas le bon vieux temps. Malgré certaines admirations 
en faveur du moyen-àge, qui exploitent la réaction, suite inévi- 
table de la révolution de février, reconnaissons franchement les 
avantages de notre temps et sachons poser une borne à la retro- 
cession dans le passé. Mais ne soyons pas trop snperbes, car la 
prédominance de la matière menace de nous conduire au progrès 
dans la décadence. D'ailleurs, quand on a traversé 93, quand 
on a été gouverné par les Voraces, quand on s’est trouvé naguëre 
au bord des abimes du socialisme le plus abject, on n’a pas le 
droit de blâmer ses ancêtres. La sagesse consisterait dans la 
modération, dans l'expérience et dans la science de fabriquer 
une chaîne avec les anneaux d’or de toutes les époques. 

Cette montée du Gourguillon , si humble , si méprisée par le 
progrès matériel , a été le théâtre d’une guerre longue et acharnée, 
et a vu défiler, sur ses vieilles dalles romaines de granite —dont 
quelques-unes existent encore, — les pompes les plus augustes. 
Le Chemin-Neuf n'ayant été ouvert qu'au XVIe siécle par le 
baron des Adrets, le Gourguillon était la voie naturelle qui unis- 
sait le cloître de Saint-Jean à celui de Saint-Just. Les grands 
personnages logeaient ordinairement dans l’un ou dans l’autre, 
et les cérémonies religieuses appelant vers la cathédrale les hôtes 
de Saint-Just, il s'ensuit que la côte du Gourguillon était fré- 
quentée souvent par les cortéges des hommes les plus puissants. 
Les princes, les archevèques, les rois et les papes chevauchaient 
le long de cette pente rapide, que beaucoup de nos concitoyens 
auraient presque honte de gravir, et connaissent à peine de 
nom. 


Au Xlile siècle, beaucoup de villes jouissaient déjà de fran- 
chises municipales très-étendues , obtenues du consentement 
libre ou forcé de leurs seigneurs, et avaient mis ces nouveaux 
droits sous la protection des rois de France. C'était pour ceux- 


400 LE GOURGUILLON AU X1III® SIÈCLE. 


ci le premier pas à la souveraineté. L'exemple était contagieux, 
et l'intérêt de la royauté favorisait la propagande des idées 
d'émancipation communale. 

Lyon avait une population considérable, ses habitants s'é- 
taient enrichis dans le commerce , l'instruction se trouvait en 
progrès, et, tout naturellement, on commençait à discuter les 
droits de l’archevèque et du Chapitre de Saint-Jean. Cette dis- 
cussion conduisait à supporter péniblement une administration 
sans contrôle. Les circonstances commandaient la plus grande 
prudence, car le moindre évènement pouvait devenir l’occasion 
d’une explosion terrible. En effet, une révolution se préparait, 
et elle éclata bientôt. 

Quoi qu’on en dise, il est des intérèts politiques très-légitimes 
qui demandent parfois satisfaction ; et si malheureusement les 
réformes les plus sages sont trop souvent compromises par les 
ambitieux sans conscience ou les exaltés sans raison ; il n’en 
est pas moins vrai cependant qu'elles sont justes et nécessai- 
res. Le gouvernement ecclésiastique ne tenait aucun compte 
des idées de ses administrés, et, non seulement il résistait, 
mais il semblait jeter le gant à ses adversaires. 

Malgré cette résistance, il ne faut pas, comme un des histo- 
riens contemporains de Lyon, en parlant des chanoines-comtes, 
les appeler des brigands tonsurés (Clerjon, t. 1, p. 269). Ces 
expressions de mauvais goût dénotent une passion incapable 
d'écrire l’histoire avec impartialité. D'ailleurs, il est très-peu 
philosophique de juger les évènements des àges passés, en 
se mettant au point de vue des idées de son siècle. Si le Cha- 
pitre de Saint-Jean avait aujourd’hui la prétention de s'empa- 
rer de la souveraineté de notre ville, ce serait assurément 
ridicule; mais, au XIIIe siècle, certains droits, appuyés sur 
une longue tradition, n'avaient pas encore élé contestés. Un 
pouvoir quelconque est nécessaire à la vie d’une société ; ceux 
qui le tiennent pensent toujours être dans la bonne voie en le 
défendant, et ordinairement ils ne se trompent pas. 

On était dans l’année 1195. De nouvelles taxes furent impo- 
sées sur les citoyens. Une violente opposition éclata aussitôt 


LE GOURGUILLON AU XIII SIÈCLE. 401 


avec grande énergie: cinquante des principaux habitants de 
Lyon prirent en main la direction du mouvement et firent 
occuper la tour du Pont-de-Pierre, du côté de Saint-Nizier. On 
posa des chaînes dans les rues afin de pouvoir arrêter au be- 
soin les soldats du Chapitre , et les différents quartiers de la 
ville s’organiserent en compagnies armées, sous le nom de 
pennonages (pannus). L’Archevéque et le Chapitre se fortifiè- 
rent dans les cloitres de Saint-Jean et de Saint-Just et dans 
le château de Pierre-Scise. 

En 1208, l’Église fit quelques concessions, et le roi Philippe- 
Auguste s’entremèla dans cette affaire , qui ne pouvait se ter- 
miner que par l’adjonction de Lyon au royaume de France. 
Les choses marchérent ainsi pendant plusieurs années, dans 
une espèce de provisoire, quand un événement important vint 
détourner l’attention, en 1244. 


Une longue rivalité entre le sacérdoce et l'empire agitait le 
monde , et des prétentions mutuelles exhorbitantes rendaient 
toute conciliation impossible. Le procès n’est pas entièrement 
vidé, car on sait combien il est difficile d'établir une limite par- 
faitement déterminée entre les deux pouvoirs. Aujourd’hui 
même, plusieurs états de l’Europe nous donnent encore le déplo- 
rable spectacle de ces querelles, renouvelées du moyen-âge. 

Innocent IV, nouvellement élevé sur le trône pontifical, réso- 
lut de tenir un concile général pour y faire condamner Fré- 
déric JT. Le pape ne se trouvait pas en sûreté à Rome, menacée 
par les troupes impériales. Les rois d'Aragon, d'Angleterre et 
de France, ne voulant pas rompre avec l'empereur, et compre- 
nant treés-bien que leurs intérêts temporels étaient plus ou moins 
en question, refusèrent de recevoir le pontife dans leurs états. 
Celui-ci choisit donc la ville de Lyon, indépendante du roi de 
France, et soumise encore à l’archevèque et au Chapitre. Il y 
convoqua le concile , et y arriva lui-mème vers le milieu de dé- 
cembre 1244, avec douze cardinaux. Il alla loger avec toute sa 

26 


402 LE GOURGUILLON AU Xi SIÈCLE. 


suite dans le cloître des chanoines de Saint-Just, situé entre la 
porte actuelle de Saint-Just et le quartier de Saint-Irénée. C'é- 
tait une résidence vaste et luxueuse, qui servait de logement 
aux rois de France quand ils passaient par Lyon. La basilique 
des Macchabées, illustre par ses souvenirs, par ses reliques et sa 
somptuosité, occupait le centre du cloître. Hélas à peine trouve- 
t-on aujourd’hui quelques vestiges de cette antique magnificence. 
Le souffle des révolutions religieuses a tout renversé, Les fana- 
tiques ont démoli ; les hommes d’affaires ont vendu les marbres, 
les porphyres, les reliquaires et toute la précieuse orfèvrerie que 
l’on montrait au peuple dans les fêtes solennelles. Les révolu- 
tions, sans exception, se traduisent toujours par le fanatisme et 
la cupidité. Ces deux passions, marchant parallèlement, font la 
guerre aux œuvres d'art et aux souvenirs les plus patriotiques. 
La Suisse nous a donné, dans ces derniers temps, un exemple 
de cette ignorance et de cette avidité, en dilapidant et vendant 
les frésors des églises et des couvents supprimés par le parti 
dominant (1). | 

Cent quarante évêques étaient réunis. Beaudoin, empereur de 
Constantinople, et Raymond, comte de Toulouse, se trouvèrent 


(1) Le Gouvernement français vient de recucillir une de ces épaves 
d'autant plus précieuse qu'elle est un souvenir des révolutions des XVe et 
XIX° siècles. Il s’agit d’un magnifique retable en or , enlevé à la cathédrale 
catholique de Bâle, à l’époque de la réforme. Ce retable étant considéré 
par les habitants comme une espèce de palladium , fut conservé dans un 
des souterrains de la cathédrale, approprice au culte nouveau. Mais la 
guerre civile ayant éclaté dans le canton , en 1834, la campagne se sépars 
de la ville , et le résultat de cette révolution fut la formation de deux demi. 
cantons. Le parti rural victorieux cxigea qu'on lui cédât le retable, dont il 
faisait le plus grand cas, non pour la forme mais pour le fond. Les campa- 
gnards, beaucoup plus en progrès que les bourgeois, se disposaient à tirer 
un parti raisonnable de leur conquête en la fondant, lorsque le retable , 
après avoir été soigneusement pesé par ces positifs républicains , fut ven- 
du à M. le colonel Theubet de Bâle. Cette pièce très-remarquable, don- 
née par l'empereur Henri IT à la susdite cathédrale , au commencement du 
XIIe siècle , vient d’être acquise par le ministre d'Etat pour le musée de 
Cluny. = Voir le Moniteur du 20 juin 1854. Prosp. Mérimée. 


LE GOURGUILLON AU XIII® SIÈCLE. 403 


aussi à Lyon. Le pape tint une séance préparatoire dans le cloître 
de St-Just, le 26 juin 1245, afin de mettre de l’ordre dans les 
matières qui devaient se traiter. 

La veille de St-Pierre, Innocent IV,suivi de toute la cour papale, 
de l’empereur de Constantinople et du comte de Toulouse, se 
rendit solennellement à la cathédrale de St-Jean, pour ouvrir le 
XIIIe concile œcuménique et passa nécessairement par la montée 
du Gourguillon. Le cortége étala toute la magnificence possi- 
ble. Les grands personnages de cette époque avaient beaucoup 
de luxe dans leurs habillements, et la présence des chevaliers du 
Temple et de St-Jean de Jérusalem, chargés de la garde du 
concile, devait donner un lustre de plus à la cérémonie. » Ce 
fut dans ce concile que les cardinaux parurent la première fois 
avec l’habit de pourpre, dont le pape venait de les revètir. 
C’était l’habit particulier de nos chanoines. Nos archives et plu— 
sieurs anciennes peintures semées dans la province en font foi.» 
— Hist. litt. de Lyon, par le P. Colonia. XIlle et XIVe siè- 
cles (1). 

Pendant la durée du concile qui fut de vingt jours, le pape 
étant logé à St-Just, il est à présumer que le cortége descendait 
et montait souvent la rude pente du Gaurguillon. Si cette voie 
étroite ne permettait pas à la foule de s’y agglomérer, les croi- 
sées et les terrasses des jardins étaient probablement garnies 
de toutes les notabilités de la ville. A cette époque, le quartier 
était occupé par des familles riches : plusieurs maisuns, 
d’une date relativement moderne, prouvent par leur architec- 
ture que, longtemps après le XIIIe siècle, le Gourguillon était 
encore habité par l'élite de la population lyonnaise. Enfin, on 
prononça la condamnation de Frédéric IH; on le priva de ses 


‘1) On peut voir, chez M. le curé de St-Just, un tableau représentant 
Innocent IV, donnant la rose d'or au Chapitre de St-Just. Les cha- 
noines y portent la soulane rouge. Cc tubleau, assez faible, mais très- 
intéressant sous le rapport historique , fut trouve chez un brocanteur par 
M. Boué , ancien curé de la susdite église. Les costumes semblent indiquer 
la fin du XVIe siècle. 


404 LE GOURGUILLON AU XIII* SIÈCLE. 


droits au pouvoir temporel, et ses sujets furent déliés de leur 
serment de fidélité. Si l'on se reporte au moyen âge ; on com- 
prendra l'émotion de la population, et combien les masses, sous 
l'impression de cet événement, durent se porter sur le passage 
du pape et de son cortége. 

Innocent IV fit un séjour de six ans dans le cloître de St- 
Just. Cette côte du Gourguillon, aujourd’hui d’un aspect si mi- 
sérable, reçut probablement de la cour papale une animation 
extraordinaire. Par suite des querelles entre les bourgeois et les 
chanoines, le chef de la chrétienté, pris souvent pour arbitre, 
avait acquis une influence presque souveraine. St-Just était le 
centre où aboutissaicnt toutes les affaires. Les partisans des idées 
nouvelles et les amis du Chapitre devaient souvent gravir notre 
montée, au sommet de laquelle on voyait une très-ancienne 
croix, vulgairement appelée Croix de colle. Ce nom provenait, 
dit-on, de crux decollatorum, croix des décollés, parce qu’elle 
avait été élevée sur le lieu où Septime Sévère avait fait déca- 
piter un grand nombre de chrétiens. Le P. Ménestrier n’adopte 
pas cette étymologie ; suivant lui, aucun document historique ne 
confirme cette tradition ; il pense que de crux collis, croix de la 
colline, on aura fait croix de colle. Cependant, postérieurement 
au P. Ménestrier , la première opinion était encore reçue, car 
elle est émise par Nivon, chanoine de St-Irénée, dans le Voyage 
du St-Calvaire, Lyon, 1731. 

On dit que le pape penchaït en faveur des bourgeois, quoique, 
dans sa jeunesse , il eût été membre du Chapitre de St-Jean : 
« nous serions peut-être en peine d'en imaginer la cause, si 
Matthieu Paris ne l’avoit remarquée en ses annales de l’année 
1245, où il dit que la pape ayant voulu donner à quelques 
étrangers, ses parents, des prébandes de l’église de Lyon, indé- 
pendamment du Chapitre, nos chanoines lui résistèrent en face, 
et lui firent dire que si ces prétendants à leurs prébendes parois- 
soient dans Lyon, ils les feroient jeter dans le Rhône ». Hist. 
consul. Ménestrier, p. 303. 

Les bourgeois se révoltaient contre l'autorité excessive des 
chanoines, et ceux-ci semblaient leur donner raison en refusant 


LE GOURGUILLON AU XIII SIÈCLE. 405 


obéissance au pape. C’est l’histoire passée et présente de tous les 
partis, qui peuvent mutuellement s’accuser des mêmes inconsé- 
quences, et se prévaloir des antécédents de leurs adversaires. 

Innocent IV se montra très-reconnaissant envers les chanoi- 
nes de St-Just de l'hospitalité qu’il en avait reçue. Il leur ac- 
corda de grands priviléges et leur fit présent d'une rose d’or, que 
l’on montrait au peuple, le dimanche de la Passion (1). La basi- 
lique des Macchabées ayant besoin de grandes réparations, le 
pape y consacra des sommes importantes, et par plusieurs bul- 
les il accorda des indulgences à ceux qui concoururent à cette 
œuvre. Ce fut également à lui que l’on dut l’entreprise de la 
construction du pont de la Guillotière (2). 


(1) La rose d'or disparut à l'epoque du sac de St-Just, en 1562. Elle était 
ornée d'une cornaline antique, sur laquelle on remarquail gravée, dit-on, 
une tête d’Hercule. Le P. Colonia prétend qu'on y voyait le portrait du 
pape ; mais cette opinion peut difficilement se soutenir, car on n'eût pro- 
bablement pas trouvé, au XIIIe siècle, des artistes, graveurs sur pierre dure, 
capables de faire un portrait approchant de la perfection antique. 

(2) Dans la plus haute antiquité, la difficulté de la construction des 
ponts et leur utilité avaient fait regarder ces entreprises comme chose 
sainte. Les ponts étaient mis sous la sauve-garde de la religion. Delà les 
prêtres prirent le nom de pontifices, fabricateurs de ponts. 

En effet, ils étaient charges de la surveillance de ces monuments d’utilite 
publique. Dans le moyen âge, cette difficulté existait également , et la con- 
struction d'an pont nouveau était regardé comme une merveille. Ainsi, 
nous trouvons une multitude de légendes à ce sujet. Le pape Innocent IV, 
accordant des indulgences à ceux qui contribuaient , par des dons pécu- 
niaires, à bâtir le pont de la Guillotière, faisait un noble emploi de sa 
puissance spirituelle. Il me semble que la reconnaissance des habitants de 
Lyon lui devrait le souvenir d’une statuc, d'autant que notre époque n'est 
pas avare de ces sortes de monuments. 

Saint Bénezet institua unc confrérie pour la fabrication des ponts, et 
il construisit celui d'Avignon. Dans le même temps, ses disciples élcvèrent 
le magnifique pont du Saint-Esprit, que le progrès matériel , insensible à 
tout ce qui est art, poésie el souvenirs , s'occupe à mutiler, sous un pré- 
texte ulilitaire. 


406 LE GOURGUILLON AU XIII® SIÈCLE. 
IV. 


Le pape quitta Lyon en 1251. Sa présence et son intervention 
avaient réussi à contenir momentanément l’animosité récipro- 
que des bourgeois et des chanoines; mais, comme dit naïve- 
ment Paradin : « L’ulcère qui avoit si longuement attiré de si 
pernicieuses humeurs se rompit. » Les gens du Chapitre ayant 
fait quelques arrestations arbitraires, une insurrection générale 
éclata. Le peuple se porta sur le cloître de St-Jean, s’en empara 
et pilla les maisons des chanoines. Ceux-ci se réfugièrent dans 
le cloitre de St-Just, muni d'excellentes fortifications qui pou- 
vaient défier les fureurs populaires. De leur côté, les soldats de 
l'église commettaient mille désordres dans les campagnes, dé- 
vastant et dévalisant les maisons des bourgeois. La guerre était 
donc déclarée de part et d'autre, accompagnée de toutes sortes 
d'horreurs. 

Cette révolte contre le pouvoir légitime du temps finit cepen- 
dant par le triomphe des idées, au nom desquelles elle avait été 
excitée. Elle institua et sut consolider le gouvernement consu- 
laire de Lyon, dont la durée de cinq siècles ne fut interrompue 
que par la révolution de 1789. Si nos aïeux ont fondé quelque 
chose de stable, c'est que leur sagesse les a garantis de l'impa- 
tience, et les a empêchés de démolir le lendemain ce qu’ils 
avaient édifié la veille. 

Le premier soin des bourgeois, après la prise de St-Jean, fut 
de barricader les rues. On voit que notre siècle n’a pas tout in- 
venté. Cependant quand on songe au pauvre moyen employé 
par nos pères, on ne peut s’empècher d'avouer nos immenses 
progrès en ce genre. Les fréquentes et terribles barricades pa- 
risiennes de notre temps attestent un savoir faire très-perfec- 
tionné. Les chanoines, se plaignant des habitants de Lyon, dé- 
crivent ainsi, dans un latin peu cicéronien , ces mesquines 
entraves apportées à la circulation : ên pluribus locis civilalis 
lugdunensis erant catenæ, scilicet lapides angulares, habentes 
crochetos el annulos ad affigendas catenas. Quelques chaines 


LE GOURGUILLON AU XIII° SIÈCLE. 407 


tendues entre deux bornes, au moyen d’anneaux et de crochets, 
seraient maintenant enlevées au pas de course et sans la moin- 
dre difficulté. 

Les bourgeois ne se contentèrent pas de tendre des chaines : 
‘ils s'emparèrent des hauteurs de Fourvières, et comme le Gour- 
guillon était la voie de communication obligée entre la ville et le 
cloître de St-Just, ils se retranchèrent vers la recluserie de la 
Madeleine, située un peu au-dessus de la place de Beauregard. 
Hs y construisirent un véritable fort surmonté d'une tour, ainsi 
que nous l’apprenons par la sentence du concile de Belleville : 
domum quemdam oraltionis , reclusorio perpetuo quondam à 
sanctis patribus archiepiscopibus lugdunensibus deputatam, 
elin honorem sanctæ Magdalenæ dedicatam, speluncam latro- 
num fecerunt, superædificantes turrim el conficientes ibi cus- 
todes armigeros, qui quotidie et publice spoliant transeuntes. 
— D'une maison de prières. destinée par nos saints archevé- 
ques de Lyon à une recluserie perpétuelle, et dédiée à sainte 
Marie-Madeleine, ils ont fait une caverne de voleurs, en y 
construisant une lour et y logeant des hommes armés, qui 
quotidiennement ct publiquement dépouillent les passants. Le 
P. Ménestrier. De bellis et induciis). 

Au XIlle siècle, les partis politiques ne se ménageaient pas 
plus dans leurs discours que de notre temps. Chacun voyait, 
comme à présent, une paille dans l'œil de son voisin, quand 
il avait une poutre dans le sien. Les bourgeois ne gardaient 
pas bouche close, et ils renvoyaient à leurs adversaires un 
latin non moins accablant, dans un Mémoire adressé au roi et 
au légat du pape: mullos homines de civibus Lugduni (cano- 
nici) vulneraverunt et occiderunt citrà el intra civitalem, et 
mulla damna enormia fecerunt et inlulerunt eisdem. — Les 
chanoines ont blessé et tué beaucoup d'hommes parmi les ci- 
| toyens de Lyon, tant à l'intérieur qu’à l'exlcrieur de la ville 
et leur ont fait éprouver des pertes énormes. Suit l'exposé des 
nombreux méfaits des chanoines racontés dans tous leurs dé- 
tails. Les bourgeois se représentaient comme da malheureuses 
victimes, forcées d’user du droit de légitime défense, et inca- 


408 LE GOURGUILLON AU XIIIe SIÈCLE. 


pables de faire le moindre mal. Nous verrons cependant ces 
agneaux commettre des atrocités abominables. | 

Les pièces latines, dont je viens de citer quelques fragments, 
sont extrèmement curieuses : ce sont des Mémoires présentés 
par les intéressés aux différents médiateurs qui cherchent à ar— 
ranger pacifiquement ces difficiles affaires. On y remarque les 
mêmes passions de notre époque, la même injustice à l'égard , 
des hommes et des choses, et la même inconséquence après des 
reproches mutuels et mérités. 

L'état de guerre entre le chapitre et les habitants de Lyon 
dura longtemps. Le fort de la Madeleine fut souvent pris et 
repris, avec grande cfusion de sang, car on se massacrait im- 
pitoyablement. Le peuple attaqua aussi plusieurs fois, mais 
inutilement, le cloitre de St-Just, parfaitement fortifié et défendu 
par des soldats aguerris. 

En 1269, une trève ménagée par l'intermédiaire de saint Louis 
mit fin momentanément à cet état de choses. Un acte impor- 
tant plaça entre les mains du roi l'administration de la justice, 
donna ainsi aux habitants une première satisfaction, et institua 
pour la couronne de France un droit de souveraineté sur la 
ville de Lyon. Mais Louis IX était parti pour l'expédition de 
Tunis, dont on connait la déplorable issue. Son absence causa 
de nouveaux troubles. Le Chapitre, toujours retranché dans le 
cloître de St-Just, assembla secrètement des troupes, et lors- 
qu’il crut le moment opportun, il recommença la guerre, en at- 
taquant inopinément le fort du Gourguillon. Beaucoup de bour- 
geois , surpris probablement par cette agression inattendue, 
périrent victimes de la trahison des chanoines. 

Cette rupture de la trève ranima entre les partis une haine qui 
n’était qu'assoupie. Les citoyens se levèrent en masse, et allè- 
rent donner l'assaut au cloître de St-Just, qui résista à une 
impétuosité mal conduite. Les habitants de Lyon sentant le 
besoin d’une bonne direction centralisèrent le commandement 
* dans la personne du seigneur Humbert de la Tour, militaire dis- 
tingué de cette époque. On se porta de nouveau à St-Just. Plu- 
sieurs fois on essaya d'emporter le cloitre , mais toujours sans 


u 


LE GOURGUILLON- AU XIIH® SIÈCLE. 409 


succès. 11 paraît cependant que ses défenseurs souffrirent beau- 


coup et que des chanoines furent tués. 

Pour se venger de cette résistance, les bourgeois incendièrent 
pue partie du quartier, ainsi que l'hôpital de St-Irénée, massa- 
crant impitoyablement les pauvres habitants, dont le seul crime 
était de relever du chapitre de St-Just. 

De son côté, la garnison du cloître ne restait pas inactive, elle 
envoyait des détachements qui dévastaient dans la campagne 
les propriétés des habitants de Lyon. Ceux-ci, par manière de 
représailles, allaient ravager les terres de l'église. Le 29 no- 
vembre 1270, ils se portèrent sur le village d'Ecully. La popu- 
lation effrayée, femmes, enfants et vieillards, se réfugièrent dans 
l’église, et le curé, pour implorer le secours divin, célébra la 
messe. Les bourgeois, sans respect pour cet asile sacré, amassè- 
rent à l’entour des matières combustibles, et firent périr dans 
les flammes le pasteur et son malheureux troupeau. Non con- 
tents de cela, ils pillèrent Îles maisons abandonnées et revinrent 
chargés de butin. Après cet abominable exploit, ils se ruèrent 
sur les villages de Couzon et de Genay qui furent incendiés. 

Le désordre et la désolation qui le suit étaient à leur comble ; 
les idées chrétiénnes semblaient éteintes, non seulement dans 
ce qu'elles ont de miséricordieux, mais dans le respect dû au 
pouvoir spirituel de l'Eglise. Le synode assemblé à Belleville 
lançait inutilement un interdit sur la ville de Lyon; la guerre 


. , continuait, et les bourgeois ne semblaient pas beaucoup 8e 


soucier des foudres du concile. Il faut avouer que de la part 
des prélats qui le composaient il y avait grande partialité en 
faveur du chapitre de St-Jean ; mais il n’en est pas moins vrai 
que le fait peut paraitre extraordinaire dans cette ère du moyen- 
âge, qu’on nous représente comme douée d’une foi excessive- 
ment vive. Je ne pense pas que les croyances fussent éteintes, 
mais les passions étaient encore plus puissantes, et ce sont elles 
qui dominent dans les mouvements populaires. Si nous nous 
reportons aux événements contemporains, nous verrons com- 
bien la passion nous a fait commettre de fautes, non seulement 
contre les doctrines que nous prèchons journellement , mais 


410 LE GOURGUILLON AU Xili® SIÈCLE. 


même contre nos plus chers intérêts. Je m'adresse ici à tous les 
partis. 

Philippe If (le Hardi), à son retour d'Afrique, — 1271 — ap- 
prenant le misérable état où se trouvait la ville de Lyon, entre- 
prit de lui rendre la tranquillité : il se posa comme médiateur. 
On convint d'une suspension d'armes ; mais rien ne fut définiti- 
vement réglé. Chaque parti conserva ses prétentions intactes ; la 
haine resta la mème, et l’on ne fit que renvoyer à des temps plus 
ou moins éloignés le règlement de ces comptes embrouillés. 


V. 


Thibaud, archidiacre de Liége, venait d’être élu pape, sous le 
nom de Grégoire X.— 1271—Dans sa jeunesse, il avait été mem- 
bre du chapitre de St-Jean. Cette circonstance influa probable- 
ment sur le choix qu'il fit de la ville de Lyon, pour y tenir un 
concile dans l'espérance d'opérer la réunion des églises latine et 
grecque. Il fait observer, dans une lettre-circulaire, qu'il serait 
peut-être plus conforme à la dignité pontificale de célébrer le 
concile à Rome ; que cependant la situation de Lyon, présen- 
tant plus de facilité à l’arrivée des évêques et des seigneurs 
laïques, appelés de tous les lieux de la chrétienté, pour résou- 
dre une question d’une telle importance, il s’est décidé à y réu- 
nir un concile général. 

Jamais assemblée ne fut plus remarquable par le nombre et 
la qualité de ses membres : on y compta quinze cardinaux, 
cinq cents évêques, soixante-dix abbés, mille autres prélats, les 
ambassadeurs des principaux souverains de l’Europe, ainsi que 
les grands maîtres des hospitaliers et des templiers. Les cloitres 
de St-Jean et de St-Just reçurent une partie de tous ces grands 
personnages et le reste fut logé dans les meilleures maisons de 
la ville. Le pape ouvrit solennellement le concile, le 7 mai 1274, 
davs l’église métropolitaine de St-Jean. On doit penser combien 
la tenue de ce concile apporta de mouvement dans Lyon, mais 
principalement le long de notre montée du Gourgüillon, passage 
indispensable de tous ceux qui se rendaient du cloître de St-Just 


LE GOURGUILLON AU XIII® SIÈCLE. 4ii 


à la cathédrale. D'ailleurs, il y avait certainement entre les 
hôtes du bas et du haut de la ville, un échange de visites, qui 
faisait du Gourguillon la rue spécialement fréquentée par les 
illustrations du moment. 

Parmi les hommes célèbres qui accompagnèrent le pape, on 
distingua St-Bonaventure, une des lumières du concile, et qui 
mourut pendant sa durée. 11 fut inhumé dans l'église, qui de- 
puis porte son nom (1). 

Les envoyés des Grecs, après un voyage maritime assez mal- 
heureux, arrivèrent enfin à Lyon, où on les accueillit avec beau- 
coup de magnificence. Le pape reçut dans le même temps une 
ambassade de Tartares, demandant à faire alliance avec les 
chrétiens contre les musulmans. Cette grande affluence d’'étran- 
gers dut laisser beaucoup d'argent dans la ville, et l'intérêt 
bien entendu des bourgeois faisant une nécessité du bon ordre, 
le concile accomplit tranquillement sa session. Le pape prononça 
solennellement la réunion des deux églises (2) ; mais chacun 
sait que cette proclamation ne fut suivie d'aucun effet. Les 
Grecs et les Latins sont restés divisés. La conséquence de cette 
division fut de laisser les premiers sans secours en face des 
Mahométans victorieux, et aujourd’hui elle ne leur permet d’au- 


(1) La châsse qui renfermait le corps de saint Bonaventure était d’une 
grande richesse. Elle disparut en 1562 , à l’époque du pillage des églises 
par les bandes du baron des Adrets. Celle qui contenait le chef du saint fut 
sauvée par le courage du P. Gayette. Il refusa de découvrir le lieu où il 
l'avait cachée, et après avoir souffert pendant trois semaines les tortures de 
la prison, il fut enfin massacre sur le Pont-de-Picrre et jeté dans la Saône. 
(Hist. lit. Le P. Colonia). 

(2) « L'annonce de la réunion de l'Église grecque produisit dans Lyon 
« une vive sensation... Jean Legris, curé de St-Pierre et St-Saturnin, 
« en éprouva une telle joie, qu’il fonda à perpétuité deux processions aux 
« fêtes de la Pentccote, l'une à l'Ile Barbe, l’autre à la chapelle du Pont- 
« du-Rhônc. Ces processions ctaient suivies d’une distribution de pain aux 
« pauvres, ct d'une danse ouverte sous la feuillée par le curé et l’abbesse 
« de St-Pierre. Le revenu de deux maisons fut affecté à la dépense de ces 
« fêtes et de cette danse , qu'on remplaça plus tard par un feu d'artifice. » 
( Hiet. de Lyon. Monfalcon , t. 1, p. 407). 


419 LE GOURGUILLON AU xXiii® SIÈCLE. 


tre espoir que d'échanger la tyrannie des Turcs contre celle des 
Moscovites. 

Grégoire X usa généreusement de sa médiation, pour termi- 
ner amiablement le sanglant procès pendant entre le chapitre et 
les habitants de Lyon. Il fit ce qu’il puf, en cherchant à conci- 
lier des prétentions extrémement tranchées, et il ordonna la 
démolition des fortifications élevées pendant la guerre. Malgré 
ses efforts, l'ordre ne se constitua pas définitivement, et chaque 
parti garda ses idées. Des troubles eurent lieu plusieurs fois, 
et notamment en 1284 et 1289. Philippe IV dit le Bel était monté 
sur le trône. Ses querelles avec Boniface VILE et son ambition 
personnelle devaient nécessairement en faire un protecteur in- 
téressé des bourgeois. L'élection de Clément V acheva de donner 
gain de cause au roi de France et à la commune de Lyon. 

Il est à présumer que si les prescriptions de Grégoire X , re- 
lativement aux fortifications élevées dans l’intérieur de la ville, 
ne furent pas ponctuellement ohservées , il s'était cependant 
produit une certaine lassitude, qui avait fait négliger l'entretien 
du fort du Gourguillon. Au commencement du siècle suivant, il 
n’avait pas été entièrement démoli, et il en subsistait des restes 
très-considérables, qui furent la cause d’une épouvantable ca- 
tastrophe. 


VI. 


Bertrand de Got, sous le nom de « Clément V fut élu par le 
crédit de la faction française et par les ordres secrets du roi 
Philippe-le-Bel ; car on sait que les intérêts et les passions des 
hommes sont, en un certain sens, la raison de Dieu et entrent 
_ comme tout le reste dans les vues de sa Providence. » (Le P. 
Colonia. Hist. litt.}—. Voulant témoigner sa reconnaissance, le 
nouveau pape céda aux désirs du roi, en promettant de trans- 
porter à Avignon le siége pontifical. Cette malheureuse conces- 
sion fut une des principales causes du grand schisme, dont le 
scandale affligea le monde chrétien et ne se termina ‘qu’en 1417, 
au concile de Constance, par la proclamation de Martin V. 
L'abandon de Rome, de la ville. où St-Pierre avait exercé son 


LE GOURGUILLON AU XIIIe SIÈCLE. 413 


ministère et souffert le martyre, était un vrai mépris des tradi- 
tions religieuses, et devait nécessairement ternir l’auréole qui 
entourait le St-Siége ; en outre, de très-graves intérêts politi- 
ques et matériels se trouvaient froissés par cette funeste résolu- 
tion. Toutes ces causes réunies ne pouvaient que produire de 
grandes calamités, et le triste événement, qui siguala le cou- 
ronnement de Clément V, semblait un avertissement du ciel. 

Le pape, ayant résolu de fixer sa résidence en France, convo- 
qua les cardinaux à Lyon pour la cérémonie de son couronnement; 
il choisit cette ville, à cause de sa proximité de l'Italie et des rela- 
tions qu'il y avait eues antérieurement. Son frère, Beraud de 
Got, en avait été archevêque, et lui-même était alors son vicaire- 
général. Les rois de France, d'Aragon et d'Angleterre furent in- 
vités à se trouver à Lyon , ainsi que les principaux seigneurs de 
leur royaume. La célébrité de l’église des Saints-Macchabées , 
ou de Saint-Just, engagea le pape à s’y faire couronner , et la 
cérémonie eut lieu le 14 novembre 1305, avec grande pompe. 
Le souverain pontife se disposa ensuite à descendre vers l’arche- 
vèché. Philippe-le-Bel fit l'office d'écuyer en aidant Clément V 
à monter à cheval. Le comte de Valois, frère du roi, à droite, et 
le duc de Bretagne, à gauche, tenaient les rênes; le roi de France, 
à cheval, marchait à côté et à droite. 

Une immense population se porta sur le passage du cortège. 
Les maisons du Gourguillon regorgeaient de spectateurs jusque 
sur les toits. L'ancien fort bâti par les bourgeois, vers la reclu- 
serie de la Madeleine, ayant été abandonné, et peut-être déman- 
telé, tombait en ruines. Il était surchargé d’une foule curieuse, 
” parfaitement placée pour voir la cérémonie. Lorsque Clément 
fut arrivé au-dessous de ces vieilles murailles, elles s’écroulè- 
rent tout-à-coup, ensevelissant sous leurs débris les spectateurs 
et les personnages du cortége. Le pape fut renversé de dessus 
sa monture ; sa tiare roula sur le pavé, et il s’en détacha une 
escarboucle estimée 6,000 florins d’or. « Elle fut retrouvée , s’il 
faut en croire Ptolémée de Lucques, l’un des six auteurs qui 
ont écrit la vie de Clément V. » (Le P. Colonia, Hist. litt.) Le 
duc de Bretagne, qui marchait à sa gauche, accablé sous une 


414 © LE GOURGUILLON AU XII SIÈCLE. 


masse de pierres, mourut trois jours après de ses blessures. Le 
roi fut en grand danger, et le comte de Valois reçut aussi des 
contusions. Beaucoup de personnes de distinction périrent on 
furent grièvement blessées. Quant aux victimes parmi le peuple, 
elles durent être fort nombreuses. On pense quelle consternation 
cet événement apporta au milieu des pompes de la cérémonie, 
et combien l’étroitesse de la voie parcourue augmenta le désor- 
dre. La montée des Épies, qui aboutit sut la petite place de 
Beauregard, n'existait pas encore (1), et, par conséquent, cette 
issue manquait à la foule. Ce désastre fut certainement accru 
par l'encombrement. Lorsque la panique s’empare des masses, 
on voit toujours un grand nombre de gens écrasés ou étouftés 
dans la presse des fuyards. 

Ce fut à la hauteur de la place de Beauregard qu'’eut lieu cette 
terrible catastrophe , et le mur qui l’occasionna devait être à 
gauche en descendant. La recluserie de la Madeleine est indiquée 
sur le plan du P. Ménestrier, un peu au-dessus de ladite place, 
et du côté de la Saône. Cette chapelle de la Madeleine était en- 
tourée d’un ténement , et quand les historiens racontent que le 
fort du Gourguillon fut élevé sur la recluserie en question , cela 
doit s’entendre du bâtiment et du terrain environnant. 

Le fort fut mis à cheval sur la montée, et les bourgeois étant 
maitres de Fourvières, ne craignaient pas d’être dominés par les 
assaillants. Le but des insurgés était de barrer le passage, et 
leurs travaux de défense s’étendaient des deux côtés de la voie. 
Le comte de Valois se tenait à la droite du pape, et le duc de 
Bretagne à gauche. Celui-ci ayant été écrasé sous l'éboulement, le 
mur se trouvait donc nécessairement à gauche. Le roi et son-frère, 
plus éloignés à droite, ne reçurent que des contusions. Paradin 
précise très-bien cette position de la vieille muraïlle éboulée : 
« Comme la personne du pape Clément V commenca à descendre 


« ouvrit , en l'année 1535 , un passage pour les desservir. Il fut appelé rue 
des Pies de Fuer, ct, par corruption, montée des Épies. » — Cochard. Guide 
du voyayeur à Lyon. 


LE GOURGUILLON AU XIII SIÈCLE. 415 


vers la recluserie de la Madeleine, une vieille muraille étant de 
l’autre côté (qu’aucuns estiment avoir été des ruines du palais 
de Severus ou bien d’un théâtre antique), penchant sus la rue, 
tant chargée de peuple de toute sorte qui s’y étoit jeté pour voir 
passer le pape, fut emportée en bas... » 

Ces ruines que Paradin estime être celles du palais de Septime- 
Sévère ou d’un théâtre antique, étaient bien les restes du fort ; 
car, lui-même, en parlant de la guerre civile, a dit précédem- 
ment : « Étant les choses en ces termes , ceux de la cité dressè- 
rent un fort en l’église la Madeleine, lequel, depuis, tomba et 
tua beaucoup de gens. » 

J'ai avancé qu'il ne fallait pas prendre à la lettre ce que racon- 
taient quelques historiens de la construction du fort sur la cha- 
pelle de la Madeleine ; car il n’eut pas entièrement inter- 
cepté le passage. Le P. Ménestrier s'exprime ainsi : « Les 
habitants de Lyon firent des forts et des redoutes au devant de 
la porte de Saint-Just, et se fortifièrent dans deux grosses tours, 
dont l’une était à la chapelle de la Madeleine, qui sert mainte- 
nant d'église aux religieuses du Verbe-Incarné, et dans une 
tour voisine, dont on voit encore quelques masures d’une prodi- 
gieuse maçunnerie. | 

Ladite chapelle était restée intacte, puisqu'on la retrouve sur 
le plan du P. Ménestrier (XVI: siècle). Elle pouvait bien appar- 
tenir aux religieuses du Verbe-incarné, mais, cependant , ce 
n’était pas leur église officielle. En effet, Antoine Bougerol, dans 
une description des églises de Lyon, 1665, cite séparément celle 
des religieuses et la chapelle de la Madeleine. (Etudes sur les 
hist. du Lyonnais, F.-Z. Collombet, 1839.) 

Ces religieuses ne s’établirent dans la maison occupée par le 
pensionnat de M. Guïülard, qu’en 1637. Auparavant , Guillaume 
Duchoul, antiquaire du XVIe siècle, en avait été propriétaire. 
Pius tard, en 1672, elles firent l’acquisition d’un ténement, pro- 
venant de la famille Orlandini, où était située la chapelle de la 
Madeleine. (Cochard, Guide du voyageur à Lyon.) 

La montée des Épies ayant été ouverte en 1535, et le téne- 
ment de la Madeleine étant situé au-dessus, on ne se rend pas 


416 LE GOURGUILLON AU xIlIe SIÈCLE. 


bien compte comment les religieuses pouvaient communiquer 
de leur monastère vers la chapelle de la Madeleine. Au reste, il 
parait que cet inconvénient ne leur permit pas de garder cette 
propriété, puisque la chapelle avait disparu en 1731. Nivon, cha- 
noine et infirmier de Saint-Irénée, dans son Voyage du saint 
Calvaire (Lyon, 1731), ne la mentionne nullement ; cependant, 
il fait une station à chacune des églises qui se trouvent sur son 
passage, depuis les bords de la Saône jusqu'à Saint-lrénée , en 
passant par le Gourguillon : Saint-Pierre-le-Vieux, les R.-P.- 
Trinitaires, le Verbe-Incarné, les R.-P.- Minimes, les Ursulines- 
de-Saint-Just, Saint-Just. 

Clément V se montra très-favorable à l'égard des prétentions 
de Philippe-le-Bel, et, par conséquent, de celles des habitants 
de notre ville. 1] ne parait pas cependant qu'il ait eu le pouvoir 
d'apaiser entièrement les troubles, car, en 1312, Pierre de 
Savoie, archevêque de Lyon, revendiqua ce qu'il appelait ses 
droits ; mais il fut obligé de se renfermer dans le château de 
Pierre-Scize. Louis-le-Hutin, fils du roi, suivi d’une armée, mit 
fin à cette équipée du prélat, en s’emparant, sans effusion de 
sang, du cloître de Saint-Just qu’il fit démanteler. Enfin, intervint 
un traité, en 1320, qui constata la souveraineté du roi de France, 
et assura la durée du gouvernement consulaire de la ville de 
Lyon. | 

Beaucoup de gens ne comprendront certainement pas l'intérêt 
que je prends aux vieilles rues, aux vieilles maisons, aux sou- 
venirs du passé. Plusieurs même me trouveront probablement 
très-ridicule ; je ne m'en étonnerai pas. Il y a dans les plaisirs 
de l’imagination un charme inconnu de la plupart des hommes. 
Ce charme ne consiste pas dans la simple vue de l’objet : il faut 
absolument que l’esprit se mette de la partie. Celui qui monte- 
rait sur le Palatin ou l’Aventin comme s’il faisait une promenade 
à la Croix-Rousse, ne devra jamais aller à Rome. Dernierement, 
un touriste me racontait qu’il y était resté une huitaine de jours, 
et que deux journées lui auraient suffi pour la connaitre parfai- 
tement. Son mépris pour l’illustre cité surpassait tout ce que l’on 
peut imaginer, et il termina ses impressions de voyage par ce 


LE GOURGUILLON AU XIHj® SIÈCLE. 417 


trait : « Ces imbeciles de Romains ne savent que gratter la 
terre pour trouver des morceaux de pierres cassées. » Je pense 
qu’il voulait parler des magnifiques fouilles exécutées, par ordre 
de l’administration, sur le forum , la voie Appienne et autres 
lieux célèbres. En se mettant à son point de vue matérialiste, 
il avait parfaitement raison. Je ne demandai aucune explication, 
car, on le conçoit, nous ne pouvions pas nous comprendre : mon 
interlocuteur m'aurait trouvé très-stupide, tandis qu'il me sem- 
blait l'entendre proférer des paroles blasphématoires. 

C'est pour moi un plaisir de faire voyager mon esprit dans le 
passé. Quand je suis en présence d’illustres débris, je refais dans 
ma tête les drames dont ils ont été les témoins ; j'évoque sur la 
scène les acteurs de ces drames , je m'impressionne de leurs 
passions, je cherche des leçons pour le présent, et elles manquent 
rarement. ° 

Si je pouvais initier les hommes de loisirs au charme de ces 
investigations locales et faire comprendre combien le culte des 
souvenirs apporte de jouissances dans la pratique de la vie, 
je croirais avoir rendu quelques services. Il est vrai que cet 
enseignement refroidirait l'enthousiasme pour la ligne droite 
et pour tout ce qui tient au progrès purement matériel ; mais 
il contribuerait au progrès moral, en élevant l'intelligence, et 
en attachant les hommes à leur pays. A tout âge, surtout 
quand on n’est plus jeune, il n’y a de vraie satisfaction que 
dans les occupations qui remplissent à la fois l'esprit et le 
cœur, 

Paul SAINT-OL1YE. 


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BIBLIOCRAP nié" 


FaRLES par M. Alexis ROUSSET. — 1rs livraisons. — Lyon, 
imprimerie de Fonville et Bonnaviat ; in-12, 4 vol. 


La fable est de tous les genres le plus difficile et le plus facile 
en mème temps; c'est celui qui souffre le moins la médiocrité. 
Aussi avons-nous eu un grand nombre de fabulistes: On en 
compte plus de trois cents, et cependant deux noms ont seuls 
surnagé : La Fontaine et Florian, quoique ce dernier soit bien 
loin de la vérité, du naturel et de l’humour de son modèle. Rien 
n’est donc plus difficile que d'approcher du maitre inimitable. 
A la suite d’un tel moissonneur, il ne reste que de rares et mai- 
gres épis à glaner. Et le moyen de ne pas toucher à ce riche ger- 
bier furtivement ou involontairement ? On croit être original, on 
n’est qu'une copie; on croit être la voix, on n'est que l'écho. 
Soyez donc neuf après cet esprit primesaulier où l'on retrouve 
tout à la fois Rabelais, Montaigne et Molière. Qui donc pourra, 
comme lui, donner la vie à tant de types divers, reflets de l’àme 
humaine, appelés à vivre aussi longlemps que notre langue ! 
O Perette, ma sœur, avec tes rêves que chacun de nous refait 
à sa guise! O bon Meunier, qui t'en vas cheminant avec ton 
fils et ton âne, et qui te laisse remorquer par l'opinion d'autrui : 
O Bucheron courbé sous le faix et appelant la mort... pour t'ai- 
der à recharger ton fardeau! Et la Cigale, cette imprévoyante 
prima dona de l'été, en quête chez la Fourmi, ce modèle de l'u- 
sure, qui donne des conseils à défaut d'écus à qui n'a pas 
d'hypothèques à offrir ! Et vous, tendres et chers compagnons, 
modèle de l'amitié, couple heureux de pigeous, dont un aven- 
tureux voyage vient alarmer la tendresse et détruire le bonheur ! 


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BIBLIOGRAPHIE. 419 


Vous encore, amis vrais, qu'on ne trouve qu'au Monomotapa ou 
dans La Fontaine, et tant d’autres que j'omets à regret, 
apprenez-nous vos immortelles leçons ? Délicieuses créations, 
n’êtes-vous pas faites à notre image? Ne vivez-vous pas de 
notre propre vie ? 

Lyon a eu quelques poètes qui se sont exercés avec plus ou 
moins de bonheur. dans la fable ; nous citerons MM. Jacques 
Orsel, Coignet, Fleury Donzel, Mme Yemeniz.M. Mazelle, et, 
dans ces derniers temps, M. l’abbé Villefranche. 

M. Alexis Rousset complète cette liste. IL a publié, en 1848, 
quatre premiers livres de fables, et un cinquième en 1852. Au- 
jourd'hui il en fait paraître par livraisons une nouvelle édition 
considérablement augmentée et ornée de 150 gravures ou litho- 
graphies dues à des artistes de notre cité. Comme spécimens, 
nous mettons sous les yeux de nos lecteurs trois eaux-fortes 
où l’un de nos jeunes peintres, M. Louis Guy, a rendu avec 
esprit et intelligence les poses et les mouvements des animaux, 
comme l'aurait fait Granville. Ces gravures, destinées à de pro- 
chaines livraisons, donneront une idée du talent et du goût 
qu'ont mis les autres artistes à la composition des dessins de cet 
ouvrage. C’est donc là une œuvre toute lyonnaise et par la forme 
et par le fond, uue entreprise où la spéculation n'est pour rien, 
et dont l’amour des lettres et des arts a fait tous les frais, et, 
de plus, un livre de conscience et de morale 

Dont la mère permettra la lectare à sa fille. 


Nos sympathies sont donc tout d’abord acquises à l’auteur, un 
de ces hommes, si rares aujourd’hui, qui se réfugient au sein de 
l'étude et qui oublient le passé et le présent au milieu des rèves 
de leur imagination. Conteur aimable, cœur honnête, âme 
tendre, il se reflète tout entier dans la plupart de ses apologues, et 
l'on pourrait faire de lui, à cette occasion, une étude biographique 
en prenant tous les traits, toutes les teintes, tous les détails 
psychologiques qu'il se complait à nous fournir çà et là sur lui- 
mème : ce serait comme un portrait moral au daguerréotype. 

Cherchons donc, à travers ses cinq premiers livres, le côté 
humain et personnel de notre auteur. Tout d’abord, nous le 


490 BIBLIOGRAPHIE. 


voyons, comme il convient à un fabuliste pénétré de ses devoirs, 
s’'indigner chaleureusement contre le chasseur barbare 
Frappant d'un plomb mortel la volatile engeance. 


Ou nous nous tromperions fort, ou M. Rousset a, l’un des 
premiers, répondu à l’appel de la Société protectrice des ani- 
maux; car partout, dans ses fables, il se complait à prendre 
contre l’homme la défense des bêtes, ses acteurs à lui, auxquels 
il prête généreusement son esprit et son cœur. 

Puis, écoutez-le, dans les quelques vers que nous allons 
transcrire, nous initier à ses passions et à ses goûts, passion de 
bâtir, amour du bric-à-brac, goûts littéraires, et nous vanter le 
charme de son foyer, les plaisirs de l'étude et les douceurs de 
l'amitié : 

Plaisir d’un cabinet d'étude, 
Vous valez le bonheur des rois ! 
Assis dans mon fauteuil, en paix, sans lassitude, 
J'entends là d’éloquentes voix; 
J'écris... puis, dans un livre, admirable merveille, 
Je butine ainsi qu’une abcille ; 
Je fais mille rêves légers, 
Et savourc des biens un peu trop mensongers, 
Un peu trop prompts à disparaitre, 
Mais qui, demain, pourront renaitre. 
xx 
Amour du bric-à-brac, que tu m'as fait de mal! 
O fureur de bütir, autre amour infernal, 
Tu proinetlais monts et merveilles, 
Et tu ne m'as donné, pour prix d’un long espoir, 
Que des ruines sans pareilles ! 


O bienfaisante économie, 
Heureux qui te choisit pour guide et pour amic ! 
xxx 
Ab! gardons-le toujours, ce bonheur que l’on goùte 
Sous le toit paternel, au coin de son foyer ; 
Evitons avec soin la dangercuse route 
Menant à des grandeurs qui se font trop paycr ; 
Sages, laborieux, ayons des goùts modestes ; 
il est, au sein des arts, mille distractions ; 


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L'ANE ET LE MEUNIER. 


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Tu dors! Cest l'écorcheur qui va te réveiller 


BIBLIOGRAPHIE. 491 


Arrachons leurs secrets aux régions célestes : 
Les goûts charment la vie ; on meurt des passions. 
xxx 
Amitié, tu charmes la vie. 
Quand l’opulence m'est ravie, 
Quand les glaces des ans me fixent au foyer, 
Et que déjà la mort réclame son loyer, 
Douce amitié, ta voix me soutient, me console, 
Je renais avec ta parole. 
Posséder un anni, voilà ae bonheur ! 
xxx 
Heureux qui, bien obscur, sans souci des grandeurs, 
Laborieux, exempt d'envie, 
Demande à la raison le bunheur de sa vic ! 
IL n'use point ses jours en de vaines ardcurs ; 
Jouir de peu, voilà sa règle et sa sagesse. 
Le cœur libre, il jouit sans cesse : 
C'est la voix d’un ami, c’est l'éclat d’un beau jour, 
C'est le chant des oiscaux qui captivent son âme. 
Il va faire à Flore sa cour, 

Les bois, les champs, les cieux, tout lui plait, tout l’enflamme. 
Vie obscure el cachée, ‘heureux qui te conserve : 
. ÆXxx 
L'homme a de nombreux ennemis : 

Au premier rang doit être mis 

L’eunui, qui trop souvent le ronge. 
Qui pourra t'en sauver ? Les passions ? hélas ! 

Elles conduisent au trépas, 

Et leur bonheur n'est qu'un mensonge. 
Pour faire avec la vie un riant et long bail, 

À qui s'adresser ?... Au travail. 

Trx 


O folle du logis, Imagination, 
Viens me bercer de tes chimères : 
Verse-moi la séduction 
De tes promesses éphémères ; 
Tes mensonges charment le cœur. 
Bâtis-moi des palais, accorde-moi la gloire, 


422 BIBLIOGRAPHIE. 
L'amitié, l'uuour ; je veux croire 
À tous ces rèves de bonheur. 
XX 
Helas : nous envions ces grands que la fortune 
Semble avoir traités mieux que nous. 
Nous croyons leur destin bien doux, 
Et pourtant tout les importune : 
Amuscments, travail, tout fait place à l'ennui ; 
Ricn n'est plus assez vif ; le plaisir d'aujourd'hui : 
Fatiguera demain et partira bien vite. 
La fortune rend sybarite. 
“xx 
Promesses de l'amour, vous n'êtes que mensonge : 
Ces biens que vous montrez, ces longs destins si purs 
Se dissipent comme des songes. 
L'amitié vaut bien mieux ; ses serments sont plus sûrs : 
Elle est indulgente, elle est bonne : 
Se trouve-t-on en faute, elle pleure et pardonne. 
rx 
Bonheur simple, plaisirs goûtés à peu de frais, 
N'ètes-vous pas les plus solides ? 
Que d’autres, aux désirs avides 
Rèvent la gloire et les palais, 
Les honneurs, les fêtes splendides ; 
H me suffit à moi de quelques amis vrais ; 
ll me suffit des champs, des bois, des fleurs, du rire, 
D'un peu d'aisance et de repos, | 
D'un esprit gai, d'un cœur dispos. 
Mon cœur, avec ces biens, a tout ce qu'il désire. 


Tel est notre aimable philosophe. Et si vous ajoutez à ce 
portrait moral le portrait physique, l’un sera le complément 
de l’autre. En effet, sous une couronne de cheveux blancs 
avant l’âge et tombant en boucles le long de ses tempes s’en- 
lève un front plein de sérénité, se dessine une physionomie 
agréable, bienveillante et douce, éclairée par des yeux d’un bleu 
tendre et par un sourire des plus fins. Bien qu'enfant de ce siècle 
et d'une taille avantageuse, il a conservé la timidité du jeune 
homme, et il laisse percer dans tous ses mouvements une exces- 


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BIBLIOGRAPHIE. 423 


sive modestie. Il y a tout à la fois chez lui de l'homme et de l’en- 
fant. On sent, à travers sa causerie, le poète et l'artiste, mais 
avec un esprit d'ordre et de précision qu'il doit à la régularité de 
sa vie et à ses fonctions de comptable. Vous le connaissez main- 
tenant. Qui ne voudrait en faire son ami, après avoir lu ses vers: 
Comme il se laisse pénétrer à tout propos, et comme il y a plai- 
sir à le suivre dans ses récits ! On voit le conteur tout en écou- 
tant sa fable. Il v a du mouvement dans son dialogue, de la 
grâce dans les détails, de la vérité dans la mise en scène 
de ses personnages et l’action marche à son but. 

Nous avons esquissé le double portrait de l’homme, montrons 
le fabuliste. A l’œuvre on connait l'ouvrier. Qu'on le juge donc 
sur les deux fables que nous prenons au hasard dans les lvrai- 
sons parues. De celles-ci on aura la mesure des autres. Une 
goutte suffit pour apprécier la bonté d’une liqueur : 


L'HOMME ET LE LION. 


Je vais louer l’homme une fois; 
L'occasion en cest bien rare. 
Je le peins tel que je le vois, 

Je le vois trop souvent sot, injuste et barbare. 


Fort doux est le lion lorsqu'il a bien dineé. 
En paix avec toute la terre, 
On l'a vu cependant quelquefois entraine 
À montrer un peu de colère. 
Un lion vit un homme ; il rugit, et, d'un bond, 
ll <e trouva tout près du malheureux. Que faire 
Contre un si terrible adversaire ? 
L'effroi de l’homme fut profond : 
I attendait la mort. — Je te ticns, misérable, 
Dit le roi des déserts ; te faut-il terrasser ? 
Un geste y suffirait ; mais tu vas confesser 
Les torts de ta race exécrable. 
Tu va proclamer sa laideur, 
Ses vices, son orgucil, ses forfaits, sa faiblesse: 
Tu vas avouer ta bassesse, 
Et rendre hommage à ma grandeur. 


BIBLIOGRAPHIE. 


Ensuite nous verrons.., Peut-être 

Agirai-je en généreux maitre. —- 
— Je suis en ton pouvoir, dit l’homme, et franchement 
Tu peux me déchirer, sans trop grande injustice. 
Je doute fort qu'un homme en agit autrement. 
Mets-moi done en lambeaux, si tel est ton caprice ; 
Mais, lion, sois-en sûr, ma fausse humilité 
N'outragera jamais pour toi la vérite. 
L'homme est faible, sans doute, orgucilleux , plein de vices, 
Je puis le confesser. En scras-tu plus grand ? 

Il est barbare avec délices ; 

Mais ton appétit dévorant 
Ne fait-il point aussi de sanglants sacrifices ? 
Ne connais-tu jamais la haine et la fureur ? 

Tu vantes beaucoup ton courage, 
Et, sans nier tes droits à ce noble avantage, 

Le moindre serpent te fait peur. 
Tu l'emportes sur nous par la force brutale ; 

Tu sèmes partout la terreur ; 
Mais quelle intelligence à la nôtre est cgale ? 
Je suis en ton pouvoir, ayant été surpris; 
Prévenu du danger, j'aurais su me défendre, 
Et ton audace alors aurait reçu son prix... 
Ce que l’homme a créé, te le faut-il apprendre ? 
Nos arts et nos travaux remplissent l'univers, 
Et l'on en parle même au fond de tes déserts; 

De ces déserts ton seul refuge. 

J'ai dit. Maintenant, sois ton juge. — 
— Je devrais te punir... Non, ce serait affreux: 
Ta voix a su trouver la véritable amorce 

Qui séduit un cœur genéreux: 


Bien noble est la fierté qui s'adresse à la force. 


LE GROSEILLER ET LE NUAGE, 


Un grosciller fort altéré 

Vit enfin accourir la nue. 

Et l'arbuste, tout éplore, 
Salua sa bonne venue. 

— Aimable nue, arrose-mai, 


BIBLIOGRAPHIE. 425 


Par pitic ; je me meurs sans toi. — 

— Hélas ! répondit le nuage, 

Le vent me pousse, et je ne puis, 
Tout compätissant que je suis, 

Faire aucun bien sur mon passage ! 
Adieu l'on m'entraine ! — Il sc tait. 
L'arbuste, oubliant sa misère, 

Lui cria : — merci du bienfait ; 
Merci cent fois! je tiens pour fait 
Le bien que tu voudrais me faire.— 


, 


Que ne pouvons-nous, citer encore l’Ane et le Chien, l’Ane 
et le Meunier, le Villageois et ses deux fils, les Trois Frères 
ou les Bienfaits de l'association, les deux Fermiers ! 1 nous 
faudrait plus d'espace qu'il ne nous en reste. Nous préférons 
transcrire les sentences et les moralités suivantes, qui; conden- 
sées en un ou deux vers, resteront gravées dans la mémoire du 
lecteur comme une utile leçon : 


C’est doublement donner que donner sur-le-champ. 
xx 
Les dons trop attendus sont bien vite oubliés. 
xxx 
Ce qu'on exalte chez autrui 
Ce sont les qualités qu’on croit avoir soi-même. 


FFX 


La voix par excellence est celle qui nous loue. 
xxx 


Le plus riche est celui qui désire le moins, 
rx 


Moins on a de désirs, moins on porte de chaines. 
xxx 


Qui se croit le plus tin est bien près d'être dupe. 
xxx 
Personne n'est content de ceux 
Qui ne sont contents de personne. 
LR. 


Tel voit bien la couleur, qui voit mal la nuance. 
Kxr 


4926 


BIBLIOGRAPHIE. 
On. court après l'esprit, on saisit la sottise. 
xxx 
On poursuit le plaisir, on atteint la douleur. 
‘ xxx 
On poursuit le bonheur, on le touche, il s'envole. 
xxx 
La vanité ne perd jamais une occasion | 
De se louanger elle-même. 
xxx 
Nous trouvons toujours fort aimables 
Ceux qui semblent contents de nous. 
xxx 
I n'est guère de gens plus chiches de louanges 
Que ceux qui n’en méritent point. 
XYXr 
Nous louons de bon cœur celui qui nous admire. 
“xx 
Le faite des grandeurs en est souvent le terme. 
XX 
Le remords est selon la vertu qui nous reste. 


xxx 


Pour qui pleure l’honneur, l'honneur n'est pas perdu. 


xxx 


L’avare entassant l'or croit posseder son bien, 
Et c’est son bien qui le possède. 


xxx 


Parler un peu de soi, sans doute, cst bien permis : 
On y trouve un plaisir extréme. 

Pourtant malheur à qui parle trop de lui-même ! 

Il est bientôt à charge à ses meilleurs amis. 


Fv+ 


Au fond de toutc opinion 

N'est-il pas un peu d’égoisme ? 
Le bien, le mal, vus au travers d'un prisme, 
Suivant notre intérêt, changent souvent de nom. 


BIBLIOGRAPHIE. 497 


Nous voudrions bien faire connaitre plus à fond la valeur poé- 
tique de notre fabuliste, le prendre corps à corps dans chacun 
de ses apologues, et cette tâche nous l’accomplirons peut-être un 
jour, dès que nous aurons entre les mains l’œuvre complète, les 
quatre volumes qu'il nous promet. Pourtant, nous pourrions, dès 
à présent, lui donner le conseil d’être a l’avenir plus sévère pour 
lui-même, de supprimer quelques longueurs et quelques détails 
parasites. Sans ces taches, résultat d’une excessive facilité ou 
d'une trop grande complaisance paternelle, nous n’aurions que 
des éloges à accorder à la partie littéraire de cette œuvre, comme 
nous n'avons qu’à en louer la portée philosophique et morale. 

Léon BoITEL. 


Nous sommes bien en retard envers notre laborieux colla- 
borateur, M. Joseph Bard, au point de vue bibliographique. 
L'Algérie en 1854, itinéraire général de Tunis à Tanger, a paru 
depuis quelque temps, fruit de trois voyages scientifiques de 
M. Bard, en Tunisie, en Algérie et dans le Maroc. Nous en ren- 
drons intessamment compte. | 


Bourg-en-Bresse en 1854, par le même auteur, vient encore 
de paraitre, publié et imprimé par M. Louis Perrin, qui en a 
fait un chef- d'œuvre typographique. L'auteur et l’imprimeur se 
sont compris et semblent avoir pris à tâche de faire , l’un par 
son style, l’autre par son goût et sa verve artistique, un véritable 
présent au public choisi du Lyonnais et de la Bresse. 


Nécrologie. 


CLAUDE-LOUIS GRANDPERRET. 


Le 25 octobre 1854 un nombreux cortége des élèves des écoles 
primaires de notre ville, le crêpe au bras, et un grand concours 
de citoyens appartenant aux plus hautes classes de la société 
lyonnaise se pressaient, rue Malesherbes, aux Brotteaux, devant 
la demeure de Claude-Louis Grandperret. Il avait succombé le 
23 aux atteintes d’une longue maladie. La ville de Lyon perd en 
lui le conservateur de ses archives ; l’Académie, dont il fut 
président et secrétaire général pendant plusieurs années, un de 
ses membres les plus actifs ; la Société littéraire et la Société d’a- 
griculture, un de leurs travailleurs assidus; l’Université, un deses 
officiers les plus distingués ; la Société d'instruction élémentaire, 
le plus dévoué de ses fondateurs ; l’enseignement publ, enfin, 
un des hommes qui lui a donné le plus de gages et rendu le plus 
de services. Claude -Louis Grandperret naquit à Gex en 
1791. A dix-neuf ans, il était professeur de rhétorique au lycée 
de Belley. Quelques années plus tard, licencié ès-lettres, il élevait 
à Lyon un établissement particulier qui prit un grand développe- 
ment et qui, par une décision ministérielle, fut érigé en institution 
et autorisé à enseigner les belles lettres. Son nom 8e recommanda 
bien vite à l’attentiomr du ministre. Aussi, lorsqu'il fut question 
d'organiser,dans le département du Rhône, l'instruction primaire, 
M. Grandperret en fut nommé l'inspecteur en 1835. Dans ses 
nouvelles fonctions tout était à organiser. 

En 1839 les archives municipales de la ville lui furent confiées. 

Membre et secrétaire de l’Académie, il prit une large part aux 
travaux de ce corps savant, et, comme rapporteur, à l'orga- 
nisation de l’école de la Martinière, telle qu’elle existe aujour- 
d'hui. 

On a de lui plusieurs travaux, entre autres : Un Traité de 


NÉCROLOGIE. . 429 


Littérature, en deux volumes, qu’il composa à l’âge de vingt ans 
et qui est parvenu à sa 23me édition; un Traité de Géographie, 
en deux volumes, adopté par l’Université ; une Histoire de l'A- 
cademie de Lyon, publiée dans les Mémoires de cette compagnie ; 
enfin, en 1852, il publia, sous le titre de Lyon, et dans un format 
portatif, un résumé fort intéressant de l'histoire de notre ville. 
L'homme privé était à la hauteur de l’homme public. Par son 
aménité et son caractère, il avait su se faire des amis dans tous 
les rangs de la Société et sa mort a été un deuil pour plus d’une 
famille lyonnaise. Son nom revit dans un fils qui occupe honora- 
blement aujourd'hui le siége de substitut du procureur général. 
Léon BoITEL. 


JOSEPH FEUILLET. 


La ville de Lyon vient de perdre un homme qui lui faisait 
honneur et comme magistrat et comme savant. 

M. Joseph Feuillet était lyonnais. Il avait exercé pendant 
assez longtemps les fonctions d’avoué près le Tribunal de pre- 
mière instance, et fut nommé, à la suite de la révolution de 1830, 
juge-de-paix du 6° arrondissement de Lyon. Ainsi, il comptait 
à l'instant de sa mort, 24 ans de magistrature. 

M. Feuillet était un homme d’une grande modestie, de mœurs 
douces et d'une instruction sérieuse. Ses études et ses goûts 
J'entraïnaient particulièrement vers la philosophie et le théâtre, 
et il avait, à ces deux points de vue, une érudition complète, Il 
laisse un Traité inédit de philosophie qui eût formé un ouvrage 
considérable, et beaucoup de travaux manuscrits sur le théâtre. 

M. Feuillet avait acquis par son activité, par son assiduité 
exemplaire, une véritable renommée dans les congrès scienti- 
fiques. C’est là, plutôt qu'à Lyon, que se manifestait son 
existence littéraire. Il était, envers ces sortes d’assemblées 
inaugurées par M. de Caumont, d'un dévoûment sans bornes, 
et les prenait au sérieux plus qu'aucun de ses collègues. Je ne 
crois pas que, pendant toute sa carrière, il ait manqué une seule 


430 . NÉCROLOGIE. 


fois à ces rendez-vous scientifiques dans les principales villes 
de France. Il y prenait une part considérable à leurs travaux, 
était membre de presque toutes leurs commissions. Les sections 
dans lesquelles il choisissait de préférence sa place, étaient 
celles de philosophie et de médecine. Il était véritablement la 
personnification des congrès scientifiques, et s’en exagérait l’im- 
portance.— M. Feuillet, je le répète, avait une instruction com- 
plète et sur un grand nombre de matières. Les comptes-rendus 
des congrès scientifiques sont pleins de ées rapports, de ses 
dissertations. Il aurait désiré qu'il parût à Lyon une revue 
sédentaire des congrès scientifiques. 

M. Joseph Feuillet était associé de l’Académie de Reims et de 
plusieurs autres sociétés savantes. Il avait un grand mérite, celui 
des intentions les plus civilisatrices et les plus nobles. Il faut 
lui savoir gré aussi de son amour sincère pour la ville de Lyon, 
à laquelle il rapportait toutes ses affections et qu'il honorait par 
son caractère. 

Comme magistrat, Joseph Feuillet sera difficilement remplacé. 
H avait une grande rectitude d'idées, un jugement sûr, l'esprit 
le plus conciliant : il était d’une admirable accessibilité, il réu- 
nissait toutes les conditions d'indépendance, de bonté, de droi- 
ture et d’intégrité nécessaires à l'exercice de la magistrature 
populaire des juges-de-paix. 

M. Feuillet était veuf depuis de longues années , et ne laisse 
point de postérité. Il possédait à Collonges une petite maison de 
campagne qui, avec l'étude, faisait tout son bonheur. 

Joseph Feuillet mérite une place parmi les Lyonnais dignes 
de mémoire. 


Joseph Barp. 


CORRESPONDANCE. 


RÉPONSE DE M. JOSEPH BARD A LA LETTRE DE M. AUGUSTE 
BERNARD AU SUJET DES NOMS LATINISÉS. 


À Monsieur le Directeur de la REVUE Du LYONNAIS. 


Lyon, le 6 novembre 1854. 
Moxsiecur, 


M. Auguste Bernard me fuit l'honneur de m'adresser , dans votre der- 
nière livraison , à propos de noms latins de lieux, des observations dont le 
besoin ne se faisait pas généralement et vivement sentir dans notre publie 
lvonnais. Je comprends mal comment des hauteurs de la Capitale et de la 
science qu'il occupe, ce docte écrivain a pu apercevoir l'horizon borné 
tracé autour de nous par l'amour de la province. Ce sera, sans doute, dans 
un moment où il cherchait une distraction, ou bien désirait rappeler son 
nom à des lecteurs qui ne cessent de l'honorer ct ne l'oublient point. 

Sans doute, beaucoup de noms de lieux n'ont pas ete latinises avant le 
XVIe siecle, et beaucoup ont une origine purement gauloise. A ce dernier 
point de vue, on a plus encore abusé qu'à celui des racines latines. Je con- 
nais des hommes instruits qui, armés de leur Bullet et du dictionnaire de 
Legonidec , trouvent dans tous les noms une origine celtique. L'effort de la 
science dans ce cas n'est pas trés-méritoire ct trés-significatif. 

Dans notre contrée si intimement pénétréc par l'élément antique, terre 
de droit écrit, l’origine latine et le nom latin ont évidemment prevalu. Cette 
observation est absolue, 

Toutes les appellations latines que j'ai citées se trouvent tout au long dans 
Garraud ct dans Courtépce, dans Guichenon qui les ont presque toutes pui- 
sces dans les chartes et cartulaires des XI® et XII siècles. J1 faut avoir es 
envie de conserver unc origine, pour ne pas voir dans les nombreux Vin- 
celles et Vinzelles du territoire vinicole, la traduction non pas libre mais 
servile de Vini celle. 

M. Bernard nous parle d’un Roricum qui serait Saint-George-de-Rencins. 
Où at-il pris ce Roricum, et que signifie Roricum ? Quel rapport y a-t-il 
entre ce nom et Reneins ? H me paraït à moi plus naturel de le faire deriver 
d'Arena, des sables qui couvrent le territoire de Saint-Georges, près de la 
Saône. Le mot latin arena a été bien sensiblement altéré dans notre langue ; 
ainsi il y a à Dijon le faubourg de Rènes, à Dôle, la ruc d’Arens, à Mar- 
seille, le quartier d'Arenc , et tous ces noms se tirent indnbitablement 
d'Arena. 

Quant à la dénomination de Trévoux, elle semble venir ou des trois petits 
vallons qui s'ouvrent derrière cette ville, ou des trois voultes (anses, cour- 
bes) décrites par la Saône au pied des ravissants coteaux que vous con- 
naissez, ou bien encore de très vie (trois voies). 

En fait de noms latins, j'ai pour principe de ne rien inventer : je me 
borne, en certains cas, à des interprétations plus ou moins contestables, 
toutes consecicncicuses. 


Agréez, Monsieur , la nouvelle assurance de mes sentiments de la veille, 
du jour et du lendemain. Josern BARD. 


CHRONIQUE. 


SUPPLÉMENT À LA NOTE SUR LE JARDIN-DES-PLANTES. 


Les travaux exécutés au Jardin-des-Plantes pour le compte de 
la Compagnie des Eaux , ont mis au jour, du côté nord de la 
colline , des voûtes et des murs romains qui devaient soutenir 
les gradins de l’amphithéâtre. Ces derniers vestiges de notre 
histoire gallo-romaine ont été détruits avec une promptitude et 
une indifférence qui caractérisent les entreprises industrielles ; 
de sorte que peu d'habitants de notre ville, de ceux qui attachent 
quelque prix aux choses de l’antiquité, ont pu voir eux-mèmes 
ces témoins irrécusables de l'existence de la naumachie. 

Il y a quelque trois ou quatre ans, le jardin fut miné et purgé 
de toutes ses pierres, qui servirent à macadamiser les allées. 
Ces pierrailles se composaient de débris de granit, de gneiss, de 
briques et de poteries romaines. A la mème époque, on trouva 
sur la pente qui descend à la place Sathonay, une ruine formée 
d’une maçonnerie faite avec les roches susdites, et stratifiée par 
des lits de larges briques. Au lieu de la laisser subsister comme 
soutien du terrain, ornement du jardin et souvenir du passé, on 
la fit disparaitre impitoyablement. 

On sait que les Romains ont, surtout dans nos contrées, 
employé le gneiss fragmentaire pour l'intérieur de leurs mu- 
railles , revètues ensuite d’un parement qui prenait la forme de 
l'opus reliculatum , ou d'assises horizontales et régulières. On 
ne nous a pas laissé entrer dans les travaux ; cependant il nous 
a semblé de loin que le revètement des murs découverts se com- 
posait de moellons placés horizontalement. S.-0. 


Sn ce me 


Aumé VinotTatnien, directeur-gérant. 


ee. mme me © D 


Re me — 


LES DEUX VOYAGEURS 


Ballade, 


ENSEMBLF 


Vive la Joyeuse Espagne 

Au sol fertile, au ciel hleu. 

La neige de la montagne 

Rafraichit un air en feu. 

Là, croit le palmier superbe, 

La grenade, ici, fleurit ; 

Les troupeaux dorment dans l'herbs 
Près du taureau qui mugit. 


PREMIER VOYAGEUR 
# 


J'aime ce beau pays aux vieilles cathédrales, 
Aux châteaux grands et. fiers sur le haut des rochers. 
J'aime à voir s'allonger les lointaines spirales 

Des hantes tours et des clochers. 


2 


9 


431 LES DEUX VOYAGEURS. 
DEUXIÈME VOYAGEUR 
Jaume les vieux récits de l'Arabe et du Maure 
Contés par lois le soir au pied de Alhambra, 
rt ces combats fameux dont se souvient encore 
Le berger de la Sierra. 


° ENSEMBLE 
Vive la joyeuse Éspagne 
Au sol fertile, au ciel bleu. 
La neige de la montagne 
Rafraichit un air en feu. 
La, croit le palmier superbe, : 
La grenade ici fleurit; 
Les troupeaux dorment dans l'herbe 
Près du taureau qui mugit. 


PREMIER VOYAGEUR 


J'aime à voir surles murs des pieux monastéres 
Le travail incompris de magiques pinceaux ; 

Et, pour plonger au fond de leurs secrets mystères, 
J'aime à rèver sous les arceanx. 


DEUXIÈME VOYAGEUR 


Là bas, dans le vallon, passait l'Abencerrage, 
La Sultane-des-fleurs dormait sous Ces lambnie ; 
Ces échos répétaient la musique sauva£e 

De la trompette des Zégnis. 


ENSEMBLF. 


Vive la Joyeuse Espagne 

Au sol fertile, au ciel bleu. 

La neige de la montagne 
Rafraichit un air en feu. 

La, croit le palmier superbe, 

La grenade ic1 fleurit ; 

Les troupeaux dorment dans l'herbe 
Près du taureau qui mugit. 


LES DEUX VOYAGEURS. 435 
CREMIER VOYAGEUR 
Pour acquérir de l'or et Ge la gloire 
Je produirai les traits des Bienheureux. 
DEUXIÈME VOYAGEUR 
Et moi, des fous je tracer l'histoire ; 
Comme autrefois ne sout-1l pas nombreux ? 
PREMIER VOYAGEUR 
De mes pinceaux jJ'ennoblirai l'usage ; 
L'art a pour but d'éclairer l'umvers. 
DEUXIÈME VOYAGEUR 
Moi, je fera rire le sage 
En lui présentant nos travers. 
ENSEMBLE 


Le monde s'ouvre devant moi; 
(rloire et renom je lui demande. 
Le but est loin, la course est grande, 
Mais on a l'avenir pour sn. 
PRFMIER VOYAGEUR 
Le Roi verra mon talent et mon zéle ; 
Des courtisans Je serai vénéré. 
DEUXIÈME VOYAGEUR 
A mon berceau Je suis fidele; 
Dans la foule je resterar. 


ENSEMBLF 


Le monde s'ouvre devant moi ; 
Gloire et renom je lui demande. 

- Le but est loin, la course est grand, 
Mais on a l'avenir pour sol. 


DEUXIÈME VOYAGEUR. 


Vous ètes Peintre et moi je suis Poëte; 
Dieu bénisse notre avenir! 


LES DEUX VOYAGEURS. 


. PREMIER VOYAGEUR 
Ma joie, à moi, serait complète 
: Si nous devions nous réunir. 
ENSEMBLE 
Nous allons entrer dans la ville : : 
Rendez-vous ici dans un an. 
PREMIER VOYAGEUR 


Moi, je suis natif de Séville. 


DEUXIÈME VOYAGEUR 


Moi, Seigneur, je suis Castillan. 


PREMIER VOYAGEUR 


Adieu ! 


DEUXIÈME VOYAGEUR 


(loire à ta main savante! 


PREMIER VOYAGEUR 


Ecoute son premier bravo. 


DEUXIÈME VOYAGEUR 


On me nomme Michel Cervante. 


PREMIFR VOYAGEUR 


Moi, je m'appelle Murillo. 


ENSEMRLE 


Le monde s'ouvre devant moi; 
Gloire et renom je lui demande ; 
Le but est loin, la course est grande, 
Mais on a l'avenir pour soi. 


A. V. 


CREATOR _ = - — « RARE DOMICILE 2C ODA 


ÉTABLISSEMENT 


LA COMMUNE A LYON. 


L'auteur de cet article croirait faire injure au bon sens de 
notre époque, s'il ne protestait contre la pensée de compro- 
mettre les noms justement vénérés d'archevèque et de cha- 
noines qui s’y trouvent nécessairement mêlés. Nos prélats et 
nos prêtres n'ont plus d’autre privilége que celui de nous 
éclairer de leurs lumières et de nous édifier par leurs vertus. 

Le samedi après la saint Barnabé, c'est-à-dire le 15 juio 
de l'an de grâce 1268, le beffroi de l'église de Saint-Nizier ap- 
pelail aux armes tous les bourgeois de Lyon pour résister à 
l'oppression des Comtes et revendiquer, par la force, des droits 
depuis trop longlemps usurpés par la force. Dans tous les 
quartiers de la ville, les compagnies se formaient aulour de 
leurs bannières, sous le commandement de leurs capitaines, 
et déjà les hommes les plus résolus s'étaient nortés rapide- 
ment sur la tour du pont de la Saône. el s'étaient emparés de 
ce seul passage par lequel il fût possible aux troupes des Com- 
les de pénétrer dans la partie de la ville enfermée entre les 
deux fleuves. C'était le commencement d'un drame sanglant 

(1) L’arlicle que nous offrons aujourd'hui à nos lecteurs complète celui 
que nous avons donné dans le numéro précédent : Le Gourguillon au XIIIe 
siècle. Dans ce dernier , M. Saint-Olive écrivait plutôt comme antiquaire, 


M. Grandperret envisage les faits uniquement comme historien. Les deux 
écrits éclaircissent un des faits les plus intéressants des Annales de notre cité. 


438 ÉTABLISSEMENT DE LA COMMUNE À LYON. 


qui devait avoir plusieurs acles, dont le dénouement devait 
tre l'indépendance de la cité gouvernée par des magistrats 
élus par elle, et dont les suites devaient amener un haut de- 
gré de prospérité industrielle pour les Lyonnais. 

Mais ces résultats codtèrent bien du sang et des larmes, el 
ceux qui les conquirent ne purent qu’en préparer la jouissance 
à ceux qui vinrent après eux. . 

Depuis plus de soixante ans, l'archevèque et le Chapitre de 
Lyon, ayant acquis des Comtes de Forez les droits de souverai- 
neté sur la ville, percevaient des impôts sur les denrées con- 
sommées par le peuple avec une rigueur qui avail souvent 
excité de violents murmures. Une transaction avait bien eu 
lieu pour libérer les habitants de la perception de ces droits, 
moyennant une somme de vingt mille sols lyonnais; mais le 
Chapitre avait reçu l'argent et ses officiers continuaient leurs 
exactions sur le peuple. | | 

Outre cette cause permanente de mérontentement, il en 
existait une autre d’une nature encore plus sérieuse. L'ar- 
chevêque faisait rendre la juslice par son sénéchal, et les 
chanoines, de leur côté, prétendant qu'une partie de la jus- 
tice leur appartenait, avaient établi des juges indépendants 
de ceux de l’archevéque. 

Jl est impossible de décrire toutes les vexations sans nombre 
et les désagréments continuels qu’entrainaient les conflits de 
juridiction et l’avidité des officiers qui attiraient les mêmes 
causes en même temps devant les deux tribunaux. Déjà les 
habilants de Lyon avaient réclamé, les armes à la main, 
en 1228, contre cet état de choses devenu intolérable, et la mé- 
diation du duc de Bourgogne avait pu seule empêcher l'irri- 
lation des esprits de se portier aux dernières extrémités. Un 
traité conclu entre l’archevèque et les ciloyens, donnant à 
peu près satisfaction aux justes réclamations de ceux-ci, avait 
assoupi pour un temps l'explosion de leur mécontentement 


ÉTABLISSEMENT DE LA COMMUNE A LYON. 439 


en diminuant les vexations des officiers de l’église, el eu dou- 
nant aux bourgeois certaines garanties dont ils voulaient bien 
se contenter. 

Quarante ans s'étaient à peine écoulés depuis cette époque, 
mais les abus n'avaient pas cessé, et à mesure qu'on s'éloi- 
gnait du lemps où Île peuple avait menact, on oubliait ses me- 
naces et on en était revenu à le mépriser comme auparayant. 

Cependant les bourgeois de Lyon, résolus de mettre défi- 
nilivement nn lerme à cel état de choses, se disaient les uns 
aux autres « que c'était grande honte que si noble cité se ren- 
« dit sujelte à des prètres, desquels le métier est de dire 
« leurs heures et de prier Dieu, sans se devoir mêler de la 
république; » ils se ménagèrent l'appui des nobles de Bresse 
et de Savoie pour le cas où l'on serait forcé d’en venir aux 
mains. Ce cas ne tarda pas à se présenter ; car les chanoines {le 
_ le siége archiépiscopal était alors vacant) inquiets des dispo- 
sitions hosliles des bourgeois, avaient introduit dans leur clot- 
tre bon nombre de nobles de leurs parents el amis. Les plus 
violents d’entre eux répélaient aux autres « que des gentils— 
« hommes de bonne maison et qui appartenaient à tant de 
“ grands seigneurs, ne se devaient ainsi laisser amäâliner à 
« des mercadants, et à celle vermine de populace, leurs su- 
« jels ; que si ils se laissaient vaincre, cela leur redonderait à 
« perpétuel déshonneur et reproche : qu'ils étaient procréés 
« de tant de vaillants hommes, qu'ils ne devaient commettre 
« si grande fante que de dégénérer; d'ailleursqu'ils ne devaient 
« ainsi laisser perdre les droits ecclésiastiques qu'ils avaient 
« juré de maintenir et garder, el que si leurs devanciers ne 
« les eussent maintenus et défendus, eux n'en eussent point 
« trouvé; que la nature d’un peuple est de soi humilier quand 
« il est bien vexé et foulé, et de s'élever et enorgueillir, 
quand le seigneur fait le doux et humain. » 

Do tels discours que rapporte le bon historien Paradin, el 


m 
= 


440 ÉTABLISSEMENT DE LA COMMUNE A LYON. 


qu'ilappelle Sataniques produisirent leur effet, et les chanoines 
confionts dans le nombre ct la valeur des hommes d'ermes 
réunis autour d'eux, firent sommer les bourgeois de se sou- 
mettre à leurs officiers, sous-peine d'être traités comme des 
rebelles; el pour appuyer la menace d'effets immédiats, ils 
Girent arrêter un bourgeois connu par l'énergie et la liberté 
de ses discours et nommé Nicolas Amadoris. 

Il n'en fallut pas davantage pour déterminer l'insurrection 
générale, mettre en branle le beffroi de Saint-Nizier et ep- 
peler loules les compagnies lyongaises sur le pont de le 
Saône, déjà occupé par les leurs. On s'empare des portes et 
des clefs de la ville ; on tend des chaînes dans les rues ; on 
élève des barricades partout où l'on craint une surprise, et ces 
précautions arrêtées, on s’enhardit à des exploits dignes d'un 
mouvement aussi unanime. En peu d'instants les murailles 
qui environnaient le cloître sont escaladées; les portes sont 
enfoncées, et les maisons des chanoines sont occupées par les 
vainqueurs. Le Chapitre avail fui dès le commencement de 
l'action et s'était réfugié au cloître de Saint-Just, que sa posi- 
lion et sa forle enceinte garnie de tours rendaient bien au- 
trement formidable que le clottre de Saint-Jean. Les soldats 
des chanoines qui avaient pu échapper au fer des citoyens 
avaient fait également leur retraite sur Saint-Just, 

Enkhardis par le succès el résolus d'en finir avec leurs mat- 
tres, les citoyens se disposent à attaquer la citadelle de Saint- 
Just. Ils monient avec intrépidité el dans le plus bel ordre 
par la rue étroite et reide du Gourguillon, et débouchent sur 
la place des Minimes où les geus du Chapitre les attendaient. 
Le combat s'engage à l'instant, et malgré la vigoureuse ré- 
sistance des gens d'armes, encouragés par la présence des 
chanoines eux-mêmes, dont plusieurs se ballent aux premiers 
rangs, la fougue impétlueuse des Lyonnais rejette dans la ci- 
tadelle ceux qui avaient osé les atlendre au pied de ses 


La 


ÉTABLISSEMENT DE LA COMMUNE A LYON. 441 


remparls. Mais là devait se borner le cours de leurs succès. 
Que pouvait en effel le courage de tan! de braves gens con- 
tre des portes de fer énormes et contre des murailles d’une 
hauteur et d’une épaisseur extraordinaires ? C'était des ma- 
chines de guerre qu'il fallait einployer, et on n'en avait 
pas; c'était l'art des sièges qu'il fallait appliquer, et per- 
sonne n’en avait la première idée à celle époque où tout l’a- 
vanlage était pour l’assiégé qui, du haut de ses tours, n'avait 
qu'à prendre son lemps et à choisir l'ennemi qu'il voulait 
frapper. Aussi, après des efforts héroïques et superflus, il 
fallat renoncer à l'entreprise jusqu’à ce qu’on eüt réuni des 
moyens plus efficaces. Mais on resta matire des abords de ls 
place, et, pour se garantir des sorties, on construisit rapide- 
ment une espèce de forteresse sur l'emplacement qu'occupe 
aujourd'hui l'institution du Verbe-Incarné, au haut de la 
montée du Gourguillon. 


Cependant les chanoines se préparaient à repousser les 
citoyens dans la ville, et ils appelaient à leur secours tous leurs 
vassaurx du Lyonnais, du Forez, du Beaujolais, de la Bresse, 
pendant que leurs ennemis amoncelaient des échelles, des 
engins, des béliers pour attaquer les murailles, et des ma- 
tières inflammables pour répandre l’inceudie de tous côtés. 
L'armée du Chapitre s'élevait, d'après les calculs sans doute 
exagérés des historiens, à vingt mille hommes tant à pied 
qu'à cheval, et une force pareille semblait devoir tout écra- 
ser devant elle; mais les citoyens de leur côté n'avaient point 
perdu de temps pour se meltre en élat de se maintenir et de 
poursuivre leur entreprise ; ils avaient eu surtout lu sage peu- 
sée de se donner un chef dans la personne de Humbert de la 
Tour, chevalier rempli de Sravoure et d'expérience. 

Il élait temps que les citoyens fussent organisés el en me- 
sure de résisler à l'armée des chanoines, car déjà le fort du 


449 ÉTABLISSEMENT DE DA COMMUNE A LYON. 


Gourguillon avait élé enlevé et ses défenseurs passés su fl 
de l'épée. | 


On ue conçoil pas comment le Chapitre ne profila pas mieux 
de cet avantage pour refouler sur-le-champ les bourgeois 
dens la ville et reprendre ie eloître de St-Jean. Ceux-ci, 
promplement revenus de la conslernation où les avait plongés 
le désastre du Gourguillon, s'ébranlent sous le commande- 
ment du seigneur de la Tour, montent à St-Just. reprennent 
en passant le fort du Gourguillon, et pénètrent jusque sous 
les remparts du clottre où ils trouvent rangée en bataille la 
nombreuse armée des chanoines. Ils l’abordent sans hésiter ; 
mais ils avaient affaire à une noblesse aguerrie et bien mieux 
exercée qu'eux au maniement des armes. Aussi loute leur 
vaillance ne put que balancer la victoire qui fat dispulée jus- 
qu à la fin du jour, aver des chances diverses de succès el 
avec un grand carnage de part et d'autre. Désespérant de 
forcer cette armée, mais ne voulant pas abandonner leur en- 
treprise, les citoyens prirent le parti de se retirer sur la col- 
line de Foaurvières et de changer l'attaque en blocus. 

Alors il y eut des pourparlers qui se terminèrent par le pro: 
messe des deux partis de s'en rapporter à la décision du roi 
de France, saint Louis et du légal du pape. Cette décision fut 
rendue en 1269; elle ordonna la cessation des hostilités, l'é- 
change des prisonniers faits de part:et d'antre, la démolition 
des fortifications élevées pendant la guerre el la restitution 
du cloître de Saint-Jean aux chanoïnes. Il y avait là quelque 
salisfaction accordée au Chapitre ; mais le véritable uvantage 
fal pour les citoyens, el en ce que le roi mit dans leurs mains 
la justice temporelle, en ce qu'on leur: laissa la faculté de 
s'assembler et de nommer eux-mêmes des magistrats chargés 
de veiller aux intérêts de la communauté. De plas le légal 
du pape leur donna l'absolution des censures qui avaient été 


ÉTABLISSEMENT DE LA COMMUNE A LYON. 443 


lancées contre eux dans un concile tenu à Belleville sous la 
présidence de l’évêque d’Autun. 

Mais cet étal de paix ne dura pas longtemps, et les cha 
noines mécontents des condilions qu'on leur avail imposées 
profitèrent de l'éloignement du saint roi, qui venait de s’em- 
barquer pour la fatale expédition d'Afrique, et recommen- 
cèrenmt les hostilités par l'attaque du fort du Gourguillon. Ils 
le prirent une seconde fois el en massacrèrent encore la 
garnison tout entière. Ils eurent ensuite la malheureuse 
pensée d'envoyer leurs troupes sur la rive gauche de la 
Saône, et de porter le fer et le feu dans tous les villages, de- 
puis l& Croix-Rousse jusqu'à Neuville. Exaspérés à la vue 
de ces horreurs, les ciloyens jurent d'en tirer une vengeance 
éclatante. Les pennonages se rangent sous les ordres du 
brave Humbert de la Tour et montent à Saint-Just avec leur 
intrépidité ordinaire. Comme l'année précédente, ils repren- 
nent le fort du Gourguillon et font subir aux soldats de l'é- 
glise le sort qu'avaient éprouvé les leurs; ils mettent le feu 
à tout le quartier voisin du cloître et, dans le premier en- 
trainement de le fureur, ils massacrent tous les habitants 
qui tombent entre leurs mains. 

Ces terribles représailles ne firent qu'animer les chanoi- 
nes à redoubler la dévastalion qu'ils étendaient sur les 
campagnes des ciloyens el à livrer au fer de leurs soldats 
tous les babitants des villages qui avaient échappé au pre- 
mier carnage. C'élait une guerre atroce dans laquelle aucun 
des deux partis ne pouvail prendre an avantage décisil 
sur l'autre, les ellurts des citoyens venant nécessairement 
échouer devant les murailles de St-Just, et les troupes de 
chanoines élant incapables de faire reculer les impélueuses 
compaguies de la ville. | | . 

Deux mémorebles assauts furent donnés à la citadelle du 
cloître, le premier vers le milicu du mois de juillet, et le 


444 ÉTABLISSEMENT DE LA COMMUNE A LYON. 


second cinq jours après. Les citoyens y déployèrent une éner- 
gie et une audace admirables ; ils luërent bon nombre de 
leurs ennemis, el même quelques-uns des chanoines; mais 
ils firent des pertes douloureuses, et malheureusement sans 
avantage pour leur cause. Il fallut recommencer le blocus. 

Il est triste d’avoir à raconter qu'apercevant des hauteurs 
de Fourvières les débris encore fumants de leurs maisons de 
campagne, les ciloyens s'excilèrent à étendre de sembla- 
bles actes de barbarie sur les terres de l’église. 

Ils se portèrent rapidement à Écully, dont les habitants ef- 
frayés se réfugièrent autour de leur curé, dans l'église, comme 
dans un asile inviolable. Mais, que ne doit-on pas craindre, 
même d'un peuple géntreux, quand il est emporté par une 
aveugle colère ? Des matières inflammables, bois, paille, meu- 
bles furent accumulés contre l'édifice; on y mit le feu, et 
tout fut brûlé, tout ! Pas an de ces malheureux n’échappa. 

. Après cel exploit déplorable, les citoyens coururent à Cou- 
zon dont les habilants s'étaient enfuis sur les hauteurs voisines, 
et en brdlèrent impitoyablement toutes les maisons. Ils frent 
subir le même sort au village de Genay, sur la rive gauche de 
la Saône, et revinrent, satisfaits de leur vengeance, se pré- 
parer au nouvel assaut que Humbert de la Tour méditait de 
donner à Saint-Just. 

Le chef des Lyonnais espérait bien que cel assaut serait le 
dernier, tant il avail réuni de moyens d’atlaque et de ma- 
chines de guerre pour en assurer le succès. Il.se présenta 
donc devant la citadelle avec un formidable appareil de man- 
telels, de béliers et de pots à feu, et suivi de tousles habitants 
capables de porter les armes. Il fil les approches avec plus de 
précautions qu'aux assauts précédents, et il allaqua vigou- 
reusement Jes fortifications sur trois points à la fois. Mais 
(ous ses efforts el loute la bravoure des assaillants furent en- 
core rendus inutiles par la vigueur de le défense. Les assiégés 


ÉTABLISSEMENT DE LA COMMUNE A LYON. 445 


étant parvenus à détruire les machines des assiégeants, ceux- 
ci renoncèrent enfin à emporter Saint-Just de vive force. Mais 
ils restèrent sous les armes et maîtres des posilions qui te- 
naient la citadelle en respect. 

Dès cetle époque les combats cessèrent, et les deux partis, 
lassés de leurs pertes, montrèrent moins d’animosité l’un con- 
tre l'autre. Un an après, les chanoines étaient rentrés dans 
leur maison de Saint-Jean, et les ciloyens restaient tran- 
quilles entre les deux fleuves ; mais ils avaient organisé leur 
commune, elils en avaient confié l'administration à douze 
cosseillers au lieu de cinquante qu'ils avaient choisis lors 
des premières insurreclions. 

L’archevêque et le Chapitre ne virent jamais de bon œil 
ce gouvernement municipal ; mais ils n'osèrent plus le heur- 
ter de front, et l'indépendance des citoyens fat établie de fait 
jusqu’à ce qu'enfin elle le fût de droit, sous le règne de Phi 
lippe-le-Long, par le traité passé entre les ciloyens et l’ar- 
chevêque, Pierre de Savoie, avec le consentement du roi. Ce 
traité, daté du château de Pierre-Scise, le 21 juin 1320, 
reconnut les franchises et les priviléges des citoyens et cons- 
tiltua définitivement la commune de Lyon. 


Feu GRANDPERRET, 


RE EE Eee SU DRE Nr DE en eee NN es RASE 
LES ITE TETE CIE I RE EEE RSS 
Pet 


LA 


DIPLOMATIE FRANÇAISE EN ORIENT 


SOUS FRANÇOIS 1 


(SUITE ET FIN). 


Toute relation avec la Porte se compliquant presque tou- 
jours d’une négociation avec Venise, Palin se fit présenter 
au sénat dans Îles premiers jours de janvier 1542. Malgré les 
égards dont il fut l'objet, on resta sourd à sa voix lors- 
qu'après avoir exposé les nombreux griefs du roi contre l'em- 
pereur, il en vint à solliciter la participation directe de la Sei- 
neurie dans la ligue qui se préparait ; le drogman Younis-Bey. 
récemment accrédité à Venise par la sublime Porte n'eut pas 
plus de succès, el Lout ce que purent oblenir les deux envoyés 
se résuma dans une promesse de neutralité, circonstance qu'il 
fallait considérer comme avantageuse en face des sympathies 
que Charles-Quint s'était créées dans le sénat. Ces sympa- 
thies ne tardérent pas, d'ailleurs, à se manifester ouverte- 
ment à l’occasion d’un incident qui révéla le profond dépit 
des Véniliens qui ne pouvaient voir sans une extrême dou 
leur l'abaissement de leur pays résullant du dernier traité 
avec la Porte. Une troupe d’aventuriers sous les ordres de 
Beltramo-Sacha, avail , au mépris de la trève , surpris la 
garnison autrichienne de Marano el arboré le drapeau fran- 
çais. Ce voisinage inattendu d'une garnison française sur- 
prit désagréablement le sénat, convaincu que plusieurs de ses 
membres, amis ou parents des partisans du roi, avaient livré 
le secret de ses délibéralions, résolut de sévir conlre eux et 


LA DIPLOMATIE FRANÇAISE EN ORIENT. 44° 


les fit poursuivre jusque dans le palais de l'ambassadeur 
français où ils s'étaient réfugiés. La furia francese répon- 
dit vaillamment à cette insolence et il fallut recourir à un siége 
en règle el même à un assaut pour en avoir raison. 

Une telle violation du droit des gens ne permellait plus à 
l'évêque de Montpellier qui représentait la France à Venise 
de rester à son poste, et Polin, de son côté , COMP- 
lant bien s'en prévaloir pour faire réduire Venise à l'impuis- 
sance, regagna Conslantinople. 

A son arrivée, Polin trouva de grands changements dans 
les esprits. C'est tout au plus s’il était encore question da 
projet d'alliance avec François I autrement que pour en 
parler comme d'une éhose suranuée, et le chef du divan lui- 
même, l'eunuque Soliman était devenu un obstacle à cause 
de son animosité contre Barberousse, dans laquelle il fut 
entretenu par l'or el les intrigues de l'Espagne et de Ve- 
nise (1). Cette siluation était d'autant plus désespérante qu'a- 
près le désastre de Charles-Quint devant Alger, François Ier 
qui avail mis le temps à profit pour se ménager le concours 
des puissances du Nord, venait de déclarer ouvertement la 
guerre. Cependant un fait pouvait laisser supposer que le 
sullan ne parlageait pas les idées des ministres, c'était sa 
présence à Andrinople en but d’äctiver les préparatifs d'une 
expédition en Allemagne, conseillée par Polin pendant son pre- 
mier séjour en Turquie, Décidé à en avoir le cœur net, Polin 
prend le parti d'aller le trouver. Au moyen d’une forte 
somme qu'il donne au capiaga, il obtient une audience se- 
crèle; Soliman se montre affable, proteste de ses bonnes in 
lenlions, mais ajoute que la saison est (rop avancée pour te- 


(1) H montra plus tard à Polin des lettres du roi de Sicile qui Île sup- 
pliaient de négocier une alliance entre l'empereur et le sultan, et Barbe. 
rousse avouaque Venise lui avait fait offrir quarante mille ducats s’il par 
venait à laisser la flotte à l'ancre pendant tout l'été. 


443 LA DIPLOMATIE FRANÇAISE EN ORIENT. 


nir la mer et que ce retard si regrettable ne peut être attri— 
buë qu’au séjour trop prolongé de Polin à Venise. Toutefois, 
ajoule-t-il, je suis disposé, pour le printemps prochain, à en- 
voyer au roi mon allié, pour agir contre l'ennemi commun, 
une flotic double de celle demandée. 

L'indigne conduite de Venise valait ce nouveau désappoin- 
tement à la France, et François 1°" en reçut avec un vif déplai- 
sir la nouvelle qui lui fut apportée par le capilaine des ga- 
lères, Décé. Privé pour cette année de la coopération des 
_ Turcs, force lui fut de rappeler le dauphin et son armée qui 
venaient d'échouer devant Perpignan. 

Pendant ja suspension d'armes qui suivit, la diplomatie ne 
resla pas inactive, el la convention de la diète de Nurem- 
berg offrit à François le une nouvelle occasion de justifier 
publiquement sa politique devant l’assemblée de l’Empire, 
dont il eut la loyauté de constiluer les membres juges entre 
lui et son adversaire. Polin, de son côté, travailla à recouvrer 
son crédit auprès des pachas en faisant sonner bien haut la 
promesse que lui avait faile le sultan. A force d'adresse, il 
s'insinoa dans les bonnes grâces du gendre de Soliman, 
Roustan-Pacha, qui l’invita à un dîner d'’apparat. Cette dé- 
monstration lui ouvrit bientôt toutes les portes, et l’eunuque 
lui-même laissant reposer sa haine contre Barberousse, en- 
voya à Polin el aux officiers de l'ambassade des robes de drap 
d'or, des vases d'argent el des chevaux. L'exemple devint 
contagieux et la défection se mit de plus en plus dans le 
camp des partisans de l'empereur. Le maître avail parlé. 
et chacun tenait à Jui plaire; le baron de la Garde était 
triomphant. 

Enfin, le printemps de l’année 1543 arriva, et Solimao, fi- 
dèle à sa parole, s'’avança d'un côté contre Vienne avec des 
forces considérables, tandis que de l'autre il mit à la dispo- 
silion de François Ie" une flotte commandée par Barbe- 


LA DIPLOMATIE FRANÇAISE EN ORIENT. 449 


rousse el destinée à combiner ses opérations avec celles de 
notre escadre dans la Méditerrante. À ce sujet, il écrivit 
au roi: « J'ai livré à Polin, par fratcrnelle libéralité, une 
armée marine de telle qualité et quantité que vous l'avez 
demandée, et très-bien équipée de toutes choses. Il est 
aussi commandé à l'amiral Barberousse qu’il obéisse aux 
conseils d'icelui el conséquemment qu'ils mènent la guerre 
contre les ennemis à notre vouloir. Pour votre égard vous 
fairez le devoir d'ami si les navires sont ramenés à Constan- 
tinople après que les affaires seront heureusement accomplies. 
Au demeurant, loules choses adviendront prospérement selon 
votre vouloir et Île mien, si vons prenez soigneusement garde 
que le roi Charles d'Espagne ne vous trompe de rechcf sous 
mention de paix, car vous l'aurez très-équitable avec lui 
après que vous aurez brulé ses pays jusque là gardés de toute 
misère de guerre. » 

Polin, au comble de ses désirs, confie les affaires de l’am- 
bassade avec le titre de résident près de la Porte-Oflomane 
à Gabriel d’Aramont, que nous verrons revenir plus tard en 
qualité d’ambassadeur, puis s’embarqua sur un des vaisseaux 
de la flotte aux mouvements de laquelle il devait présider, 
puisque conformément aux ordres du sullan, Barberousse 
était tenu de ne se gouverner que par ses conseils. 

Gabriel d’'Aramont n'avait qu’à recueillir le fruit des tra- 
vaux de son prédécesseur. On sail déjà qu'en l'absence du 
sultan ce n’était point à Constantinople que se frailaient les 
questions politiques et la mission du résident se trouvait pour 
ainsi dire circonscrile dans Je cercle des intérêls journaliers 
du commerce; c'était plus loin, sur la scène active des ar- 
mées que se passaient les grands événements et c'est là que 
nous allons suivre l'ambassadeur du roi de France près la 
Porte-Ottomane. 

Sortie du Bosphore le 20 mai 1543, la flotte employa le 

29 


450 LA DIPLOMATIE FRANÇAISE EN ORIENT. 


mois de juin à faire acte de présence hostile sur les côtes de 
Naples. La ville de Reggio succomba la première, et, malgré 
les plus vives instances, Polin ne réussit pas à lui épargner 
les horreurs de l'incendie. Tout ce qu'il fut possible d’obte- 
nir de Barberousse, se réduisit à une capitulation accordée 
au gouverneur espagnol dont ls fille alla peupler le harem 
du vainqueur. De là, an se présenta devant Ostie. Les sujets 
du pape élaient si effrayés de voir les Ollomans sur leur terri- 
loire, qu'ils se disposaient déjà à abandonner les villes et à se 
réfugier dans les montagnes, lorsque Polin les rassura par la 
Ictire suivante écrite au légat Rodolphe : « L'armée marine 
que Soliman envoye pour la déffense de la France, sous la con- 
duite de Barberousse, a charge de m'obeyr de telle sorte 
qu'elle ne nuyra à nul qu'a noz eonemis, par quoy faictes 
publier aux Romains et à tous autres habitants l’'Orée de la 
seigneurie papale qu'ils ne craignent rien d'ennemi de nous, 
car jamais les Turcs n’enfreindroient la foi que leur sondan 
m a donnée (rès-manifestement, et tentez aussi pour certain 
que le roy de France n'a rien de plus cher que voir l'éclat 
de Rome non seulement sain et sauf, mais encore très flo- 
rissant et pour Lout déffendu contre toute injure des impié- 
teux. » La lerreur s’apaisa devant celte déclaration et fit 
place à une confiance telle que les habitants accouraient à 
bord des navires pour vendre leurs denrées que du reste on 
avail grand soin de payer scrupuleusement. 

Enfin, vers les premiers jours de juillet la flotte vint 
mouiller devant Marseille dont la population subissait le dé- 
couragement générel amené par les mauvaises nouvelles 
d'Allemagne. On se demandait si ce secours n'était pas trop 
tardif et s’il n'allait pas ajouter de nouvelles difficultés à 
une situation déjà fort critique, Assigner ua emploi utile aux 
forces otlomanes devenait impossible en ce moment par suite 
de la concentration, sur un autre point, des préoccupations 


LA DIPLOMATIE FRANÇAISE EN ORIENT. 451 


de la défense el cependant condamner à l’inaction des alliés 
aussi susceptibles, ne laissait pas que d'engendrer des pé- 
rils qu’il importait de conjurer. Un mois élail à peine écoulé 
que déjà Barberousse se plaignait de n'être que le jouet du 
capitaine Polin : - Je n'ai pas pris la mer, disait-il, pour me 
perdre de réputalion, et donner prise à une accusation de |4- 
cheté en restant tout l'été dans le port de Marseille sans 
faire la moindre expédition. » 

Telles n'étaient pas non plus les conséquences que Polin 
avait allendu de ses efforts. Désespéré des récriminations 
de l'amiral, interprète en cela de toute l’armée ottomane, 
il se rendil en toute hâte près du roi pour le supplier de 
donner salisfaction aux Turcs en les employant, coûte que 
coûte, dans une entreprise quelconque. Une mesure an- 
térieure fournit à François I" le moyen de se ürer d'em- 
barras. Avant l’arrivée des Turcs, mais en prévision de l’ex- 
pédition qui devait s’accomplir avec le coopération de la 
Porte, le duc d'Enghien avait été investi du commande- 
ment des armées de terre el de mer. Ge prince, impatient d’i- 
naugurer sa nouvelle charge et faligué d'attendre les alliés 
occupés sur les côles de Sicile, avait Lenté contre Nice, ville 
du duc de Savoie, une allaque que l'apparition de la flotte 
de Doria avait fait échouer et qui n'avait eu d'autre résultal 
que la mort du brave Magdalon, frère du baron de Saint- 
Blancart. Ce fut à réparer cet échec que François I‘ résolut 
d'utiliser l’activité beHiqueuse de Barberousse, et Polin revint 
avec l’ordre de diriger sans retard la flotte sur Nice. Pour lu 
première fois on allait voir les lis et le croissant naviguer de 
conserve et combattre pour la même cause. 

On leva l'ancre et, dès le 10 août, la place était investie ; un 
mois après elle capitulait. Afin de lui éviter le sort de Reggio 
que la fureur ottomane rendait inévitable, Polin ordonna le 
rembarquemeut des Turcs, mais lui-même vit ses jours me- 


452 LA DIPLOMATIE FRANÇAISE EN ORIENT. 


nacés par le mécontentement général que cette mesure excita 
chez les janissaires trompés dans leurs espérances de viol et 
de pillage. D'un autre côté, Barberousse, piqué d’une mé- 
fiance que, selon lui, rien ne justifiait, ne prit plus la 
peine de dissimuler son dépit, el se répandit en invectives 
contre les Français, seuls admis dans la place. Cet incident 
avail semé la jalousie entre les deux armées et l’on pouvait 
prévoir que la colère des alliés éclaterait à la première occa- 
sion. La citadelle, situte au sommet d'un roc inattaquable à 
la mine et au canon, tenait encore; cependant le succès n'était 
point douteux lorsque les munitions vinrent à manquer au 
camp français. Dans cette perplexité on s’'edresse à Barbe- 
rousse qui pouvait seul en fournir, maïs le lier musulman 
s'irrile à celte demande, reproche avec dédain aux Français 
d'avoir pris à leur bord plus de vin que de poudre et de vou- 
loir l’exposer à se priver, faute de munitions, du service de 
son artillerie; puis il réunit en Divan tous les officiers de sa 
flotte et agite la question du retour à Constantinople. Le duc 
d’'Enghein qui jouissait de quelque inflaence sur ce fougueux 
vieillard, lui représenta qu'une telle détermination en pré- 
sence de l'ennemi, serait préjudicisble à la gloire du sultan 
au moins autant qu'aux intérêts du roi de France, et Polin, 
de son côté, pour conjurer ce nouvel orage, eut recours à un 
procédé qui lui avail souvent réussi : il fit au nom du roi de 
nombreuses promesses aux pachas el aux officiers. La con- 
corde se rétablit et le siège reprit son cours. 

Peu de jours après, l’armée espagnole accourue au secours 
de Nice, fit décider la retraile qui n'eut pas lieu sans de nou- 
veaux embarras. Les Français n'avaient usé de leur séjour 
dans la ville qu'avec la plus grande modération, mais quand 
il s’agit de rembarquer le matériel de siége (1), on dut re- 


(1) Après la levée du siège, le marquis du Guast visitait Nice ct s'émer- 


LA DIPLOMATIE FRANÇAISE EN ORIENT. 453 


courir à l’aide des janissaires qui une fois à terre franchi- 
rent les murs et ruinèrent par le meurtre, le viol et l’incen— 
die une cité que la magnanimité française avait respectée. 

André Doria qui appuyait avec sa flotte les mouvements 
de l’armée espagnole et pontificale avait ieté l’ancre dans une 
position qui le livrail à notre merci ; Polin n'eut pas mieux 
demandé que de prendre une aussi belle revanche, mais, 
malgré les supplications, Barberousse passa sans tirer un 
coup de canon et revint aux mouillages de Cannes et d'An- 
tibes. 

Malgré ce désaccord, François 1‘ lenail trop à conserver 
l'avantage moral que lui donnait la présence des forces otlo— 
manes pour s'en dessaisir, el, comme preuve de sa bonne foi 
et de sa confiance, il fil proposer à Barberousse de lui livrer . 
le port et la ville de Toulon pour y prendre ses quartiers. 
Après qu'on en eut expulsé les habitants (1), les Turcs fu- 


veillait devant les travaux des Turcs. Il avouait qu'en fait d'artillerie les 
barbares étaient bien supérieurs aux autres nations. 

(1) On a reproché à Francois Ier l'expulsion des habitants de Toulon, 
mais il est notoire que ce prince s'en était rapporté au gouverneur, qui 
donna lui-même l’ordre d'évacuation, sur l'observation des consuls de la 
ville, on n'’exigea que l'éloignement des femmes et des enfants par mesure 
de prudence, et plus tard le roi prit à cœur d'indemniser les habitants, 
comme on peut le voir par la pièce suivante : « Françoys, par la grâce de 
Dicu, roy de France, comte de Provence, Forcalquier et terres adjacentes, 
ctc. Nos chers et bien amez les manans et habitans de nostre ville de 
Thollon nous ont faict dire et remonstrer que ladicte ville est située sur le 
bord de la mer et environnée d'un costé de haulles montagnes, au moyen 
de quoy le pays des environs est si stérile et de si peu de rapport, que se- 
raict impossible auxdits habitans culx nourrir et alimenter n'ctoyt le 
train et trafique de marchandises qu'ils font ordinairement en laditte ville, 
du proufict desquels lesdits habitans suppliants vont achcpter en aultres 
lieux plus commodes du dict pays, les vivres qui sont nécessaires, tant pour 
cela comme pour le rafraichissement de plusieurs de nos vaisseaulx qui sc 
retirent souventes fois au port dudict Thollon. El pour ce que pour hy- 


454 LA DIPLOMATIE FRANÇAISE EN ORIENT. 


rent répartis dans les maisons de la ville et des environs; 
chaque pacha en avait ane entière pour lai, ses serviteurs et 
ses esclaves, personnel qui se composail ordinairement des 
deux sexes. On érigea une mosquée qui depaïs est deve- 
nue l’église de St-Jean. | 

Les Ottomans, placés ainsi sous la main du roi, semblaient 
une menace suspendue sur l’Europe , et Charles-Quaint en 
prit occasion de faire déclarer la guerre à la France et à la 
Turquie par les états d'Allemagne assemblés à Spire. A 
force de montrer le Turc prêt à envahir la Hongrie et à por- 
ter les armes dans le centre de l'Allemagne à la sollicitalion 
de François Ie", il rendit ce dernier si odieux que la dièle 
refusa d'écouter ses ambassadeurs, le déclara ennemi de 
l'empire et décida une levée de vingt mille hommes pour lui 
faire la guerre. Un mémoire justificatif présenté à la diète 
par le cardinal du Bellay, ambassadeur de François Îe', n'eut 
pas même la faveur d'être écouté. 

_Contraint alors de s'en rapporter au sort des armes, Îe roi 
répondit aux menaces par la victoire de Cérisoles. Celle 
heureuse circonstance, en relevant le courage de ses troupes, 
vint à propos lui permettre de congédier la flotte turque qui 
reprit la route de Constantinople au mois de mars 1544. 
après un séjour de plas de six mois à Toulon. Il devenait 
d'ailleurs urgent de se débarrasser de cet appui rendu com- 


verner et loger l’armée du Levant en ladite ville et port de Thollon, nous 
en avons faict déloger tous lesdits habitans, leurs femmes ct leurs enfans et 
iceux contraints d'abandonner leurs propres maisons et demeures, Jeur 
ôtant par ce moyen toute occasion de continuer le dict trafique de mar- 
chandises, avons affranchi iceulx suppliants en fait de contribution et 
des tailles et cc jusques au temps et terme de dix ans senssuyvant consé- 
cutifs. Donné à Eschou, le onzième jour de décembre l'an de grâce soxuin. 
et de notre règne le xxrxe. — Signé FRANCOIS. — Par le rov, de l'Aubes- 
pine. » 


LA DIPLOMATIE FRANÇAISE EN ORIENT. 455 


promettant par la conduite des Tures et qui, d’ailleurs, pré- 
senté aux populations par les ennemis de la France sous les 
couleurs les plus odieuses commençait à soulever l'opinion 
publique. Quant à Polin, on récompensa ses services par le 
litre de lieutenent-général des galères (1). 

Maigré l'or distribué à profusion, malgré toutes les formes 
qu'on avail mises au renvoi des Turcs, il élail à craindre que 
Barberousse, déjà si susceptible, ne trouvat le procédé inju- 
rieux ou {out au moins n'accusât notre politique de légéreté, 
afin d'éviter les effets qu'aurait pu produire cette opinion 
sur l'esprit du sultan. Le roi lui sdressa une ambassade que 
relevaient la dignité et l'importance du personnage appelé 
à la remplir. Léon Sirozzi, prieur de Capoue et marin célèbre 
qui avait succédé à Saint-Blancart dans le commandement 
des galères de France, fut chargé d'escorter la flotte turque 
avec nne escadre el de faire agréer à la Porte les raisons po- 
litiques qui avaient fait agir son souverain. Chemin faisant, 
il eut la douleur d'assister, sans pouvoir s’y opposer, à la 
vengeance des Turcs qui pillèrent les côtes de Calabre et 
emmenèrent dix mille captifs. D'autres déceptions l’atten- 
daient à Constantinople. Malgré sa positon éminente, il ne 
reçut qu'un accueil glacial et le Divan ne lui laissa pas igno- 
rer que la France n’était plus considérée que comme une 
alliée toujours prête à échapper. Désespéré de l’insuccès de 
sa mission, Strozzi quitta l'escadre et s'en revint par terre en 
traversant l'Allemagne. 

Le traité de Crespy, signé le 18 septembre 1544, avait 
ouvert une nouvelle ère pacifique entre François 1°’ et Char- 


(1) Nomnié le 23 avril 1544, lieuteuant-séneral des galères, le baron 
de la Garde sc signala dans plusieurs combats contre les Anglais et les Es- 
pagnols. En 1555, ayant surpris, à la côte de Gênes, un tronsport de cinq 
mille Espagnols destinés pour le royaume de Naples, il coula plusieurs ga- 
lères et fit un grand nombre de prisonniers. 


456 LA DIPLOMATIE FRANÇAISÉ EN ORIENT. 


les-Quint. La clause par laquelle le roi s'était obligé à fournir 
à l’empereur, en cas de guerre contre le Turc, six cents 
hommes d'armes et vingt mille hommes d'infanterie payés 
pour six années, semblait presque une trahison, mais Fran- 
çois Ler, forcé de l’accepter, ne l'avait fait qu'en se promettant 
de mettre (out en œuvre pour la rendre illusoire. Son désir 
d'amener une pair générale élail si vif el si sincère, qu'il 
s'empressa d'intervenir auprès du sullan en faveur de son 
allié. Ce soin fut confié à Jean de Montluc, déjà chargé de 
rassurer la seigneurie de Venise sur les intentions du roi. 
Ses instructions portaient qu’il eût à s'entendre à Constanti- 
nople avec Girard de Velwich que Charles-Quint envoyail 
de son côté pour le même objet. La négocialion se suivait 
avec chances de réussite, lorsqu'elle fut troublée par la pré- 
sence d'un ambassadeur de Ferdinand d'Autriche, de- 
mandant que son maître fut compris dans le traité. D'un 
autre côlé, Gabriel d'Aramont, chorgé d'affaires depuis le 
départ de Polin, ne prêtait qu'un concours (rès-réservé à 
Montluc, par lequel il se voyait supplanté.Celui-ci, d'ailleurs, 
compromeltait les intérêts du roi par ses indiscrétions el peut- 
être même par une sorte de faiblesse pour la cause de Char- 
les-Quint ; aussi dut-il céder à la fin et laisser prendre à son 
collègue la haute main dans les négociations. D'Aremont 
profita habilement des craintes que faisaient concevoir au sul- 
Lant les dissentions intestines survenues lout à coup dans son 
empire, el fit valoir les avantages d'une paix conclue par l'en- 
tremise de François [‘", comme une compensation aux griefs 
qu'avait occasionnés le renvoi de la flotte. Une trève de 
de cinq mois entre les parties belligérantes couronna d’abord 
ses efforts, et, enfin, le 10 décembre 1545, on signa à Andri- 
nople un armistice de dix-huit mois pendant lequel Charles 
* et Ferdinand devaient envoyer des ambassadeurs avec pleins 
pouvoirs de (raiter sur des bases définitives. 


LA DIPLOMATIE FRANÇAISE EN ORIENT. 457 


Le scandale des débats de Montluc avec son collègue avait 
trop compromis la dignité de la France pour qu'il reçut un 
bon accueil à son relour, cependant le roi, après lui avoir 
fait de graves reproches sur sa vanité et son oslentation, 
causes premières de lout le, mal, daigna lui pardonner en 
considération des démarches au moyen desquelles il avait fait 
recouvrer la liberté à un grand nombre de nos compatriotes 
que Barberousse tenait depuis vingt ans en esclavage sur les 
galères. 

Tant que François 1°" eut à s'occuper d'Henri VIII, roi 
d'Angleterre, nos relations avec la Porte restèrent fort négli- 
gées. L'événement le plus important fut la négociation d’un 
emprunt de rois cent mille ducats qui n'eut pas lieu comme 
on pouvait bien s’y attendre, mais en compensation duquel on 
nous accorda l'autorisation de tirer d'Alexandrie une certaine 
-_ quantité de salpètre. La cour laissait d’Aramont sans dépèches 
el complétement inactif. Attribuant cet abandon aux mauvais 
offices de Montluc, il résolut de venir lui-même se défendre et 
cn même temps s'éclairer sur les nouvelles intentions du sou- 
verain. Îl partit au mois de mai 1546. 

Après le départ de M. d'Aramont, Jacques de Cambray, 
chancelier de l’église métropolitaine et de l’université de 
Bourges, élail resté à Constantinople comme chargé d'affai- 
res. Il lui était spécialement recommandé de contrecarrer les 
démarches de l’habile Girard de Velwic que d’Aramont avait 
rencontré à Ratas-Basar, se rendant par ordre de Charles- 
Quint auprès du sultan en vertu de l'armistice d'Andrinople, 
car François I°", débarrassé de ses guerres avec l'Angleterre, 
reprenail ses projels de résistance contre l'empereur que ses 
succès en Allemagne rendaient chaque jour plus ambitieux. 
Mais, cette fois, les instincts belliqueux de la Porte avaient 
fait place à des idées plus pacifiques. Tourmenté d’un côté 
par les discordes qui menacaient d’éclater à l’intérieur, et de 


LS 


458 LA DIPLONATIE FRANÇAISE BEN ORIENT. 


l'autre par la rupture devenue imminente avec la Perse qui 
favorisait son fils rebelle Moustapha, le sultan se tenait sur 
la défensive et montrait une hésilation que la mort de Bar- 
beronsse, survenue le & juillet 1546, ne fit que rendre plus 
formelle. La leltre par laquelle Jacques de Cambray rend 
compte de cet événement au roi mérite d'être rapportée : 
« Sire, je ne veux obmeltre de vous faire entendre comme le 
sieur Barberousse après avoir êté malade d’un flux de ventre 
de quinze ou vingt jours, est mort ce jourd’huy, de quoi 
votre majesté ne doit avoir trop grand déplaisir, car, à ka vé- 
rilé, je n'ei veu homme par deça plus contraire à tout ce qui 
touchoit votre service que luy, à tout le moins depuis que j'y 
suis, el je ne puis penser qu'il ne soil autre cause que le bon 
traitement qui lui fut fait en Provence ; lequel au lieu de le 
reconnoistre, a fait depuis les plus meschants offices qu'il a 
peu, et croy que s’il eust peu davantsge, qu'il l'enst faict : 
toutefois Dieu y a pourveu. Je ne scay si V. M. faisoit quel- 
que dessein sur Alger pour attirer son fils à sa dévotion, 
lequel, à mon jugement, esl assez facile à gaigner, n'ayant 
plus espérance, selon que je puis comprendre, de revenir en 
ce lieu ; aussi ledit Barberousse, par son testament, ne luy 
laisse rien du bien qu il avoit par doça, mais le donne, par- 
lie au Grand-Seigneur, et partie à un sien nepven; il me 
doute bien que l'empereur ne manquera pas, si V. M. ne le 
fait pratiquer, de faire tous ses efforts pour l'attirer à soi, 
pour s'assurer de l’ennuy que luy a accoustumé de luy don- 
ner. Au Jieu et charge du dict Barberousse doibt succéder 
à lui un nommé Gallerays (sala-rays), qui estoit le principal 
après luy dans l’armée et comme son lieutenant; toutefois, 
ce ne sera jamais une {elle aucthorité qu'avoit le diet Barbe- 
rousse , laquelle esloit si suspecte au Grand-Seigneur , que 
l'on pense qu'il sera bien content d’estre hors de peine ; el 
pour ce que j'espère, selon l'occurrence des négoces par pré- 


LA DIPLOMATIE FRANÇAISE EN ORIENT. 499 


sence ou par lelires, vous donner de bref plus particulière 
information de loules choses, il me semble ne vous devoir faire 
plus longue la présente, priant Dieu qu'il vous ait en sa 
sainte et digne garde. De Pera lez Constantinople, le & juillet 
1546. » | 
Charles-Quint, ravi d'une circonstance aussi inespérée qui 
semblait de nature à modifier les vues du conseil, pressait 
son ministre d'en profiter pour conclure une trève de trois 
ans. Mais Soliman prêtait plutôt l'oreille aux inspirations de 
M. de Cambray qui employait (ous. ses efforts pour faire 
ajourner la réponse aur demandes de Velwic jusqu’à ce que 
un ambassadeur en titre vint faire connattre les nouvelles 
intentions de la cour de France. L'arrivée de M. de Codi- 
gnac le servit à point. Ce diplomate, parti en courrier, ap- 
portait des lettres pour les principaux personnages du gou- 
vernemenñt turc el annonçait la nomination de M. d'Aramont 
au posie d'ambassadeur. À cette nouvelle, un revirement 
complet s’opéra dans le Divan, toujours soumis aax oscilla- 
tions d'une politique vénale. Si l'or de Charles-Qaint avait 
prudemment gagné les pachas à sa cause. la libéralité fran- 
çaise se présentait à son (our comme une nouvelle mine à 
exploiler et ces hommes, devoués en apparence à celui qui 
avait payé leurs sympathies, se tournaient contre lui dès 
qu'un souverain plus généreux laissait cspérer de nouveaux 
dons à ceux qui souliendraient ses intérêts. Tel était alors le 
‘seul mobile des hommes d’Etat de la Turquie dans toutes les 
phases de la vie publique. Loin d’en accuser le brave et géné- 
reux Soliman, on doit reconnaître à la louange de ce prince, 
qu'il gémissait de la cupidité de ses sujets, vice qui arrêla 
pendant plusieurs siècles les hautes destinées que les sultans 
voulurent donner à leur nation. Dans la circonslance qui 
nous occupe, celle cupidilé ottomane servit à tel point nos 
intérêts que M. de Cambray reçut du divan une promesse 


460 LA DIPLOMATIE FRANÇAISE EN ORIENT. 


ainsi formulée : « Si la Turquie traite jamais avec Charles- 
Quint, elle ne prendra conseil que de son épée et du roi de 
France. » 

Gabriel d’Aramont, conseiller et maître d'hôtel du roi, 
éprouvé par sa récente mission el d'ailleurs fort avant dans 
l'estime de François Ier dont il comprenait la haute pensée, 
était l’homme le plus propre à diriger les affaires de la 
France en Orient el à maintenir la Porte dans ses dispositions 
bienveïllantes. Il fut nommé ambassadeur au mois de dècem- 
bre 1546, Le cardinal de Tournon qui dirigeait alors les af-- 
faires extérieures, voulut donner à cette ambassade un éclat 
iousité el, pour mieux en relever l'importance, le fit participer 
du double caractère d'une mission politique et d'une explora- 
tion scientifique et littéraire. A part les modestes tentatives 
dont nous avons déjà parlé, c’est le premier exemple d'une 
manifestation de ce genre, imitée depuis par tous les souve- 
rains qui se sont succédé sur le trône de France. il appar- 
tenait au monarque restaurateur des lettres de prendre l'ini- 
tiative d’une telle innovation, et dans ce but on adjoignit à 
l'ambassade trois savants: Pierre Gilles d'Ailby (1), Pierre 
Bélon du Mans (2) et le baron de Fumel, chargés de recueil- 


(1) Pierre Gilles (Petrus Gillius), né à Alby en 1490, savant medecin, 
était charge de continuer les recherches de Postel et de recueillir des ma- 
nuserits. Il compila pendant son séjour en Orient deux traités intitules : 
l'un de Topographia Constantinopoleos et l'autre de Bosphoro, tirées princi- 
palement d'un poème de Denys de Bysance. Ces deux curieux ouvrages fu- 
rent d'abord publiés in-4°, en 1561, et ensuite in-1? par les Elzévirs, en 
1632. À son retour en France, Picrre Gilles fut pris par des corsaires et ne 
dut sa liberté qu'aux libéralités de l’ancien évêque de Rhodez, le cardinal 
d’Armagnac, près duquel il mourut à Rome en 1555. Mais, après la mort 
de François Ier,Gillius,ne recevant plus aucun secours de son gouvernement. 
fut cbligé pour pouvoir subsister de s'enrôler dans les troupes de Soliman. 

(2) Pierre Bélon, qui était aussi médecin, a publie ses voyages sous ce 
litre : Les Observations des singularilés el choses mémorables trouvces en 


LA DIPLOMATIE FRANÇAISE EN ORIENT. 46t 


lir de nouvelles lumières sur l’antique berceau de la science et 
des arts. Chesneau suivait l'ambassade en qualité de maître 
d'hôtel. 

Quoique M. d'Aramont eût pris la voie de terre et tra- 
versé la Suisse afin d'éviter les embüûches semées sous ses pas 
par les agents de CharlesQuint, peu s’en fallut qu'il n’é- 
prouvât le sort de l'infortané Rincon, car Ferrand de Gonza- 
gue le faisail épier à la traversée du duché de Milan et avait 
placé des gardes à loutes les posies pour le surprendre plus 
aisément. Après des fatigues et des dangers de loutes sortes, 
il arriva le 9 février 1547, à Venise, où l’attendaient ses dépé- 
ches et ses instructions écriles transmises par la voie mari- 
time à l'ambassadeur de France près la Seigneurie (1).Comme 
d'habitude le sénat l'accueillit avec de grands honneurs et se 
mit en frais de protestation d'un dévoüment sans bornes à 
S. M. D’après les traditions de la sérénissime République, 
ses manifestations amicales ne se distinguaient pas ordinai- 
rement par leur franchise, mais on pouvait leur attri- 
buer une cerlaine valeur dans celle circonstance, par la 
crainte qu'inspirait d’un côté l'alliance Franco-Turque et de 
l'autre les vues ambitieuses du cauteleux Charles-Quint. Le 8 
mars el après dix-huit jours d’une navigation inquiétée par 
les mauvais temps, l'ambassadeur débarqua à Raguse, puis, 
_ dès le surlendemain, reprit la route de Constantinople sous 
l’escorte d'un chaouch envoyé par le sandgiac de Coche 
pour lui procurer des chevaux et tout ce qui élait nécessaire. 
Son arrivée dans la capitale des Osmanlis coïncida avec celle 
de M. de Valenciennes, chargé de rapporter à S. M. des ren- 


Grève, Asie, Judée, etc. Paris, in-8°, 1550, et in-4°, 1584. Ils sont remar- 
quables par ce qui est relatif à l'histoire naturelle. Bélon revint en France 
en 1550. 

(1) L'anibassadeur de France à Venise était M. de Morvilliers. 


462 LA DIPLOMATIE FRANCAISE EN ORIENT. 


seignements exacts sur les armements que faisaient les 
Turcs en vue de reprendre les hostilitès contre l'Autriche. 

La mission de M. d'Aramont suivait sun cours avec les 
plus belles chances de succès, et ce diplomate était en voie 
d'obtenir que la flotte ottomane fit une démonstration sur les 
côtes d'Italie lorsqu'il reçut des dépèches de France lui an- 
nonçant la mort de François 1°" survenue Île 3 mars 15847. 
Cet événement impoxa d'abord un temps d'arrêt aux affaires, 
mais d’Aramont, se rendant bientôt compte de la situstion 
qui devail contraindre le nouveau roi à continuer la politique 
de son prédécesseur, reprit les négociations sur le même pied 
et, avant même d'avoir reçu les nouveaux ordres de sa cour, 
se fit donner par le gouvernement turc la promesse d'un 
concours actif et dévoué. 

Telle était la situation des affaires à celle époque que la 
puissance ollomane se montrait le plus ferme soutien de la 
monarchie française et présentait le seul obstacle qu'il nous 
fût possible d'opposer à Charles-Quint ; alliance sublime de 
deux peuples qui, placés aux extrémités orientale et occiden- 
tale de l’Europe, n'avaient rien à redouler l’un de l’autre et 
se rendaient de mutuels services dans celle luite acharnée 
contre un ennemi commun. Cette alliance ftait l’œuvre de 
François 1°", auquel cependant Lien peu d'’historiens ont rendu 
justice. Ce prince avail trouvé la France dénuée de soldats el 
d'argent, s'était vu lui-même délaissé par tous les princes 
chrétiens, vaincu, prisonnier el sur le point d'être dépouillé 
de ses Etats, mais seul il n'avait pas désespéré de l'avenir de 
son pays el avait puisé dans son génie l'inspiration de cette 
alliance ollomance qui sauva la France el qui, trois siècles plus 
tard, devait sauver l'empire du sultan. N'est-il pas permis de 
dire que la dette qu'avait alors contractée la France se paie 
aujourd'hui ? 

E. D ESCHAVANNES. 


ACADÉMIE DE LYON. 


RENTRÉE SOLENNELLE DES FACULTÉS. 


DISCOURS ET COMPTES-RENDUS. 


Le 15 novembre, les Facultés ont repris leurs travaux ; 
elles faisaient partout leur rentrée sous les veux d’une 
administration nouvelle ; et, à Lyon, où le digne Recteur 
de l’Académie a longtemps professé la philosophie avec 
éclat, cette nouvelle administration a eu un cachet de 
popularité qu'il serait difticile de ne pas lui reconnaitre. 

Ainsi, c'est.sous les auspices les plus heureux que 
s’maugurent les cours de nos Facultés. Il ne faut donc pas 
s'étonner de l’empressement des premières autorités de la 
ville et du département à se rendre à cette solennité litté- 
raire et scientifique, ni du concours d’auditeurs d'élite qui 
s’y étaient rassemblés, tout aussi nombreux qu’en 1853. 
L'an dernier, on a été vivement intéressé par le souvenir 
de la victoire industrielle que Lyon avait remportée à 
l'exposition de Londres : celte année, les Lyonnais ont 
entendu avec plaisir la voix modeste et affectueuse d’un 
ancien maître toujours prompt à donner bon conseil, et 


464 DISCOURS DE M. L'ABBÉ NOIROT. 


à indiquer les sources les plus profondes de la pensée. 

MM. les doyens ont eu successivement la parole 
pour rendre compte des travaux de leur Faculté res- 
pective, rappeler les sujets qui ont été traités l’année 
dernière par chacun de MM. les professeurs, et indi- 
quer ceux qui doivent être, cette année, l’objet de leur 
enseignement; nous nous empressons de donner quelques 
uns de ces discours : 


Messieurs , 


L'avénement de Napoléon III, comme celui de l’immortel 
fondateur de la nouvelle dynastie , a été, pour l'Université et 
pour les grandes institutions du pays, une époque de rénova- 
tion et de progrès. 

Réclamées par l'esprit du temps , élaborées avec maturité, 
appliquées avec fermeté et mesure , d'importantes améliora- 
tions ont modifié le gouvernement de l'instruction publique 
et son régime intérieur. Dès maintenant , elles sont pour la 
société un gage de prospérité, et pour le prince auguste qui 
préside avec tant de sollicitude et de gloire aux destinées de 
la France , l'un de ses premiers et de ses plus durables titres 
à la reconnaissance nationale. 

A une époque encore récente, toutes les grandes questions 
relatives à l'enseignement étaient devenues comme une 
arène , où l'esprit de parti, les passions du moment et, c’est 
notre devoir de le dire , l'amour du bien public, mettaient 
aux prises les hommes les plus honorables , également ani- 
més du désir de fonder sur ses véritables bases l'éducation 
de la jeunesse. La sagesse du gouvernement nouveau est 
venue , enfin, mettre un terme à ces longs et regrettables 
débats. 

Une mesure législative , la loi de 1850 , en consacrant la 


DISCOURS DE M. L'ABBÉ NOIROT. 465 


liberté de l’enseignement , laisse aujourd'hui aux familles , 
sans restriction et sans entraves , la liberté du choix entre 
les établssements de l'Etat et les établissements privés , 
rendus eux-mèmes, dans une juste limite , à leur indépen- 
dance. 

Aujourd'hui , aux hommes qui se consacrent à la pénible 
mission de préparer à la France un avenir digne de ses hau- 
tes destinées, une seule rivalité est permise, celle qui prend 
sa source dans le sentiment d’un grand devoir à accomplir, 
dans un dévoüment généreux aux progrès de l'éducation et 
au bonheur des générations nouvelles. 

Après avoir fondé l'ére de la liberté daus l’enseignement , 
l'Empereur à voulu que l'organisation intérieure de FUniver- 
sité füt mise en harmonie avec les perfectionnements nou- 
veaux introduits dans tous les services publics , et que les 
fortes traditions d'ordre et de progrès du premier Empire 
reprissent toute leur autorité ‘dans les établissements de 
l'Etat, où, d'ailleurs, elles n'avaient jamais cessé d’être en 
honneur. 

Dans ce but, et sans rien perdre de ce qu'elle avait acquis 
en élévation et en étendue , l'instruction a été adaptée d’une 
manière plus spéciale que par le passé , à la variété des be- 
soins et des aptitudes. 

Dans quelques-unes de ces parties , elle s'est faite pratique 
et populaire pour répondre plus complètement aux intentions 
d'un gouvernement issu du suffrage universel , protecteur : 
éclairé et impartial de tous les intérêts , en dehors et au- 
dessus de tout esprit de parti. 

« J'ai voulu, disait Napoléon le", que l’Université fût for- 
tement lettrée. J'aime les sciences , chacune d'elles est une 
application spéciale de l'esprit humain ; mais les lettres , c'est 
l'esprit humain tout entier ; l'étude des lettres , c’est l'éduca- 
tion de l'âme , l'éducation qui prépare à tout, » 


10 


166 DISCOURS DE M. L'ABBÉ NOIROT. 

Empreinte de ces principes , aussi élevés que libéraux , : 
toute une législation est venue renouvelcr, en quelques an- 
nées , chacune des branches de l’enseignement public. 

Depuis sa base jusqu'à son sommet , depuis l’école pri- 
maire jusqu'aux Facultés, couronnement de ce vaste édifice, 
dans l'ensemble comme dansles détails, dans l'esprit comme 
dans la forme , tout a été régénéré, agrandi, fortifié. : 

Sans cesser d'appartenir à la haute juridiction du Ministre 
de l'instruction publique , les écoles primaires et, sous quel- 
ques rapports , les écoles secondaires libres ont passé sous 
l'autorité tutélaire de la première magistrature administra- 
tive du département. Gardienne vigilante de leurs intérêts et 
de leurs droits, cette magistrature élèvera l’état moral des 
populations par la marche sage et prudente qu'elle saura 
maintenir dans ces écoles , et, au besoin, leur imprimer. 

À un degré plus élevé , l'instruction secondaire a reçu des 
perfeclionnements que l'expérience a déjà justifiés. 

Grâces en soient rendues au dévoüment et à l’habileté des 
professeurs à qui l'Etat a confié l'application de ces nouveaux 
programmes , toutes ces innovations , qui avaient rencontré 
d'abord tant de contradicteurs , ont porté les fruits que la 
sagesse du Ministre devait en attendre. Légitimées par ce 
succès aussi prompt que décisif , nous les verrons bientôt 
devenir , par une libre adoption , la loi commune de toutes 
les écoles de l’Empire. 

Les immenses découvertes des sciences physiques, l'éclat 
qu'elles ont jeté sur notre pays, l’universelle considération 
dont elles sont entourées imposaient au gouvernement la 
nécessité de leur faire une place convenable dans le système 
nouveau ; mais ce système a réservé la première aux lettres. 
et c'était son devoir. 

Partout aujourd'hui, au lieu d'une route unique qui dini- 
eait naguère toute la population des colléges vers les am- 


DISCOURS DB M. L’ABBÉ NOIROT. 467 


phithéâtres de droit et de médecine , de nombreuses et 
larges voies lui sont ouvertes vers tous les emplois utiles 
comme vers toutes les carrières libérales. Nul, si bas que la 
Providence l’ait placé, ne peut se croire déshérité des bienfaits 
d’une éducation selon ses aptitudes et sa position sociale. 

La religion, ce premier besoin des sociétés comme des in- 
dividus , tient le rang le plus élevé dans l'esprit des maîtres, 
et, par là, dans celui des élèves ; elle a été placée à tous les 
degrés de l'éducation , pour faire naître et développer de 
bonne heure dans l'esprit de la jeunesse tout ce qui fonde et 
fortifie les croyances pieuses et les saintes espérances , tout 
ce qui met l'homme en paix avec lui-même et le rend utile à 
ses semblables. 

Au-dessus des établissements où se distribue à l'enfance 
et à la jeunesse la première nourriture de l'esprit et du cœur, 
s'élèvent aujourd'hui, et seront bientôt complétées, des chaires 
d'où descend un enseignement qui doit continuer, en l'agran- 
dissant , celui des colléges , et éclairer d’une lumière en 
harmonie avec le besoin des esprits et le progrès des con- 
naissances les problèmes de la théologie, de la littérature et 
des sciences. | 

Pour conserver, dans les hautes sphères de la pensée 
et dans la marche ascendante de la civihsation , la place 
qu'eile y a toujours et si honorablement occupée , la France 
compte , et ce ne sera pas en vain , sur ces grandes insti- 
tutions. 

Tenir d'une main ferme le drapeau des sciences et des 
lettres , qui , à toutes les époques , ont placé notre pays au 
premier rang des nations éclairées ; raffermir dans les 
esprits les doctrines qui sont le plus solide appui des états; 
proclamer, avec toute l'autorité du savoir et du talent , les 
principes de la morale et du spiritualisme chrétien ; orga- 
niser , en quelque sorte dans chaque province académique , 


468 DISCOURS DE M. L'ABBÉ NOIROT. 


une lutte énergique , incessante, contre l'envahissement 
des erreurs qui attaquent également le goût et la morale, 
>ontre les utopies qui sont la ruine des sociétés . telle est, 
Messieurs, la mission spéciale des Facultés de Théologie et 
des Facultés des Lettres. 

Noble mission ! qui trouve ici de dignes organes. Chaque 
jour fait mieux apprécier les services qu'ils sont appelés à 
rendre, chaque jour leur donne de nouveaux titres à l'estime 
et à la reconnaissance publiques. 

Dans un autre ordre d'idées et de faits , les Facultés des 
Sciences hâtent et secondent le développement du bien-être 
et de la fortune publique. Qui ne sait par quels liens étroits 
l'agriculture , l’industrie, le commerce , se rattachent aux 
découvertes des sciences physiques , et quelle féconde in- 
fluence doit exercer une institution qui a pour objet de 
reculer les bornes de ces connaissances et de les propager 
au sein des masses ? Leurs merveilleuses applications parlent 
assez haut, et tout autre éloge serait superflu en présence 
des prodiges qu'elles enfantent et de la juste admiration 
qu'elles excitent. | | 

Mais ce serait mal les comprendre et mal les louer que 
de ne voir en elles qu’une condition de bien-être matériel ; 
les sciences . elles aussi, ont leur action morale . et c'est 
par ce côté surtout qu'il faut savoir les honorer. En mettant 
au service de l’homme les forces de la nature, elles l'affran- 
chissent et lui donnent la conscience de sa dignité et de sa 
grandeur propres ; elles l’élèvent à la pensée d'un ordonna- 
teur suprême , d’une Providence divine , et alors même 
qu’elles ne semblent avoir en vue que le monde visible, 
elles nous font entrevoir un monde invisible et supérieur, 
et nous préparent ainsi à la connaissance de l'âme et à 
celle de Dieu, tant il est vrai qu'un lien intime rapproche 
toutes les connaissances humaines ; aussi, unies désormais , 


- Ce de d 


DISCOURS DE M. L'ABBÉ NOIROT. 469 


comme nous les voyons aujourd’hui, dans l'enseignement 
des Facultés , elles s’éclaireront mutuellement et répan- 
dront une lumière plus vive sur la route où s’avance 
l'humanité. | 

1 ne faut cependant pas se faire illusion , même au 
sein des plus légitimes espérances ; chaque siècle a ses 
dangers. : 

De nos jours , la civilisation matérielle tend à étouffer la 
civilisation morale ; là est le péril contre lequel doit s'armer 
la société. Une nation se relève des fautes qui naissent des 
égarements de l'esprit ; mais de cette décadence qui vient 
de l’abaissement des âmes, jamais! 

C'est à combattre ce péril de l'avenir que sont destinées 
un certain nombre de mesures , dont le but commun est 
de rendre l’enseignement des Facultés plus pénétrant et plus 
fécond. 

Des conférences, qui mettront désormais en rapport plus 
immédiat les professeurs avec leur auditoire , leur permet- 
tront de donner à leurs savantes leçons un caractère d'évi- 
dence et de simplicité qu’elles ne pouvaient revêtir précé- 
demment. 

Ce nouvel attrait n’était, sans doute , guère nécessaire 
pour les Facultés de Lyon, qui voient chaque année un con- 
cours plus. nombreux se presser autour de leurs éminents 
professeurs. 

Les Facultés des lettres ont vu s’accomplir enfin le double 
vœu que la plupart d’entr'elles avaient formé. D'un côté, 
les deux épreuves écrites donnent à l'examen du baccalau- 
réat une sanction plus sérieuse ; de l’autre, la limite mar- 
quée au choix annuel des sujets de leçons , met plus d’en- 
semble dans leur enseignement et répand un nouvel intéréi 
sur leurs cours. 

Renouvelée par une organisation récente, l'école prépara- 


470 DISCOURS DE M. L'ABBÉ NOIROT. 


toire de médecine et de pharmacie de Lyon offre à ses nom- 
breux élèves un enseignement au niveau de tous les progrès 
de la science. Les immenses ressources qu’elle présente à 
l'art de guérir, la multiplicité des observations , source tou- 
jours féconde des grandes découvertes, la vieille et brillante 
renommée de ses professeurs ne nous laissent qu’un désir 
à former, celui de la voir bientôt en possession d’un titre 
plus digne de son importance. 

Jusqu'à notre époque, une grande partie de la jeunesse 
studieuse des départements était condamnée, pour achever 
ses études, à s’exiler loin du foyer domestique, loin des in- 
fluences si bienfaisantes de la famille, pour aller demander 
à la capitale les lumières et les secours qu'elle ne trouvait 
point en province. 

La nouvelle circonscription académique fait disparaître ce 
grave inconvénient. En même temps qu’elle imprime à tous 
les ressorts administratifs une activité plus rapide et à leur 
marche une direction plus uniforme, elle fonde et fait revi- 
vre, dans les Heux mêmes qu’elles ont ilustrés autrefois. 
des Universités destinées à rivaliser avec celles dont s’énor- 
gueillissent l'Angleterre et l'Allemagne, tributaires jadis de 
nos grandes et immortelles écoles du moyen âge. 

Chaque centre académique va devenir, selon le génie pro- 
pre des localités, le siége d’un enseignement complet, qui. 
rayonnant dans toute une contrée, communiquera aux intel- 
ligences et à la diffusion des idées un mouvement d'autant 
plus rapide que l'impulsion première sera plus rapprochée. 

Toutes ces réformes, Messieurs, tous ces plans du jeune 
et vigilant Ministre de l’Instruction publique, ne peuvent nulle 
part mieux qu'ici recevoir leur pleine et entière réalisation. 

Lyon, cette noble cité. où, à côté des merveilles d’une 
industrie sans rivale, tout ce qui est grand, tout ce qui est 
beau et élevé a toujours été l’objet d’un culte particulier et 


DISCOURS LE M. L'ABBÉ NOIROT. 471 
fervent; Lyon, la cilé, par excellence, des traditions et des 
vertus antiques, dont tout le passé n’est qu'uu long souvenir 
de dévoüment religieux et d’héroïsme patriotique ; Lyon, 
qui voit aujourd'hui, avec orgueil, briller à la tête de son 
clergé et de son armée, de son administration et de sa ma- 
gistrature tant de noms glorieux et vénérés, tant de hautes 
illustrations, pourrait-il ne pas accueillir avec faveur une 
institution qui lui apporte l'éclat pur et durable de la gloire 
scientifique et littéraire, une institution qui lui rallie, comme 
à leür métropole intellectuelle, toutes les écoles des contrées 
voisines ! 

Depuis longtemps déjà ses nombreux établissements d’in- 
struction, et, en particulier, son lycée, ont élevé les études 
à un niveau que n'ont pas dépassé les meilleurs colléges de 
la capitale. Vous le savez, Messieurs, ils ont donné à la 
poésie et aux beaux-arts, à la science et à la philosophie, à la 
magistrature, à l'Église et aux plus hautes fonctions de l'État 
une nombreuse pléïade d'écrivains ou de disciples qui, jeunes 
encore, ont déjà conquis avec honneur leur place parmi ceux 
dont peut se glorifier notre époque et ont bien mérité de 
* leur commune patrie. : 

Pourquoi faut-il que l’un d'eux, celui que tous se seraient 
plu à nommer leur chef, s'ils avaient connu un titre plus 
flatteur que celui d'ami, celui qui, tout à la fois, érudit pro- 
fond, écrivain distingué, orateur éloquent, alliait, par un rare 
privilége, à tant de vertus les talents les plus divers, soit 
tombé si jeune encore ! Son nom, ce beau nom d'Ozanam. 
l’une des gloires les plus pures de ce pays sera inscrit dans 
les annales de Lyon. mais avec une auréole qui n’appar- 
tient qu'à lui, à côté de ceux des Degérando, des Camille 
Jordan, des Ballanche et des Ampère. 

Qu'il reçoive ici l'hommage solennel d’un pieux et hien 
douloureux souvenir ! 


479 DISCOURS DE M. L'ABBÉ NOIROT. 


Je ne puis, Messieurs, reporter ma pensée vers un passé 
si plein d'émotions pour moi, sans rendre ici témoignage à 
toutes les qualités solides et brillantes qui distinguent si 
éminemment, je le sais, la jeunesse lyonnaise, qualités dont 
elle puise le germe et trouve l’exemple dans cet esprit de 
famille, dans ces habitudes séculaires dé travail, de vie 
modeste et de piété, qui sont comme les traits distinctifs et 
la gloire des habitants de cette cité. 

En me retrouvant dans cette patrie adoptive que tant de 
souvenirs m'ont rendue chère, ma première pensée a été de 
faire remonter à sa bienveillance envers moi tout l'honneur 
du poste que j'occupe en ce moment. 

Sans doute. c’est surtout aux dignes professeurs du Lycée 
et des Facultés que le ministre a voulu témoigner son haut 
intérêt en appelant à ce poste le plus ancien de leurs col- 
lègues, celui qui, longtemps témoin de leurs succès, pouvait 
le mieux apprécier et signaler l'importance de leurs services. 

Leur zèle, la coopération intelligente et dévouée des ho- 
norables Inspecteurs que le choix éclairé et la confiance 
du Ministre ont placé dans chacun des départements dont 
se compose l’Académie de Lyon, l'appui des diverses auto- 
rités que la loi appelle à prendre part à l'administration de 
l'instruction publique, me permettent d'espérer que cette 
Académie ne restera pas au-dessous de sa mission; tous ses 
membres, unis dans un même dévoûment à la patrie et à 
l'Empereur, la plus haute personnification de la patrie, lui 
apporteront tous un généreux et loyal concours ; et la jeu- 
nesse qui Sortira de nos écoles sera digne de celle qui s’il 
lustre aujourd'hui dans les travaux de la paix, coinme de celle 
qui défend avec tant de valeur et de gloire l'honneur du 
nom français sur les champs de bataille. 


L'abbé Notror: 


DISCOURS DE M. TABAREAU. 473 
Messieurs. 


Votre empressement à vous rendre au milieu de nous n'a 
pas, cette année, pour motif la présence d’un illustre sa- 
vant (1), et l'éloquente apologie des sciences, à laquelle sa 
parole brillante et sympathique sut donner tant d'éclat. 

Un autre intérêt, qui ressemble à une joie et à un devoir 
de famille, vous ramène dans cette enceinte. Vous ne venez 
pas seulement assister à la rentrée de nos cours et à l’ins- 
tallation solennelle du chef d’une grande Académie ; vous ve- 
nez surtout fêter le retour du prêtre (2) savant que vous avez 
appris à vénérer et à aimer dans vos jeunes années, dont les 
leçons, empreintes d’une saine et haute philosophie autant 
que de foi religieuse, vous ont si fidèlement servi de guide, 
à mesure que de nouveaux devoirs et les difficultés de la 
vie venaient remplacer , à votre entrée dans le monde, la 
douce et facile fraternité des écoles. 

Un ministre (8) éminent s’est souvenu, comme vous avec 
reconnaissance, du savant modeste qui, dans l’étroite en- 
ceinte d’un collège, avait initié sa jeune raison à de grandes | 
et nobles pensées. Il ne lui a pas offert, pour lui faire aban- 
donner la mission d'utilité à laquelle il s’était voué, l'éclat 
d’une des chaires les plus élevées des Facultés, honneur in- 
signe depuis longtemps refusé par le digne professeur de 
Lyon ; il lui a confié une mission plus grande encore, en 
lui demandant son assistance dans l’accomplissement des 


(1) M. Dumas, sénateur, vicc président du Conseil imperial de l’Instruc- 
tion publique. | 

(2) M. l'abbé Noirot, ancien professeur de philosophie au Lycée de 
Lyon, ancien inspecteur général de l'Instruction publique, recteur de 
l'Académie de Lyon. 

(3) M. Fortoul, ministre de l’Instruction publique. 


474 DISCOURS DE M. TABARKAU. 


bienfaits promis par la nouvelle organisation de l'instruction 
publique. 

Nous sommes heureux, monsieur le Recteur, de vous 
voir placé à la tête de notre Académie, au moment où nous 
entrons dans des voies nouvelles de bien public, alors qu’on 
fait appel, non seulement à nos lumières, mais encore à 
un dévoûment dont nous trouvons en vous un si noble 
exemple. | 

Un décret émané du souverain qui, chaque jour, déerè 
de nouvelles prospérités pour la France, ouvre aujourd’hui 
dans nos laboratoires de grandes écoles de sciences appli- 
quées, où se formeront des hommes nouveaux, des hommes 
de science pratiques. 

A d’autres temps il fallait d'autres hommes, et les temps 
se pressent à notre époque de progrès et de rénovation. Ne 
voyez-vous pas que tout se transforme autour de nous? que. 
si courte que soit notre vie, le monde que nous allons quitter 
n'est plus celui qui nous à vu naître ? 

C'est que le génie de l'industrie, cet infatigable géant 
devenu le maitre de l’avenir des nations , appelle tous les 
peuples au travail, menaçant d'anéantir les populations oisives 
qui resteraient stationnaires dans le grand mouvement qu'il 
veut imprimer au monde. 

La eivilisation par l'esprit et par l'intelligence ne sufñit 
plus à ses vastes desseins ; il lui faut encore des bras qui 
travaillent, des sciences plus pratiques et plus fécondes, des 
arts et des métiers. 11 veut que partout l'homme pense et 
produise. 

Des nations rivales ont devancé ces nécessites de l'avenir. 
et de grandes institutions de manipulations scientifiques y 
sont déjà fondées. Nous avons laissé faire, mais nous nous 
mettons à l'œuvre ; et nos œuvres en France, vous le savez. 
- nous placent toujours au premier rang. 


BISCOBRS DE M, TABABEAU. 475 


Les laboratoires de nos Facultés, les salles qui servent de 
conservatoires à nos riches collections, vont se transformer 
en ateliers scientifiques , pour recevoir une nombreuse jeu- 
pesse impatiente d'être admise à un nouveau et savant no- 
viciat de l'industrie. Là nous déposerons nos robes de 
docteurs, et nous, inclinant devant l’enseignement des faits 
pratiques, nous serons les collaborateurs plutôt que les 
maitres des jeunes étudiants dont notre expérience dirigera 
le savant apprentissage. 

D’autres écoles, placées sous notre haut patronage, seront 
encore établies en dehors des siéges des facultés dans tous 
les grands centres industriels, et bientôt, en notre patrie, 
partout où il y aura du travail, se trouveront des hommes et 
des intelligences pour le faire prospérer. 

Les jeunes ingénieurs des sciences industrielles qui vien- 
dront à nous, se sentant assez forts pour porter le fardeau 
et la gloire de l'avenir, recevront de nos mains leurs lettres 
de créance auprès des chefs de nos manufactures. Un di- 
plôme a été créé pour eux, et de grands services rendus au 
pays en feront bientôt l’un des premiers titres d'honneur de 
la jeunesse française. 

Telle est, Messieurs, la glorieuse tâche imposée aux nou- 
velles générations ; telle est aussi la grande mission d'utilité 
à laquelle nous appellent les hommes éminents qui siègent 
dans les conseils supérieurs de l'Instruction publique, et la 
haute intelligence du Ministre(1), dont la parole jetait naguère 
tant d'éclat sur les chaires des Facultés. 

Tout est prêt dans notre cité pour entreprendre, sinon 
pour accomplir la nouvelle œuvre. La Faculté des sciences 
possède déjà presque tous les moyens matériels du nouvel 
enseignement pratique, des appareils. des collections. Une 


(1) M. Fortoul. ministre de l'Instruction publique. 


_ 476 DISCOURS DE M. TABAREAU. 


jeunesse avide d'apprendre frappe à nos portes. Notre dévoi- 
ment est toujours prêt. Celui d’une administration éclairée 
ne nous fera pas défaut; sa tâche sera d'ailleurs facile ; il 
lui suffira d'ajouter au siége actuel de notre enseignement 
quelques salles de travail et d'étude pour abriter l'élite de la 
jeune population dont elle a mission de protéger la des- 
tinée. 

Tout est prêt, ai-je dit dans mon impatience à répondre à 
l'appel fait à notre zèle. Mais le temps approche où notre 
dévoûment méritera de plus grands encouragements, et 
réclamera une assistance plus complète. Nos moyens d'action 
vont grandir, nos laboratoires recevoir de plus nombreux 
disciples. À cette époque , dont quelques jours seulement 
nous séparent, nous demanderons à franchir l’étroite enceinte 
de nos murs sans horizon, qui étreignent notre ardeur, et 
jusqu’à notre foi dans notre utilité. Nous le demanderons à 
la ville : qui a élevé des monuments à toutes les grandes 
pensées, à tous les grands services ; au sein de laquelle la 
religion a ses temples, la justice son sanctuaire , la charité 
ses nombreux asiles, la puissance publique son siége im- 
posant, le commerce son palais ; où les œuvres de l'esprit 
humain, de la nature et des arts étalent leurs magnificences 
dans de vastes bibliothèques et de riches musées. 

Et, n'est-ce pas aussi une grande pensée, bien digne d'un 
monument, que celle des hauts enseignements donnés par 
les trois Facultés de Théologie, des Sciences et des Lettres. 
par les nouvelles écoles de l’industrie, par cette école de 
Médecine si savante, à laquelle il ne manque pour devenir 
une Faculté du premier ordre, que l'autorisation d'en porter 
le nom ? 

Vous tous qui m'écoutez, amis des sciences et des lettres. 
demandez avec nous qu'un monument des Facultés s'élève à 
Lyon; que son architecture nohle et sévère appelle les 


DISCOURS DE M. TABAREAU. 477 


huinmes à l'étude, comme la vue de nos églises nous invite 
à la prière. Demandez que les grands corps scientifiques et 
littéraires , aujourd'hui disséminés dans toutes les parties 
délaissées de nos édifices publics, obtiennent enfin le droit 
d'asile , et soient rendus à la vie des savantes corpora- 
tions qui , dans tous les temps , ont fait l'illustration de la 
France. 

Ces espérances, vous les puiserez: dans les libéralités pro- 
nises par l'Université ; dans une administration éminemment 
éclairée ; dans les vues si élevées du Conseiller d'État (1), an- 
cien ministre, qui s est acquis tant de droits à notre recon- 
naissance par la magnifique régénération de notre antique 
uité. | 

Messieurs, j'oublie, en vous entretenant de l'avenir, que 
j'ai surtout à vous rendre compte du passé, à vous parler 
des travaux de la Faculté et des grades qu'elle a conférés. 

Je suis heureux d'avoir à signaler cette année des travaux 
importants, dans la part apportée par mes collègues à l'avan- 
cement des sciences. 

M. Fournet, toujours entrainé à des idées nouvelles par 
son active imagination et ses infatigables explorations de nos 
richesses minérales, a modifié avec hardiesse toutes les idées 
reçues sur les dépôts houillers en France. Dans son opinion, 
ce combustible si précieux ne serait pas seulement un riche 
présent fait à quelques bassins privilégiés, mais il consti- 
tuerait une des grandes formations du globe, sur une étendue 
qui ne le céderait en rien à celle des plus grands dépôts 
sédimentaires. Cette abondance du principal élément de la 
puissance mécanique de notre époque ne pouvait manquer 
d'attirer l'attention des compagnies houillères. Coufiantes 
dans les croyances de l’habile ingénieur, elles n'ont pas 


4) M. Vaisse , cotiseiller d'État chargé de l'administration du départe- 
ment du Rhône. 


473 DISCOURS DE M. TABAREAU. 


hésité à sonder à de nouvelles profondeurs, et leurs premières 
recherches semblent déjà plemement confirmer la nouvelle 
doctrine géologique de notre savant collègue. 

M. Bineau a publié d'importantes études de chimie atmos- 
phérique , l'analyse des eaux pluviales du bassin du Rhône, 
et des expériences sur l'altération de Fair dans les grands 
centres de population. La considération que vous accordere2 
à ses utiles travaux sera mêlée de quelques regrets. Vous 
voudriez, avec tous les amis de ce professeur si estimé , 
qu’il pôt se résigner à suspendre ses laborieuses recherches 
pour rétablir plus promptement une santé gravement com- 
promise. 

M. Jourdan a su, cette année comme toujours , rattacher 
aux intérêts lyonnais ses savantes investigations. C’est à son 
zèle pour la science autant qu'a son dévoüment pour notre 
industrie, que nous sommes redevables du travail le plus 
complet qui ait été fait sur la production de la soie, et que 
l’on ne pouvait espérer que du savant désintéressé qui, pour 
l’'accomphr, s’est généreusement imposé la dépense d’un long 
séjour dans les contrées étrangères, d’où nos manufactures 
reçoivent encore en partie là matière première de leurs ri- 
ches produits. 

Après ce trop court exposé des titres de mes collègues à 
la continuation de votre estime, je dois enfin satisfaire Fim- 
patience du jeune auditoire que j'aperçois mêlé a notre grave 
réunion , Souriant déja à des éloges trop longtemps atten- 
dus, ou résigné d'avance à l’équitable sévérité de nos juge- 
ments. 

La Faculté des sciences a procédé, cette année, à 326 exa- 
mens : 4 avaient pour objet les divers ordres de licence : 
53 portaient sur les épreuves de l’aneien haccalauréat ès- 
sciences physiques et 269 sur celles du nouveau baccajau- 
r'éat. | 


DISCOURS DE M. TABAREAU. 479 


Les épreuves de licence ont donné lieu à l'admission d’un 
candidat pour les sciences naturelles, à celle de deux candi- 
dats pour les sciences mathématiques et à l'ajournement d’un 
troisième aspirant à la même licence. L'un des candidats re- 
cus, M. Poncin, a mérité d'être cité avec éloge dans ce 
compte-rendu. Il le doit à de fortes études mathématiques et 
à l'intelligence qui lui présage un heureux succès dans le pro- 
fessorat. 

Les 53 examens sur l’ancien programme du baccalauréat 
ès-sciences physiques ont eu pour résultat 16 ajournements 
et 37 admissions. 

Les 269 examens subis par les candidats aspirant au 
nouveau diplôme du baccalauréat ès-sciences, ont motivé : 
115 ajournements après l'épreuve écrite, 37 éliminations après 
l'examen oral, et 87 admissison , ne présentant pas même 
le tiers du nombre total des examens. 

Cet insuccès ne doit être à vos yeux ni l’indice afiligeant. 
d'un affaiblissement dans les études ni l'annonce redoutable 
d’une sévérité croissante de notre part; il n’a eu d'autre 
cause que la facilité, aujourd’hui retirée aux candidats, de se 
présenter pour la première fois aux examens, dans la session 
d'avril, avant la fin de l’année scolaire. Cette session, la seule 
désastreuse pour nos candidats, n'était en effet presque uni- 
yuement composée que d’imprudents déserteurs des études 
classiques, que la sagesse du nouveau règlement retiendra 
désormais plus longtemps sur les bancs des écoles. 


Dans le nombre des candidats plus studieux que nous 
avons admis, je signalerai, comme ayant obtenu la mention 
bien, MM. Blanc (Jean-Baptiste), Vialla, Moureton, Poyet, 
Bruneau, Joubert, Reymond, Berger, Briandas, Durand, Vanel, 
Blanc (Henri) , Lecreurer, Verny , Leroy. Morris , Chapuis, 


Dumarché. 


Ed 


480 DISCOURS DE M. TABAREAU. 


La mention (rès-bien a été méritée par MM. Hirsch, Mory, 
Fontoinon, Muzae, Callet, Bodin, Duvallon. 

Deux candidats ont encore plus de droits à vos encoura- 
geantes félicitations. 

L'un d'eux, Camille Jordan, presque un enfant par son 
jeune âge, déjà bachelier ès-lettres à 15 ans, à la suite de 
brillantes études faites à l'institution d’Oullins, obtenait avant 
sa seizième année, et quelques mois seulement après son en- 
trée au lycée de Lyon, le diplôme de bachelier ès-sciences avec 
quatre boules blanches , les seules auxquelles nos program- 
mes lui permissent alors de prétendre. 

Vous accorderez une égale part d'estime à M. Valansio, le 
premier dans notre Faculté dont l'examen ait été décoré de 
cinq boules blanches. Ajouterai-je, pour achever d'attirer tout 
votre intérêt sur ce bon jeune homme, qui fait tant d’hon- 
neur au petit-séminaire de Belley où il a fait ses études, 
quelle modestie lui avait inspiré de vaines inquiétudes sur sa 
réception? Lui seul ignorait qu’il répondait si bien à nos ques- 
tions, et la seule proclamation de son nom a pu faire cesser 
ses vives appréhensions. 

Jeunes amis, qui tous vous êtes rendus dignes des modes- 
tes honneurs que nous sommes appelés à décerner, ne vous 
éloignez pas encore de nous. D’autres succès, d'autres di- 
plômes vous attendent dans nos nouvelles écoles de sciences 
appliquées , et dans les études supérieures auxquelles nous 
vous convions. Dieu veuille enfin, accueillant tous mes vœux, 
que ce puisse être encore en votre faveur que s'élève un 
jour à Lyon le monument des Facultés ! 


T'ABAREAL. 


LISCOURS DE M. BOUILLIER. 4S 1 


MESSIEURS, 


La Faculté des Lettres, à son tour, va vous entretenir 
quelques instants de ses divers travaux, de son enseignement, 
de ses examens et de ses observations sur la marche et le 
résultat des études qui sont le fruit d'une expérience déjà 
longue. Je dois d’abord parler de nous-mêmes, de mes collè- 
gues, tâche délicate et difficile où l'éloge n’est guère plus 
permis que le blâme. J'aurai ensuite à donner des avis à la 
jeunesse qui vient nous demander des grades, et à justifier, 
par quelques critiques, nos rigueurs accoutumées. 

Vous vous rappelez que nous devons désormais parcourir 
en trois années le cercle entier de notre enseignement. Ce 
règlement a donné à nos cours plus de régularité et d’har- 
monie, mais il na pu nous donner de nouveaux auditeurs, 
comme à d’autres Facultés des lettres plus heureuses, puis- 
que Lyon n’a pas de Faculté de droit. Nos auditeurs sont donc 
toujours à peu près ce qu’ils étaient, sauf quelques jeunes 
gens, en plus grand nombre, que nous avons remarques 
avec plaisir, et qui nous sont un encouragement dans la voie 
où nous sommes entrés. 

Voici la seconde année de notre enseignement triennal, et 
chacun de nous va passer à d'autres sujets, conformément au 
nouveau programme. 

Les deux grands siècles de Périclès et d'Auguste doivent 
occuper le professeur de littérature ancienne. Il fera l’his- 
toire de la comédie grecque et de l’éloquence au temps de 
Périclès ; il expliquera pour les candidats à la licence , l'É- 
lectre de Sophocle et les Grenouilles d’Aristophane ; dans 
l'histoire de la littérature latine, il insistera principalement 
sur les grands historiens du siècle d’Auguste. 

Abandonnant l'antiquité pour le moyen âge, le professeur 


31 


482 LISCOURS DE M. BOUILLIER. 


d'histoire se propose de. tracer un tableau des principaux 
États européens au XIV: siècle. Dans ce tableau il compren- 
dra la formation territoriale, l’origine du gouvernement , les 
institutions, le récit des événements les plus célèbres et des 
grands règnes de l’époque antérieure, une appréciation du 
caractère de chaque nation et de son rôle historique. 

Entre les diverses littératures qui sont du domaine de la 
chaire de littérature étrangère, viendra, cette année, le tour 
dé la littérature anglaise. Après un court exposé des élé- 
ments qui ont concouru à la formation de la kngue anglaise, 
le professeur se hâtera d'arriver au règne d’Élisabeth, où 
commence la véritable histoire de la littérature anglaise. La 
plus grande partie de l’année se passera à faire connaitre et 
sentir les beautés des tragédies de Shakespeare et du poème 
de Milton. 

La chaire de littérature française retentira des grands 
noms de Cormeille, de Molière, de Racine, de La Fontaine, 
de Boileau. Le professeur doit continuer, dans le XVIIesiècle, 
l’histoire de,la poésie française que, l'année dernière, il a con- 
duite depuis $es origines jusqu’à Malherbe. 

Enfin, le professeur de philosophie laissera la psychologie 
pour la morale et la théodicée. Il étabhira l'existence d'un 
principe absolu de la morale qu'il suivra dans ses principales 
applications à la morale individuelle et à la morale sociale. 

Tel sera, dans son ensemble, l'enseignement de la Faculté 
des lettres pendant l’année qui commence. 

L'intérêt êt l'importance de ces nouveaux sujets, en même 
temps que le lien qui lés rattache aux sujets de l’année der- 
nière, nous donne l'espérance de retenir et même d’augmen- 
ter le nombre de nos auditeurs fidèles. Nous n'avons plus, il 
est vrai, cette foule qu’aitirait la vive imagination et la parole 
éloquente de deux professeurs célèbres, mais nous ne croyons 
pas que les cours de la Faculté des lettres aient perdu quel- 


DISCOURS DE M. BOUILLIER. 453 


que chose sous le rapport de la science et de la solidité de 
l'instruction. Deux ou trois cents personnes, au moins, de 
toute condition, de tout âge, réunies par un amour commun 
de l'étude et des lettres, suivent nos leçons avec assiduité. 
A côté de candidats à la licence et de bacheliers tout récents 
. Ou même de bacheliers futurs, on rencontre des professeurs, 
des ecclésiastiques , des hommes d’un âge avancé , heureux 
d'entretenir et de retremper les souvenirs classiques de leur 
studieuse jeunesse. Je doute qu’il y ait quelque part en France 
un auditoire plus bienveillant et plus respectueux. C’est no- 
tre devoir de lui en témoigner hautement notre reconnais- 
sance et de travailler à nous en rendre de plus en plus 
digne. | 
Les examens, Messieurs, sont la seconde partie obligée de 
mon discours. Cette fois, je n’ai pas seulement à vous par- 
ler, comme à l'ordinaire, de licenciés et de bacheliers, mais 
aussi d'un docteur. Depuis plusieurs années , aucun examen 
de doctorat n'avait eu lieu devant la Faculté, non pas que ce 
grade élevé n’eût fait envie à quelques-uns, et que des thèses 
manuscrites n’eussent été remises entre nos mains, mais au- 
cune d’elles n’avait été jugée digne d'arriver jusqu'à l’impres- : 
sion et à la discussion publique. Deux thèses présentées 
par M. Maréchal, chef d'institution à Lyon, nous ont paru 
dignes d’un meilleur sort. La thèse française était un travail 
étendu, savant, plein d'intérêt sur Ménandre , sur l'histoire 
de la comédie à Athènes, sur les caractères distinctifs de l’an- 
cienne, de la moyenne et de la nouvelle comédie. Des frag- 
ments de Ménandre l’auteur a su tirer tout ce qui jette quel- 
. que lumière sur les mœurs de son théâtre et en même temps 
sur celles d'Athènes, sur les personnages, sur le plan et la 
composition de ses pièces. | 

Comme sujet de thèse latine , il avait choisi une des plus 
intéressantes parties de la Somme, celle où saint Thomas 


484 DISCOURS DE M. BOUILLIER. 


traite de l'essence de la loi et de ses diverses espèces. Dans 
une analyse exacte et consciencieuse du Traité des Lois de 
saint Thomas, le candidat a montré une grande connaissance 
de son sujet. Mais, faute de connaitre aussi bien les anciens, 
Platon, Aristote, Cicéron, qui ont été, en philosophie , les 
maîtres de saint Thomas , il a paru, eu quelques endroits, 
exagérer un peu son originalité métaphysique. Toutefois, la 
Faculté n’a pas cru faire preuve d’une trop grande indulgence, 
ni abaisser le niveau du doctorat, qu’elle veut tenir égal à 
celui de Paris, en faisant bon accueil à ces deux thèses et en 
recevant docteur M. Maréchal. 

Le compte que j'ai à rendre de la Licence n’est malheureu- 
sement pas très-brillant. De cinq candidats qui se sont pré- 
sentés dans tout le cours de l’année , un seul, M. Bonnel, a 
été reçu. Grâce au récent décret qui à élevé et honoré 
davantage la position des anciens maitres d'étude en leur 
imposant l'obligation d'obtenir ce grade en untemps déterminé, 
nous devons espérer à l'avenir un plus grand nombre de can- 
didats et de candidats plus heureux. 

Je m'é‘onne moins, sans doute, de ne pas voir se présenter | 
à la licence ceux pour qui elle ne serait qu’un objet de luxe et 
non de première nécessité. Cependant, c’est un bon conseil 
à donner aux jeunes gens qui, après avoir été reçus bache- 
liers avec distinction, vont commencer l'étude du droit. Qu'à 
la licence en droit ils aient la noble ambition de joindre, au 
bout de leurs trois années de droit, la licence ès-lettres, et 
de cueillir deux palmes à la fois.Ils réussiront, s'ils y consa- 
crent seulement chaque jour quelques heures de loisir, et 
s'ils mettent à profit les cours, devenus pour eux obligatoires, 
de la Faculté des Lettres. Je leur donne l'assurance que ce 
sera un temps bien employé. Au milieu de cet affaiblissement 
général des études littéraires, quel avantage ne prendront-ils 
pas Sur tous leurs rivaux dans l'art de bien penser et de 


U 


DISCOURS DE M. BOUILLIER. 455 


bien dire! Mais, touchant l'utilité qu'ils tireront des lettres 
et de la philosophie, je les renvoie aux admirables Instructions 
de D’Aguesseau à son fils. 

J'arrive au baccalauréat ès-lettres. Le nombre des candidats 
suit une progression décroissante assez remarquable. Ils 
étaient 460 l’année qui a précédé l'application du nouveau rè- 
glement d'études, l’année suivante, c'est-à-dire l'année der- 
nière , ils n'étaient plus que 342, et, cette année, ils sont 
déjà réduits au nombre de 265, nombre qui doit encore consi- 
dérablement diminuer au profit du baccalauréat ès-sciences 
où la foule se précimte. J’ai entendu autrefois beaucoup 
déclamer sur le grand nombre des bacheliers ès-lettres en- 
vahissant toutes les carrières libérales et menaçant le repos 
de la société. Si le mal dure encore, bientôt assurément ce ne 
sera plus aux bacheliers ès-lettres qu’on pourra s’en prendre. 
Mais, aussi plus le baccalauréat ès-lettres sera rare et difficile, 
et plus il distinguera avantageusement le jeune hc mme dont 
il aura couronné les études. 

Voici quel a été le sort de ces 265 candidats : 118 ont été 
admis, 147, c'est-à-dire plus de la moitié, ont été ajournés. 
Le plus grand nombre des ajournements, comme l’année der- 
nière, à eu lieu pour les compositions ; 40 seulement, de ceux 
qui avaient réussi à franchir cette première barrière,ont échoué 
aux épreuves orales. Je suis fâché d’avoir à dire que nous 
avons été surpris de la médiocrité, de l’insignifiance de la plu- 
part des compositions , et que celles où nous avons trouvé 
quelques traces ou de jugement et de réflexion, ou d’imagina- 
tion et d'esprit, sont en bien petit nombre. Quelques-uns ont 
eu à exprimer des vœux pour nos soldats d'Orient, sans qu'un 
pareil sujet ait pu les émouvoir et les inspirer. H est vrai que ces 

‘vœux devaient ètre en latin, et le latin est à peu près demeuré 
ce qu'il était l’année dernière. Mais, le latin à part, où donc 
est le feu sacré ? où est le sentiment, où est le jugement et la 


436 DISCOURS DE M. BOUILLIER. 


raison ? Faut-il redire que ce n’est pas assez de charger sa 
mémoire et de meubler son esprit à la hâte et qu’il importe 
bien plus de le cultiver et de le perfectionner ? Je les prie de 
méditer ce passage du discours préliminaire de l'A#rt de 
penser, cité et admiré par Rollin (1). « On se sert de la 
raison comme d’un instrument pour acquérir les sciences. 
et on se devrait servir, au contraire, des sciences comme 
d’un instrument pour perfectionner sa raison. Les hommes 
ne sont pas nés pour employer leur temps à mesurer des 
lignes , à examiner les rapports des angles, à considérer 
les divers mouvements de la matière. Leur esprit est trop 
grand, leur vie trop courte, leur temps trop précieux pour 
l'employer à de si petits objets. Mais ils sont obligés d’être jus- 
tes, équitables, judicieux dans tous leurs discours, dans tou- 
tes leurs actions et dans toutes les affaires qu’ils manient, et 
c'est à quoiils doivent particulièrement s'exercer et sc former.» 
Destinée à arrêter le succès des préparations artificielles 
et de pure mémoire, la composition française et latine a dû 
d'abord elle-même en porter la trace. Il faut espérer qu’une 
préparation plus longue, que les avertissements sévères . 
les ajournements répétés produiront tôt ou tard ce qu'ils 
ont produit pour la version latine , où le progrès se soutient 
et se continue. Aussi, pour plus d’un candidat, la ver- 
sion à été une cause de salut en rachetant la faiblesse de 
l'autre composition. 

Je n'ai rien de nouveau à dire sur l'examen oral. C’est tou- 
jours la mémoire qui est en progrès plus que toutes les autres 
facultés. J’excepte, comme par le passé, la partie scientifi- 
que. Nos collègues de la Faculté des sciences sont beaucoup 
plus satisfaits des sciences, chez nous , que nous ne le som- 
mes des lettres chez eux. Mais cette partie scientifique du 


(1) Traité des études, 7° livre. 


DISCOURS BE M. BOULLIER. 487 


baccalauréat ès-tettres est aujourd'hui considérablement ré- 
duite. 

J'ai peur de paraitre trop abonder dans mon sens et tout 
juger de mon point de vue, si j'ose déplorer l’affaiblissement 
continu de la logique ou de la philosophie? Mais comment 
étudier la logique quand on à besoin de tout son temps 
pour revoir tout le reste, pour refaire tant bien que mal 
la rhétorique , la seconde et méme la troisième et si on la 
voit, comment la voit-on ? Les trois questions où elle est 
maintenant comprise tout entière, et qui sont un résumé de 
toutes Îles questions de l'ancien programme , ne sont pas 
traitées avec plus de temps et de soin que des questions 
d'une étendue ordinaire, pour lesquelles il suffit d’une très- 
courte réponse. Plus d'un candidat a épuisé en cinq minutes 
tout ce qu'il sait de psychologie, de morale, de logique et de 
théodicée. Qui 4 analysé et étudié , qui même a lu, je dirai 
plus, qui a vu ces cinq ouvrages excellents de Cicéron, de 
Descartes, d'Arnauld ; de Fénelon, de Bossuet , qui tiennent 
aujourd'hui ia plus grande place dans l'examen ? On s'ima- 
gine avoir tout fait pour le mieux, si on a bien voulu se don- 
ner là peine d'apprendre par cœur quelque résumé plus ou 
moins court, plus ou moins insignifiant. J'arrête un candi- 
dat qui traite de cette façon le Discours de la Méthode; je 
lui demande dans quelle langue il est écrit; la question le 
trouble , il hésite, il réfléchit , et it me répond que c'est en 
latin. 

Élève du Lycée de Lyon, je me souviens, Messieurs , d’un 
temps, et d’autres ici s'en souviennent comme moi, où la phi- 
losophie était plus prospère. Avec quelle avidité ne suivions- 
nous pas les lecons d’un professeur dont le souvenir nous 
est cher, et qui est celui-là même qui préside aujourd’hui à 
cette cérémonie. (ruidés et excités par cé maître excellent, 
aux leçons de la classe nous ajoutiéns des lectures, des ana- 


4338 DISCOURS DE M. BOUILLIER. 


lyses, des extraits de bon nombre d'ouvrages de philosophie, 
et nous donnions une assez rude occupation aux employés de 
cette bibliothèque. 

Mais qu'importe aujourd'hui que les maitres et les program- 
nes soient excellents, si les élèves, abusant de plus en plus de 
la liberté de déserter les classes et de se présenter, quand bon 
leur semble, à l'examen, ne font plus de logique ou n'en font 
. plus que le quart ou la moitié? Je crains bien que l'espérance 
d'arriver un peu plus tôt au terme par des préparations hâti- 
ves, abrégées et superficielles ne soit fatale aux réformes les 
meilleures et aux fortes et sérieuses études. Ne voyons-nous 
pas que les jeunes gens sont de plus en plus impatents des 
leçons des maitres, du travail et surtout de la discipline, et 
les parents de plus en plus avides, comme ils disent, de ga- 
gner du temps ? 

Ne pourrait-on donc pas concilier l'intérêt de la liberté et 
celui des études en demandant à tout jeune homme âgé de 
moins de vingt ans un certificat d’études qui serait délivré, non 
pas seulement par'les lycées et les colléges, mais par tous les 
établissements d'instruction sans exception , à la seule con- 
dition de prouver qu’ils sont en possession d’un cours régu- 
lier et complet d’études ? 

Peut-être nous fera-t-on le reproche d'encourager nous- 
mêmes , par notre indulgence, cette désertion déplorable. 
Pourquoi ne pas arrêter court à l'examen ces téméraires ? 
pourquoi leur succès vient-il trop souvent encourager d'au- 
tres à suivre leur mauvais exemple ? De tous les reproches 
qu’on peut faire à la Faculté des lettres, j'en conviens, il n'en 
est pas, de mieux mérité que celui d'une trop grande in- 
dulgence. Avons-nous toujours bien défendu la porte des 
carrières libérales contre le flot qui les envahit? Combien - 
sont-ils les aspirants au diplôme qui, par défaut d'intelli- 
gence ou de travail, ont dù définitivement y renoncer! Ne 


DISCOURS DE M. BOUILLIER. 459 


uus sommes-nous pas plus tôt lassés de les refuser qu'ils ne 
se sont lassés de se présenter ? Là-dessus nous ne sommes 
pas , je l'avoue , sans quelques scrupules et quelques re- 
mords ? Car, que ne peut-on pas dire en faveur de la sévé- 
rité? La sévérité, c’est l'intérêt bien enténdu des parents, 
des maîtres et des jeunes gens ; c’est la fortune de tous les 
établissements sérieux d'instruction publique ; c’est la cause 
du travail, de la discipline et des bonnes études ; c'est la 
cause enfin de la société elle-même. Je m'arrèête, et pour ne pas 
trop déplaire à la plus jeune partie de cet auditoire, je me hâte 
de finir cette sorte de dithyrambe en l'honneur de la sévérité. 
Mais combien, quand il s’agit de donner des boules, ne de- 
meurons-nous pas au-dessous de cette sévérité idéale ? Pour 
atténuer nos torts, je dirai, cependant, qu'il servirait de peu, 
dans l'intérêt général des études, que la Faculté des Lettres de 
Lyon eût une mesure particulière de sévérité, et que, fus- 
sions-nous plus sévères , à moins d'employer deux poids et 
deux mesures, ce que nous ne ferons pas, nous ne pouvons 
arrèter ces déserteurs de la logique.Comment ne pas recevoir 
le bon élève de rhétorique, auquel il a plu de ne faire qu’une 
partie de la logique ou même pas du tout, lorsque la lo- 
gique et surtout les sciences, c’est-à-dire les études de 
la derniere année classique, ne figurent plus que pour une 
partie relativement peu importante dans l'examen ; lors- 
que, à moins d'une nullité complète , elles peuvent être 
compensées par d'autres parties, surtout par les compo- 
sitions ? Mais, enfin, il vient d’être interdit à tout candidat de 
se présenter pour la première fois dans la session d'avril. 
c'est-à-dire avant la fin de l'année, et on a commencé à por- 
ter remède à ce grand mal que depuis longtemps nous n’a- 
vons cessé de signaler. 

Les mentions bien, proportionnellement plus rares que 
les années précédentes. ne s'élèvent qu’au nombre de dix. 


#90 DISCOURS DE M. BOUILLIER. 


Elles ont été obtenues en décembre par MM. Ferber, Co- 
cusse, Chenel, Ribiollet ; en avril, par MM. Mure et Brugel : 

en août, à Lyon, par MM. Maurin, Reybère, Jourdan ; à 

Clermont, par M. Barrière. Nous avons donné deux men- 

tions très-bien, l’une à M. Boffard, du Lycée de Lyon, l’au- 

tre à M. Chauvy, de Clermont. 

Un sujet non moins digne de tout notre intérêt que le bacca- 
lauréat ès-lettres lui-même , c’est la partie littéraire du bac- 
calauréat ès-sciences qui nous a été confiée. Sur cette alliance 
entre les sciences et les letires repose tout entier, de l’aveu de 
tous, le succès du nouveau système d’études. Or, n'est-il pas à 
craindre qu’une boule unique ne soit pas une arme suffisante 
vour défendre à la fois les langues anciennes, les langues 
vivantes, les auteurs français, la logique, l'histoire et la géo- 
graphie ? Comment empêcherons-nous qu'un candidat avisé 
ne s’exempte à son gré de telle ou telle partie de l'examen 
littéraire , assuré qu'ayant bien répondu sur toutes les au- 
tres, il n’a pas à craindre une bouk noire, ou qu'il pourra 
la racheter par une boule d’une autre couleur? Je suis mé 
me disposé à croire que déjà quelques candidats ont fait ce 
calcul au détriment de l'anglais et de l'allemand , où en géné. 
ral ils se sont montrés, sinon tout-à-fait nuls, au moins de 
la dernière faiblesse. 

Telles sont, Messieurs, nos observations critiques sur les 
examens. Qu'on ne se trompe pas sur le sentiment qui nous 
les mspire. Nous aimons la jeunesse ; et comment ne pas 
l'aimer? Mais nous l’aimons sans faiblesse , fortiter, nous ai 
mons ses vrais et ses grands intérêts, qui sont ceux du tra 
vail, de l'étude et de la discipline. 

Je ne vous ai parlé que des cours et des examens, qui 
sont nos travaux officiels, mais à ceux-là nous en ajoutons 
d'autres encore, de fréquentes lectures dans les académies. 
des mémoires, des ouvrages, des publications de toute sorte 


DISCOURS DE M. BOUILLIER. 491 


qui étendent plus au loin l'influence de notre enseignement. 
Nous sommes membres actifs des sociétés savantes et litté- 
raires de cette ville qui ont bien voulu nous accueillir dans 
leur sein; nous contribuons à alimenter les mémoires, les 
annales, les revues qui se publient à Lyon , et témoignent 
que toute la vie intellectuelle et littéraire n'est pas encore 
concentrée dans la capitale (1). 

Mais, Messieurs, trois Facultés nouvelles ajoutées aux an- 
ciennes et installées à ce même moment avec le plus grand éclat 
à Douai, à Nancy, à Clermont, ne prouvent-elles pas hautement 
l'estime des services déjà rendus par ces belles et libérales 
institulions et l'attente de plus grandes encore ? Placées à tous 
les chefs-lieux des seize grandes académies, dans lesquelles 
se partage aujourd'hui le gouvernement de l'instruction pu 
blique , les Facultés sont le couronnement d’une nouvelle et 
plus forte organisation de l’Université. Ainsi, l'Université qui. 
au sein de nos troubles politiques et dans nos plus mauvais 
jours, avait semblé un instant menacée, reparaît plus puis- 
sante et plus prospère. Nos espérances n’ont pas été trompées. 
et, comme le premier empire avait eu la gloire de la fonder. 
le second empire devait avoir celle de laccroiître et de la 


raffermir. , 
F. BouiLier. 


(4) En moins de deux années lu Faculté des Lettres de Lyon a publie les 
ouvrages suivants : Poèmes évangéliques, par M. Victor de Laprade, Tublean 
de la Littérature du Nord, par M. Eichhoff, de la Condition des Classes ugri- 
coles, depuis le moyen âge jusqu’en 89, par M. Dareste de la Chavanne, 
Histoire de la Philosophie Cartésienne en 2 vol. in-&, par M. Bouillier. 


PTE ES 21 il LP SEE 


CRAPhIaT 


à = = Vire 


PENSÉES D'UN SOLITAIRE, par FÉLIX OLIVIER ; deuxième édition, 
revue et augmentée d’une deuxième partie. — 1854. 


Nous ne comptions pas reparler ici de ce livre dont nous avons 
rendu-compte l’année dernière (1). Malgré l’addition considérable 
qui en a doublé le volume, un second article nous paraissait de- 
voir entrainer des répétitions, et c’est une sage maxime, dans la vie 
littéraire comme dans la vie du monde, dese répéter le moins 
possible. En outre, une circonstance particulière semblait nous 
imposer désormais le silence sur M. Olivier ; il s’est trop souvenu 
de notre premier compte-rendu, il en a parlé dans sa nouvelle 
préface en termes si exagérés qu'il nous met aujourd'hui 
mal à l’aise. Comment louer décemment un homme qui nous 
loue ? Nous engageons M. Olivier à se montrer à l'avenir moins 
reconnaissant envers ses amis : il finirait par leur fermer la 
bouche, et par se trouver seul en face de critiques auxquelles 
il faut pourtant répondre. 

En effet, ce livre si inoffensif a été à Lyon l’objet d'attaques 
très-vives. Fort désireux, comme toujours, de contrôler nos juge- 
ments par ceux des hommes qui tiennent une plume autour de 
nous, nous lisions avec empressement tout ce qui paraissait sur 
les Pensées d’un Solitaire ; nous avons été douloureusement sur- 
pris en voyant des Lyonnais, des lettrés, des hommes religieux 
critiquer amèrement l'œuvre d’un compatriote, d’un esprit aima- 
ble et honnète , dont ils étaient forcés , en définitive, de faire 
l'éloge sur tous les points capitaux. « Ce livre est un bon livre, 


(4) Revue du Lyonnais, 41° livr.. 30 novembre 1853. 


BIBLIOGRAPHIE. 493 


disaiènt#s ; il y règne un grand fond d’honnètete, un sentiment 
chrétien qu'on ne saurait trop louer, qui révèle une âme conscien- 
cieuse et droite ; »-et, en mème temps, ils lui reprochaient mille 
défauts, et des plus graves. On aurait dit que de la main gauche 
ils levaient leur chapeau au pauvre auteur en le flagellant de la 
main droite. Bref, les critiques de détail détruisaient de fond 
en comble l’éloge de l’ensemble; et ce bon livre devenait un très- 
mauvais livre. Ces duretés nous inspiraient des scrupules. Quoi 
donc ! nous étions-nqus si fort trompé l’année dernière ! Nous 
avons voulu sortir de ce doute; nous avons relu le livre avec un 
soin méticuleux ; nous avons relu aussi les critiques avec la dé- 
férence que méritent les noms dont elles sont signées ; nous 
nous sommes interrogé ‘avec calme, et qu'est-il résulté de cet 
examen ? Les accusations nous ont paru encore plus injustes, 
et M. Olivier plus digne d’une estime sincère. 

Il y a plusieurs manières de comprendre la critique littéraire. 
On nous dit qu’à Paris, où tout se perfectionne , certains jour- 
naux sont devenus comme des maquis où le critique est embus- 
qué, l’escopette au poing, rançonnant quiconque passe à sa por- 
tée, en faisant feu sur qui ne s'exécute pas de bonne gràce. En 
province, gràce à Dieu , nous n'en sommes point encore à ces 
raffinements de civilisation. Mais, pour être désintéressée, la cri- 
tique n’est pas toujours bienveillante. 11 y a des esprits moroses 
qui voient tout en noir, des tempéraments bilieux qui éprouvent | 
le besoin de déverser sur n'importe qui l’amertume secrète qui 
les fatigue. Pour ces gens-là le feuilleton est un prétoire où ils 
font comparaître à leur barre l’auteur dont ils daignent s’occu- 
per ; la critique est un réquisitoire qu’ils fulminent sur sa tête. 
Ils savent, avec un art digne de Laubardemont, transformer 
en forfaits ses inadvertances ; ils fouillent son passé , incrimi- 
nent son présent, lui prophétisent un avenir lugubre. Heureux 
encore quand ils ne présentent pas son cas comme pendable, et 
qu’ils se contentent , pour cette fois, de ce rude avertissement. 

Nous avons vu pourtant pratiquer parfois, et, osons le dire, 
nous avons pratiqué nous-même une autre sorte de critique 
littéraire. Pour nous, l’auteur qui frappe à notre porte. son livre 


494 BIBLIOGRAPHIE, 

à la main, est un visiteur qui désire être présenté à #pénauus, 
dans ce salon qu'on appelle un Journal ou une Revue. Nous le 
faisons asseoir, nous causons. S'il est sot, ennuyeux, ou pis en- 
core, il y a cent façons de l’éconduire, mais nous n’irons pas pour 
cela publier ses défauts sur les toits, et en faire des gorges chau- 
des; cela n’est ni poli ni charitable. Au contraire, notre heureuse 
fortune nous a-t-elle amené un homme d’esprit qui soit en mème 
temps un homme de cœur? Oh! alors c’est grande fête cher 
nous : nous lui ouvrons la porte à deux battants, nous le pré- 
sentons à ceux qui veulent bien venir nous voir, pour les faire 
jouir de son mérite comme nous en avons joui nous-mêmes. 

S’il faut l'avouer, nous tâchons même de faire briller son es- 
prit comme un joaillier fait scintiller ses bijoux ; cette petite habi- 
leté est bien permise, puisque tout le monde y gagne. Est-ce à 
dire pour cela que notre nouveau-venu n'ait point de côtés fai- 
bles ? que ce soit un phénix, une merveille, une perfection ? Eh! 
mob Dieu, la perfection n’est nulle part dans ce monde péris- 
sable. Le soleil lui-même a des taches, ce qui n’est point une 
raison de nier sa lumière ni sa chaleur. Au nom du eïel ayons 
donc un peu d’indulgence, 

Et faisons un peu grâce à la nature humaine ! 

Notre brave Horace, tout païen qu'il était, et proscrit par l'abbé 
Gaume, l'entendait plus chrétiennement. Îl nous recommande 
de ne pas trop scruter les défauts d'autrui, de nous examiner 
nous-même pour voir si nous n’en avons pas de plus graves, 
de dissimuler même ceux qui déparent les qualités de nos amis: 

At pater ut nati, sic nos debemns amici 
Si quod sit vitium non fastidire. 
Et aïlleurs, en parlant des défauts littéraires : 
Ubi plura nitent in carmine, cur ego paucis 
Offender maculis ? 
Ce qui veut dire , à sévères critiques , que les légères imperfec- 
tions que vous avez épluchées avec tant de soin n'auraient point 
dû fermer vos yeux aux mérites solides d’un livre où une haute 
inspiration spiritualiste, morale, chrétienne, est revêtue des for- 
mes les plus aïimables et quelquefois les plus éloquentes. 


BIBLIOGRAPHIE. 495 


Mais qu'avons-nous fait . © ciel, nous ne pouvons le nier ; 
nous voilà pris en flagrant délit, dûment atteint et convaincu 
de trois citations !.... Dieu sait quelle figure va faire le critique, 
et à quoi nous devons nous attendre ! 

Citer Horace ! à Dieu ! quel crime abomineble ! 

Ilest vrai que, puisque nous sommes en pleine chicane , nous 
pouvons plaider la circonstance atténuante. A qui la citation sera- 
t-elle permise si elle nous est interdite ? Tous ceux qui nous 
connaissent avoueront qu'il est juste de nous la pardonner, 
comme on pardonne aux teinturiers d’avoir les mains noires. 
Mais nous serons plus frane, et nous ne croyons pas impossible 
de nous faire un mérite, à M. Olivier et à nous , de ce prétendu 
crime. Point n’est besoin d’être professeur pour goûter les cita- 
tions. Nous connaissons des hommes très-bien posés, magis- 
trats, négociants, avocats, voire même procureurs , qui aiment 
à trouver formulée en un mot énergique une pensée que les lan- 
gues bavardes des modernes délayent dans trois phrases. Ils 
prennent plaisir à ces souvenirs qui leur rappellent les études 
de leur jeunesse, de cet heureux temps où, au lieu de compuiser 
des dossiers poudreux, ils feuilletaient les écrits des plus beaux 
génies que le monde ait vus , de ces Aommes divins, comme le 
disait naguère un grand évêque de l’Académie française , dans 
un discours tout plein de citations, que Dieu a suscilés pour ne 
pas laisser son nom sans témoignage au sein des sociélés anti- 
ques. Et vous riez, à critique : vous vous moquez: vous ima- 
ginez une citation grotesque el à contre-sens où vous profanez 
un texte sacré, pour tourner en ridicule les citations les plus 
justes, les plus heureuses, les plus respectueuses pour les saints 
livres ! Vraiment je suis trop poli pour vous dire sur qui le ridi- 
cule tombe. 

Les autres reproches sont de même force : « Telle pensée est 
obscure, » réfléchissez , Ô critique , peut-être finirez-vous par la 
comprendre; telle autre est niaise réfléchissez encore: il se pourra 
faire que vous y trouviez un sens profond;«1Il y a des légèretés que 
ma plume virginale se refuse à transcrire. » Oh ! pour le coup, la 
plaisanterie est forte. Qui eùt pense, 6 critique, que vous dussiez 


496 BIBLIOGRAPHIE. 


vous: efflaroucher de si peu! Quoi! vous avez voilé votre face 
pudique parce que M. Olivier parle très-gravement , et en très- 
bons termes, de l’amour, de la pudeur, des coupables voluptés 
et de leurs funestes effets ? Mais alors quel livre de morale lirez- 
vous en sûreté de conscience ? Il y a peu de gens qui poussent 
si loin que vous la délicatesse, et M. Olivier a beaucoup de com- 
plices parmi ses nombreux lecteurs. Mais, peut-on croire qu'ils 
se soient si fort ahusés, ces personnages si considérables et si 
compétents, du clergé, de l'administration, de la magistrature, 
de la science, qui ont trouvé le livre moral, utile, édifiant ? C'est 
le cas de dire par une dernière citation : 
Est bien fou du cerveau 
Qui prétend contenter tout le monde et son père! 

Passons, et sans insister plus longtemps sur une discussion 
sans objet, parlons de cette seconde édition, et des Pensées nou- 
velles qui sont venues se joindre à leurs aînées. 

Elles ont les mêmes mérites que celles que nous signalions l’an- 
. née dernière, l'élévation de la pensée , la noblesse de l’expres- 
sion, la vivacité du trait , l'éclat de l’image. Ajoutons qu'après 
mûr examen, cette seconde partie nous parait en progrès sur la 
première, où nous avions parfois à noter une sorte d’exubérance 
qui s’est resserrée dans de justes limites. Nous y trouvons plu- 
sieurs pages qui décèlent un écrivain , dans le meilleur sens du 
mot. 1l faut citer en particulier les Pensées sur la Politique 
(p. 123), surla Guerre {p. 142), sur une Loi dela nature {p. 145), 
sur les variétés du Génie (p. 153), sur le dogme de la Résurrec- 
tion des corps (p. 161), sur la Philosophie de l’histoire (p. 169), 
sur Ja Justice et la Bonté divines (p. 177). On se tromperait si 
on cherchait dans ces Pensées des choses nouvelles, imprévues, 
piquantes ; M. Olivier né poursuit point ces effets ; il ne veut ni 
amuser ni surprendre ; il fait penser. [| nous arrête sur un mot 
très-simple, que nous avons entendu mille fois, que nous savons 
par cœur dès l'enfance, mais auquel peut-être, par l’effet mème 
de cette familiarité, nous pensons fort peu. Il nous en fait voir 
le vrai sens, la vraie profondeur ; il fait pénétrer jusqu'à notre 
âme le rayon de feu de la vérité, Ces Pensées ne sont donc point 


BIBLIOGRAPHIE. 497 


comme celles de La Rochefoucault, des malices curieusement 
aiguisées ; ni comme celles de La Bruyère de fines et moqueuses 
observations sur les travers et les ridicules des hommes. On 
pourrait plutôt les comparer (ce rapprochement a déjà été fait), 
à celles de l’aimable et malheureux Vauvenargues, avec moins de 
pureté dans le trait, mais avec plus de suite dans les idées, avec 
un sentiment plus tendre et un esprit incomparablement plus 
chrétien. Nous ne nommons pas Pascal ; qui peut lui être com- 
paré? Du moins, M. Olivier a évité les écarts de cet illustre et 
infortuné génie, dont l'histoire lamentable apprend éloquemment 
à tous les hommes qui pensent, qu'il n’y a qu'un pas de l’in- 
telligence la plus haute à la folie, et que l’absolu, comme le 
soleil , aveugle ceux qui veulent fixer sur lui des regards trop 
. audacieux. 

Faut-il, nous aussi, pour nous montrer impartial, apporter à 
M. Olivier notre contingent de petits reproches, de petits con- 
seils, de petites tracasseries ? Dieu nous en garde. On a tout dit 
sur ce point, et plus qu'il n’était juste. Les lecteurs qui en au- 
raient la fantaisie, pourront s’édifier amplement sur lés défauts 
de M.Olivier dans les articles auxquels nous avons essayé de répon- 
dre. Nous n’aimons point cette sorte de Jansénisme littéraire qui 
tient si raide la balance de la Justice. Et, puisque ce mot de Jan- 
sénisme est venu sous notre plume, disons que ce n’est point 
par hasard; cette comparaison nous obsède. Il s’est trouvé des 
théologiens qui, sous prétexte de relever la verlu à sa vraie hau- 
teur, l’ont placée si fort au-dessus de la portée humaine; qui 
ont si fort exagéré la difficulté d'y atteindre ; qui ont montré 
tant de vanité dans les efforts des pauvres humains et tant de 
taches dans leurs meilleures intentions , qu’un grand nombre 
d'âmes se sont découragées. Entre l'impossibilité de faire bien 
et le danger de faire mal , elles ont pris le parti de ne plus 
agir. Les critiques trop sévères partent d’une erreur analogue 
et aboutissent, pour l'esprit, au mème résultat. S'il est si dif- 
ficile de bien écrire, si l’on est exposé à la férule pour les 
moindres fautes (et qui n'en fait pas? l'abbé d'Olivet en a 
trouvé trente-cinq dans une page de Racine), il faudra de l’hé- 

32 


498 BIBLIOGRAPHIE. 


roisme pour oser imprimer dix lignes. Le far niente est bien 
plus doux. Nous avons de bons fauteuils , une chambre bien 
chaude, de gaïs amis, 
Buvons, mangeons, dormons et faisons feu qui dure. 

Là, du moins, le critique n'aura mot à dire. l est vrai que 
nous ne servirons à rien; on pourra mettre sur notre tombe, 
comme le disait l’éloquent Césare Cantu, l’Aumiliant « ils n’ont 
rien fait; » et, ce qui est plus sérieux, au jour du jugement, 
nous ne pourrons présenter aucune œuvre utile au maitre exi- 
geant qui ne nous a pas confié le talent pour l’eufouir ni la 
Jamière pour la mettre sous le boisseau : qu'importe au criti- 
que! La vertu et le mérite, pour lui, c’est l'immobilité de la 
momie, qui, elle du moins, ne fait jamais de maladresse, et 
ne commet aucune citation. —Mais pourquoi plaisanter en un 
sujet qui est vraiment grave ? A cette rigueur qui étouffe et sté- 
rilise, opposons la doctrine libérale que préchait l’illustre Joseph 
de Maistre (un rude joûteur pourtant) : « En fait de littérature, 
il faut encourager toutes les tentatives honnêtes. » Grande et 
profonde parole ! Qui sait si ce brin d'herbe que nous allions 
fouler aux pieds n’est pas destiné à devenir un grand arbre 
où les oiseaux du ciel s’abriteront ? Ce n’est d’ailleurs que la 
traduction d’une autre parole encore bien plus grande, bien 
plus profonde, celle que chantaient les anges, il y a dix-huit 
siècles, sur la tèle des bergers, dans cette nuit à jamais mé- 
morable qui mettait fin au mende ancien et à la décadence de 
l'humanité pour ouvrir l’ère nouvelle, l’ère du progres et de 
l'amour : PAIX SUR LA TERRE AUX HOMMES DE BONNE VOLONTÉ : 

Que M. Olivier ne s'inquiète donc pas outre mesure de ces 
critiques dont il est l’objet pour avoir fait acte de bonne vo- 
lonté. Après tout, les critiques passeront; elles ont déjà vécu ce 
que vivent les feuilletons ; son livre restera. Et si cette vengeance 
pe lui suffit pas, il lui est loisible d'en prendre une plus com- 
plète. Qu'il fasse an second ouvrage ; qu'il imite Boilean faisant 
servir ses wéiles ennemis à stimuler son activité et à épurer sen 


talent : 
Leur venin qui sur moi brule de s bohehe. 


Tous les jours en marchant m'empèche de broncher ; 


BIBLIOGRAPHIE. 499 
Je songe, à chaque trait que ma plume hasarde, 
Que d’an œil dangereux leur troupe mo regarde. 
Je sais sur leurs avis corriger mes erreurs, 
Et je mets à profit leurs malignes fureurs. 
Sitôt que sur un vice ils peuvent me eonfondre, 
C'est en me guérissant que je sais leur répondre ; 
Et plus en criminel ils peuvent m'ériger, 
Plus, croissant en vertu, je songe à me venger. 

Dieu! que de citations! 6 critique ayez pitié de moi! 

Au reste, ce ne sont point les sujets qui manqueront à l'au- 
teur des Pensées d’un Solilaire s'il veut écrire encore. La na- 
ture de son talent semble l’appeler à un beau rôle. {la un sen- 
timent profond des choses religieuses, et, en même temps, il 
sait la Jangue qu'il convient de parler aux hommes de notre 
temps, lettrés, savants, philosophes. 11 pourrait faire parvenir 
jusqu’à eux, grâce à ce double don, des vérités que plusieurs 
méconnaissent encore. Lyon possède déjà une pléiada d’esprits 
d'élite qui lui forment une glorieuse couronne, et dontle caractère 
commun est de présenter à notre siècle la religion du Christ, 
sous les traits les plus enchanteurs que les arts de l’homme lui 
aient encore donnés: les Laprade, qui redisent en beaux vers 
les paroles divines; les Janmot, qui peignent avec un charme 
si pénétrant la divine leçon de l’épi de blé et la première com- 
munion; les Blanc-Saint-Bonnet, qui vont chercher dans la plus 
haute métaphysique des analogies saisissantes qui inclinent 
à la foi les àmes rebelles; les Desgeorge, dont l’enseigne- 
ment modeste et grave s'est fait écouter avec tant de res- 
pect et a produit tant de fruits. Procédant comme eux de la 
haute inspiration du spiritualisme chrétien, M. Olivier pour- 
rait, par de tout autres voies, viser au même but. Comme lui, 
ces hommes éminents ont élé beaucoup attaqués ; ils le sont 
encore, ils n'auraient qu’à prêter l'oreille pour saisir au pas- 
sage l'écho de critiques sèches, qui ne les empêchent point de 
poursuivre glorieusement leur route. Comme eux, à coup sûr, 
M. Olivier finirait par se faire accepter, il rendrait de signa- 
lés services, et, après avoir semé dans la douleur, il moisson- 
neraïit dans la joie. H. HiGnann. 


| NOTE L | 
AU SUJET DU DISCOURS DE RENTRÉE DE M. L'AVOUAT 
GÉNÉRAL VALANTIN. | 


ll y a encore en France , et particulièrement à la Cour de 
Lyon, des magistrats qui aiment la philosophie , et qui s'élèvent 
au-dessus du code pour trouver le principe et la raison suprème 
des lois écrites. De ce nombre est M. l’avocat-général Valantin, 
dont le discours de rentrée vient d'être accucilli par les applau- 
dissements unanimes de la magistrature et du barreau. L'idée 
philosophique dans la jurisprudence au XVile siècle, tel est le sujet 
de ce discours remarquable parles connaissances philosophiques, 
par l'élévation du langage et de la pensée. M.Valantin nous montre 
l'influence de la grande philosophie de Descartes sur les théories de 
la jurisprudence dans Domat et dans D’Aguesseau, continuateur de 
la tradition philosophique du XVile siècle. Sous l'influence de 
Descartes et de Malebranche, tous deux ont admis une raison uni- 
verselle qui, indépendamment de la foi , révèle à tousles hommes 
une mème justice, tous deux ont vu dans cette justice suprème 
et absolue une émanation, un attribut de Dieu lui-mème, et le 
principe de toute législation humaine. C’est là qu’il faut que le 
jurisconsulte élève d’abord les regards, et, après avoir contemplé 
la Justice dans sa source mème, il redescendra aux lois des 
hommes, et les jugera d’après ce divin exemplaire. Ainsi avaient 
procédé les législateurs, les sages anciens, Platon et Cicéron, 
dans leurs traités des lois. En tête des lois particulières qu'ils 
ont rêvées pour leurs républiques, ils placent les principes d'où 
elles tirent leur force et leur légitimité et remontent jusqu à 
Dieu. M. Valantin nous cite aussi le traité des lois de la Somme, 
où saint Thomas s'inspire à la fois de la sagesse des anciens 
et de la sagesse du christianisme. Il se plaint avec raison que 
ce traité est trop peu connu des jurisconsultes ; ajoutant qu'il 
est aussi trop peu connu des théologiens qui font la guerre 
à la raison et ne veulent pas admettre une morale naturelle. 

On ne peut démontrer avec plus de force que l’auteur de ce 
discours, la nécessité pour un jurisconsulte de ne pas séparer 
la théorie de la pratique, et de remonter à la philosophie pour 
y chercher la raison du droit. Nous applaudissons avec lui au 
penseur qui a dit: Le mépris de la théorie constitue la préten- 
tion excessivement orgueilleuse d'agir sans savoir ce qu'on fait, 
et de parler sans savoir ce qu'on dit. 

Espérons que l’autorité et l’exemple de M. Valantin contri- 
bueront à ranimer , dans la magistrature et le barreau, cette 
alliance heureuse du droit et de la philosophie , qui a fait la 
force et la gloire des Domat et des D'Aguesseau. 


Chronique. 


Une véritable catastrophe est venue surprendre notre ville. 
Deux arches du viaduc de la Saône se sont écroulées dans la ma- 
tinée du 28 novembre. Nous laisserons aux ingénieurs le soin de 
déterminer la cause de ce malheur. Ce pont, qui traverse la Saône 
au débouché du tunnel de la Quarantaine, était à peu près achevé 
et l’on pouvait parfaitement le juger. Il avait été construit sur des 
proportions grandioses, et son aspect avait quelque chose d’impo- 
sant. Les arches avient une courbe infiniment plus gracieuse que 
celle adoptée pour notre pont du Change, et les pilastres qui 
surmontaient les piles corrigaient la nudité d’une surface très- 
désagréable à l'œil.Nous recommandons aux amateurs la vue prise 
en aval. Elle nous a paru très-pittoresque et d’un grand style. 
Le premier plan se compose de la maison attribuée à tort ou à 
raison à Palladio, célèbre architecte du XVIe siècle, et que la 
tyrannie de l'alignement doit condamner à la démolition. Cette 
condamnation a au moins évité à cette charmante fabrique, d’une 
couleur inimitable, l’affront du badigeonnage. Le bâtiment de 
la Quarantaine, situé en amont, et qui contribue si bien à l'effet 
général, disparaîtra probablement pour permettre l'ouverture 
d’un débouché dans l’axe du pont Napoléon. 


Nous recommandons à tous les candidats au baccalauréat ès- 
lettres un petit ouvrage que vient de publier M. Maréchal, avec 
l'autorisation du doyen de la Faculté. C’est un recueil complet 
de toutes les versions et de tous les sujets de composition donnés 


502 CHRONIQUE. 


depuis sept ou huit ans par la Faculté des lettres de Lyon. Ils ne 
peuvent mieux s'exercer que sur ces textes et ces sujets parfaite- 
ment choisis ni mieux se renseigner sur la mesure de longueur 
et de difficulté des versions adoptée par la Faculté, et sur la na- 
ture des questions qu’elle donne à traiter en français et en 
latin. 

Les candidats au baccalauréat ès-sciences trouveront aussi, 
dans ce recueil les versions données jusqu’à présent par la Fa- 
culté des sciences. 


de 


MM. les abbes Fichet et Neyrat, qui dirigent avec un goût si 
- pur les chants liturgiques de Saint-Jean et de Saint-Bonaven- 
ture, viennent de publier un Canticum ou recueil de 100 canti- 
ques à trois voix. Des airs populaires ou des mélodies extraites 
des œuvres des grands maltres sont accompagnés d’une harmo- 
aie simple et facile. 
Le nouveau Canticum présente un autre attrait: les éditeurs se 
sont livrés à des recherches pour découvrir à qui sont dus cer- 
tains cantiques que leur poétique naïveté a rendus populaires, 
et l’on est tout surpris de voir ce puissant orateur, le P. Bri- 
daine , auteur tout à la fois de la musique et des paroles d’un 
cantique des plus connus. 

Le Canticum, du prix de 2 fr. 50 c., se vend chez Chouet, 
rue Tramassac, 2. 


On sait que la belle bibliothèque Forésienne de M. Courbon a 
été achetée par la ville de Saint-Etienne ; c'est une bonne fortune 
pour tous les Forésiens de conserver une collection si précieuse 
pour leur pays ; nous apprenons que la partie de cette biblio- 
thèque étrangère à l’histoire de ce pays, mais qui se compose 
de bons ouvrages ayant surtout rapport à l'archéologie et aux 
beaux-arts, sera vendue, à Lyon, dans le courant de janvier. Le 
catalogue, qui vient de paraitre, sc trouve chez Auguste Brun, 
libraire, rue du Plat, 13. 


Variétrs. 


UN MARTYR AU XVII SIÈCLE. 


AU DIRECTEUR DE LA REVUE DU LYONNAIS. 


Mon cher directeur, 


Je tiens pour maxime de toute vérité, et bien établie, que rien 
ne donne une idée plus exacte des temps anciens que la vue des 
monuments de ces temps-là. Les faits, en tout et partout, quand 
il est donné de les constater individuellement et directement, 
valent bien mieux, à mon avis, que tous les raisonnements du 
monde. Et, pour préciser l'objet de ma réflexion et aborder des 
régions qui vous sont chères, est-il rien de plus fertile en en- 
seignements, pour l’histoire de la langue et de la gravure, que 
ces vieilles relations encadrant l'estampe et présentant le récit 
sous la plüs populaire de toutes les formes, c’est-à-dire à la fois 
aux yeux de l'esprit et à ceux du corps ? C’est sur un de ces mor- 
ceaux d'archéologie typographique, Monsieur, que j'ai eu le 
bonheur de mettre la main, en cherchant tout autre chose, après 
plusieurs journées d’un poudreux travail, grimpé au falte d'un 
marchepied, feuilletant des liasses de cèdes séculaires que l'inon- 
dation de 1840 avait réduites en pâte et qui aujourd'hui tombent 
en poussière comme les papyrus d'Herculanum ; et leur aspect 
est celui de biscuits meringués un peu trop surpris au moment 
de la cuisson. C'est au milieu de cette agréable manipulation, au 
sein de ces détritus qui s’envolent en tourbillons comme les sé- 
diments d’un incendie, qu'une petite feuille imprimée , pliée en 


504 | UN MARTYR AU XVIIe SIÈCLE. 


huit, attira soudain mes regards par sa propreté relative. Glissée 
entre deux cèdes, probablement aux jours de sa vente et distribu- 
tion dans les rues d'Annecy, elle a traversé intacte plus de deux 
siècles. Jugez de ma satisfaction et de l'émotion que dut ressen- 
tir mon cœur parcheminé d'archéologie : c'était à en perdre l’é- 
quilibre et à trébucher du haut de mon échelle. Heureusement 
le souvenir de votre amitié et de votre Revue m'a soutenu dans 
cette délirante épreuve. Vous savez si j'aime peu à cacher la lu- 
mière sous le boisseau ; j'ai donc pris la plume, un autre pren- 
dra le crayon, et, sans altérer en rien le beau conditionnement 
de la typographie et de la littérature savoisiennes, je remets le 
public en possession de ce vieux document sacro-judiciaire, par 
l'intermédiaire de votre recueil. 


RECIT VERITABLE 


SUR LE SUJET DE L'EMPRISONNEMENT , PROCEDURES. 
et martyre de Reuerend et V''e FRANÇOIS FOLCHO, Prestre 
flamand, Docteur en Théologie, Prothonotaire Apostolique, et 
Inquisiteur de la Foy : ainsi qualifié dans une Lettre, munie 

‘ du sceau de Sa Sainteté, et de la signature manuelle de plu- 
sieurs Cardinaux, telle qne l’ont veuë et reconnuë plusieurs 
personnes dignes de foi : icelui cruellement décapité à Veuay, 
le 29 septembre 1643. 


Bien qu’il n’appartienne qu’à l'Église de déclairer les Saincts 
etles Martyrs , neantmoins elle ne defend pas d’honorer la sainc- 
teté et les Martyres, quand nous les descouurons sous les mes- 
mes signes qu’elle a coustume d'approuver : si elle a bien pu 
avec verité nous donner l'estime de Saincts de plusieurs qui n’ont 
donné autre preuve de l’estre , que par la seule et volontaire ef- 
fusion de leur sang, pour la querelle de la foy, elle permet aussi 
bien à nostre piété de priser et venerer ceux, qui outre le libre sa- 
crifice de leur vie pour la mesme querelle, portent les preuves de . 
s’y estre dès long-temps préparés. 

Les titres et qualités du venerable François Folcho, reconnuës 
aux escrits qu'il portoit sur 80y, jointes au zele qui seul le peut 
auoir conduk à s'exposer aux mesmcs perils que nous honorons 
aux SS. Martyrs, nous peuvent asseurer qu'il .estoit conduit du 
mesme esprit et embrasé du mesme feu qui a toujours enflammé 


UN MARTYR AU XVIIe SIÈCLE. 505 


les Missionnaires Apostoliques, si nous remarquons sa constance 
et la liberté avec laquelle il a sacrifié sa vie pour la foy, de quoy 
mesmes rendront tesmoignage les Heretiques , qui n’ont peu as- 
sister à sa mort admirable qu’à leur confusion. 


Il fut apprehendé à Veuay, et estroitemeut emprisonné, estant 
sur le point de s’embarquer pour traverser le Lac et passer en 
Savoye : une troupe de menuës gens, notamment un de Geneue, 
l'ayant arresté, l’interrogerent de sa qualité, et comme il res- 
pondit qu’il estoit prestre, ils lui repartirent qu’il sembloit mieux 
à un diable qu’à un prestre, qu’il estoit un espie et un seruiteur 
de l’Antechrist, qui estoit le Pape, luy arracherent la barbe, le 
frapperent de plusieurs coups de bastons et de pierres, et en 
firent pleuvoir si grande gresle, qu’ils le contreignirent de sortir 
d'un bateau où il essaya de s’embarquer, le menaçant de le 


506 UN MARTYR AU XVII SIÈCLE. 

precipiter dans le lac, A tous lesquels assauts il temoigna une 
douceur et patience d’un sainct, leur respondant seulement 
(quand ils lui reprochoient que s’il estoit homme de bien, il 
viuroit comme eux, en leur Religion) que viuant en sa Religion, 
il estoit plus homme de bien que s’il viuoit en la leur, qui estoit 
fausse et pire que le diable, commencée par Luther et Caluin, 
. Prestres et Religieux défroqués, damnés à tous les diables, ainsi 
que tous eux seroient, s'ils ne se convertissoient, 


fut à l'instant emprisonné sans qu'il fût permis à quelques 
pieux catholiques de le visiter, qu’en l'assistance de deux Minis- 
tres, et des Officiers de la lustice de Veuay, en presence desquels, 
le Jeudi dixième septembre , il fut interrogé sur les points dont 
on l’accusoit. 

1 S'il .auuoit pas dit, que si on le connoissoit on l’adoreroit 
comme Dieu. 


UN MARTYR AU XVIS® SIÈCLE. 507 


9 Que Luther et Caluin auoient commencé une Religion fausse 
et pire que le diable et qu'ils estoient damnés, etc. 

3 Qu'il ne vouloit point reconnoistre la Seigneurie de Berne 
pour souueraine. 

4 Qu'il avoit injurié la lustice , la blasmant de l'avoir empri- 
sonné iniquement, et pour auoir dit la verité. 

Al nia absolument le premier point : il aduoüa et confirma 
le second et le quatriesme, et, pour le troisiesme, il dit, qu’il ne 
reconnoissoit point la Seigneurie de Berne, en matière de reli- 
gion. 

Le premier ministre du lieu l'ayant à l'heure voulu exhorter 
de se retracter et demander pardon , sur l’asseurance d'’estre mis 
à l'instant en liberté, il le refusa constamment, disant, qu’il ai- 
moit mieux mourir que de se retracter de la verité. 

Le jour de S. Michel, il fut conduit de la Tour appelée du Puy, 
accompagné de trois Ministres, qui se tourmenterent inutile- 
ment à le peruertir, jusques au Tribunal de la place publique 
qu’ils appellent la Banche, où son procès et sentence de mort 
fut lu, en présence d’une grande affluence de peuple, tant He- 
retiques que Catholiques estrangers , qui ouirent que les causes 
de sa condamnation estaient les susdits quatre points, dont il es- 
toit trop chargé, à la lecture du premier desquels il cria à haute 
voix que cela estoit faux, qu'il n’avoit jamais proféré telles pa- 
roles, qu'aussi n’estoient-elles pas prouvées. | 

En effect, il est certain que personne n'a porté ce faux témoi- 
gnage que le Geneuois qui l’attaqua le premier, ce que plusieurs 
heretiques mesmes ont publié, et qu’il avoit seulement dit, que 
si on le connaissoit on ne le traitteroit pas de la sorte, parce 
qu’il estoit prestre. 

La sentence estant leuë, comme par humble acceptation il is- 
clina Ja teste , puis joignant les mains il les releva regardant 
amoureusement le Ciel, et ayant librement donné les mains 
pour estre liées, il demanda par où il falloit sortir, puis mar- 
chant fort hardiment, avec une gravité modeste, un visage el 
maintien sans apprehension, il alloit constamment resistant aux 
attaques des ministres, lesquels il supplia, arriuant au lieu du 


508 UN MARTYR AU XVIIe SIÈCLE. 


supplice, de ne l'importuner plus, mais luy octroyer un peu de 
repos pour recolliger son esprit et se preparer au martyre, ce que 
luy refusant le premier Ministre, par la continuation de son 
babil inutile, il luy dit : Laissez-moi, Ministre, alles coëffer 
vostre femme. 

1 voulut à l'instant faire une exhortation au peuple, qu'il 
commença au nom du Père, et du Fils, et du St-Esprit, encoura- 
geant les Catholiques presents à son exemple, d'endurer plus tot la 
mort que de quitter la saincte Foy Catholique, Apostolique, Ro- 
maine, hors laquelle il n’y a point de salut. Un des Ministres l'in- 
terrompit, luy donnant du poing sous le menton et le démentant 
à haute voix,et le Baillif lui imposa silence, commandant au bour- 
reau de haster l’execution, qui dit à l'instant au Martyr de sortir 
la langue, ce qu’il ft promptement, laquelle lui estant percée, 
il continua d’invoquer Dieu et sa saincte Mère à son aide , criant 
à haute voix : Vive la saincte Foy Catholique ! vive la saincte 
Messe ! parmi lesquelles parolles le coutelas du bourreau fit sau- 
ter la teste assez loin, entre les jambes du Lieutenant de la Jus- 
tice de Veuay, qui auoit le premier prononcé sentence de mort 
çontre ce constant Martyr. Son corps a esté honorablement en- 
seuely par de pieux Catholiques, et le bruit commun est que 
d’iceluy, et de son sang, qui fut ramassé déuotement de plu- 
sieurs, sortit une tres-suave odeur. 

Nous approuuons et permettons l’impresse et debite du pre- 
sent Recit, comme trouvé par Nous conforme à ce que nous en 


avons appris par diuerses personnes dignes de foy. Annessy, le 
8 Decembre 1643. 


SOPSRES AUGUSTE DE SALES, E. D'EBBRON, 
Coadjuteur de Genève. 


ANNECI, PAR ANDRÉ LEYAT, 
Premier Imprimeur , et aduoûé de la ville, demeurant en rue 
de Bœuf. 


Voilà une de mes découvertes, mon cher directeur ; j'en aurai 
d’autres pour les prochains numéros de la Revue. Elles sont à 
votre disposition ; puissent-elles intéresser vos lecteurs. 

Agréez, etc. G. BELLIN. 

Fontlanières, ce 15 décembre 1854. | 


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MEYERBEER ET L'ÉTOILE DU NORD. 


Voilà bien près de vingt-cinq ans que Giacomo Meyerbeer règne sur no 
tre scène lyrique ; c'est de lui, en effet, que date ce régime des opéras en 
cinq actes qui a prévalu parmi nos compositeurs. Robert-le-Diable a cn- 
gendré la Juive, qui a engcudré la Favorite et Charles VI, et ainsi des au- 
tres. Et non seulement Mcÿerbccr a imposé sa manière à l’opéra français, 
mais l'Îtalic n'y a pas échappé. Verdi, de l’autre côté des Alpes, procède 
bien plus de l’auteur de Robert que de Bellini et de Donizetti. Singulier 
contraste ! Tandis qu'en France il se manifeste une réaction timide encore, 
mais néanmoins certaine, contre ce qu'on appelle la grande musique, contre 
l'envahissement de l'harmonie proprement dite, l'Italie aspire à se dégager des 
caresses musicales de ses maitres les plus aimés : les ardentes langueurs de 
Norma, les palpitantes élégies du chantre de Lucie ne lui suffisent plus; même 
la muse de Rossini ne lui semble plus assez sérieuse ; tous les concctti de la 
langue musicale la laissent froide. Un autre idéal l’attire : l'idéal de la force, 
füt-il entaché de rudesse et déparé par l’emphase. A cctitre, pour le dire 
en passant, la musique de Verdi, l’auteur d’Ernani ct de Jérusalem, mé- 
ritait mieux que les dédains avec lesquels nos critiques l'ont accueillie. Pent- 
être y a-t-il dans le défaut même de cette musique qui fait fureur dans 
toute l'Italie, dans la sonorité stridente qu’on lui reproche, un symptôme de 
bon augure pour la malheurcuse patrie de Leopardi et de Sylvio Pellico. 

Pour ce qui est du goût francais, à quoi bon le nier ? Malgré le respect et 
les formules courtoises dont on use quand il s’agit d’une renommée aussi 
éclatante que celle de l’auteur des Huguenots, il est évident que nous n'ap- 
-portons plus, en allant écouter ses chefs-d’œuvre, les mêmes dispositions 
qu'autrefois. Autrefois on disait : Je comprendrai, je m'efforccrai de com- 
prendre. Maintenant on dit : Je ne comprendrai pas, ou bien ce ne scra 
qu'avec beaucoup d'efforts. Cette différence, que je constate, n’infirme en 
rien la valeur des dernières œuvres de Meycrbeer. L'auteur du Prophète 
est très certainement égal à celui de Robert, Ce qui a baissé, ce n'est pas 
l'inspiration du maître, c’est l'intelligence de l’auditeur, j'en suis, pour 
mon compte, trés-persuadé ; en marchandant notre admiration à tel ou tel 
morceau de la partition du Prophète, par exemple. ce n’est pas au maestro 


b10 MEYERBEER ET L'ÉTOILE DU NORD. 


que nous faisons le procès , c'est à nous-mêmes ; c'est comme si nous di- 
sions : Ma faculté de sentir s'est épuisée, mon ardeur pour les grandes 
choses s’est refroidie. Que ceci nous rende plus circonspects dans nos eri- 
tiques. 

Si nous sommes à la veille d’une révolution dans l'ordre musical ; si, dé- 
goûtés de la vérité en musique, nous avons soif de mélodies facilcs, ce n'est 
pas par cette raison que tout doit avoir unc fin en ce monde, et que, ainsi 
que toute chose, le règne de Meycrbeer ait assez duré. Sans doute, 
puisque, d'après le mot de Tacite, si fréquemment cité, quinze ans consti- 
tuent en politique un long espace de temps, longe œvi spatium, sans doute 
vingt-cinq ans peuvent bien former, cn musique, une période assez longue, 
pour donner au parterre lc droit de demander des émotions nouvelles. 
Mais c’est là la petite raison de notre changement. La vraie raison est en 
nous-mêmes, Il y a, en effct, dans le monde des bellcs-lettres et des beaux- 
arts, un temps d'arrêt bien propre à attrister tous ceux qui s'inquiètent en- 
core des destinées morales de la patrie. L'esprit public est commo frappé 
de langueur de prostralion. Tous nos artistes, quels qu'ils soient, peintres 
ou sculpteurs, littérateurs ou musiciens, tous vivent do leur passé : on re- 
fait ses tableaux et on réédite ses livres. L'activité matérielle prévaut et fait 
taire les voix de l'esprit. Est-ce un bien, est-ce un mal ? Le question merite- 
rait d'être traitée ; dans tous les cas, ce n'est pas dans un coin de feuilleton 
que je viendrai, à l'exemple de tant d'autres, glisser un lieu commun de 
rhétorique contre l'industrie de ce temps et la confondre avec le matéris- 
lisme ; je mc borne à affirmer ceci : le niveau des esprits a baissé ; donc la 
grande musique , la musique sérieuse ct forte a moins de chance d'être 
écoutée qu'autrefois, et cela est vrai, en littérature comme èn musique, en 
philosophie comme en histoire. 

Aussi, pour ceux qui, comme nous , rattachent leurs premières impres - 
sions musicales au souvenir des premières représentations de Kobert-le. 
Diable, Mcyerbecr reste un maitre à part. Ses œuvres sont comme em- 
prcintes d'une saveur particulière ; elles ne portent pas seulement le 
cachet personnel de leur auteur ; en dehors du méritc intrinsèque, si origi- 
nal et si profond, elles ont celui d'étre, en quelque sorte, la traduction du 
génie de l'époque où elles ont paru. Elles sont marquées du secau collectif 
qui ne manque jamais aux grandes œuvres En ce sens il est vrai de dire que 
la musique de Meyerbeer est le commentaire méme de la littérature con- 
temporaine ; elle en est inséparable. Pour ma part, je ne saurais assister 
à une représentation du troisième acte des Huguenots, entendre l'air du 
couvre-feu sans songcr aussitôt à la Notre-Dame-de-Paris de Victor Hugo. 
Tout le moyen-êge, dont on a tant abuse de 1830 à 1840, revit dans ces airs 


METERBEER ET L'ÉTOILE DU NORD. ti 


si riches de couleur locale. La couleur locale ! C'était encore là, vous vous 
en souvenez , un des engouements de l’époque. Meyerbeer en fit à sa 
manière avec son orchestre ; il fut pittoresque comme Victor Hugo. La 
Esmeralda n’a pes dü danser sur d’autres airs de danse que sur ceux 
* du troisième aete dos Huguenots. L'Étoile du Nord est pleine de préoccupa- 
tions de cette nature : on voit que le compositeur s'efforce souvent de ren- 
dre, dans cette derniere partition, l'accent sauvage et guerrier du Tartare, 
eomme il a saisi l'accent chevaleresque de l’'epopée dans Robert-le-Diable ! 
Meyerbcer ne poursuit pas seulement la vcrite dramatique, cet idéal do 
Grètry, qui fut celui de Racine et de l’école classique, il poursuit dans l’art 
Ja vérité vivante, pittoresque, concrète, pour paricr la langue des pédants, 
la vérité telle que la comprenait Shakespeare, telle que l'école modern s’est 
eforcése de la reproduire. De là, chez lui, cn même temps une recherche et 
une variété prodigieuse de détails, des changements de tons et de rhythmes 
l’emeur des cffets mélodiques et des contrastes, des alliances de timbres, de 
dissonnances qui étonnent l'oreille, une certaine eétrangeté , une énergie 
pre et farouche dans le coloris, et jusqu'à l’emploi d'instruments nouveaux 
ou insolites : toutes choses qui répondent en liltérature au néologisme, 
aux antithèses, à l'emploi des cpithèles saillantes ct des métaphores 
hasardees. De là, encore, chez Meyerbecr, cette vérité individuelle dans 
les caractères des personnages qu'il anime de son souffle puissant. 
On peut dire, en effet, qu'il ne cherche pas seulement à traduire le 
cri de l'âme, le cri du eœur humain en general , ce qui est le fond mème, 
je le répèle, de la théorie classique, mais il fait respirer dens sa musique 
l'ême particulière du personnage qui esten scène. Ainsi il suffira d'entendre 
chanter quatre mesures par Robert, Marcel, ou même seulement par le 
comte de Nevers ou le page Urbain pour reconnaitre le caractère que l’au- 
tour a voulu donner à chacun d'eux ; et du commencement jusqu'à in 
fin de l'opéra, chaque role est écrit ct soutenu avec une persis- 
tance, une unilé qui semblait, jusqu’à Mcyerbeer, le privilego de la parole 
écrite. Ce que le grand Corneille exécute avec ses alexandrins tragiques.le mu- 
sicica le réalise avec des bémols ct des diezes. Remarquez que le chant, ou- 
tre qu'il est toujours étroitement lié aux situations, celle comme une #- 
mure à la personne même que représente l'acteur. Cette facuité de créer 
des types en musique, des caractères comme ceux de Robert, de Marcel, etc. , 
constitue une des parties les plus originales du génie de Meyorbeer. Sous 
ce repport, aucun de ses devaneiers ne lui est comparable. 
L'évidonte snalogie qui existe entre les procédés de Meyerbeer et ceux 
de tous les ccrivains me conduit à cette autre observation que je erois vraie, 
à savoir que coite nresique n'est pas destinee à agir sur les nerfs seulement. à 


519 MEYERBEER ET L'ÉTOILE DU NORD. 


n’affecter que la partie sensible de notre être ; elle atteint jusqu'aux régions 
supérieures de l’âme. On juge et on goûte en cffet la musique de Meyerbcer 
non seulement ovec l’orcille et le sentiment, mais aussi avec la raison. Il 
règne dans ces vastes partitions, d’une ordonnance si savante, une telle 


science de composition — je prends ce mot dans l'acception où le prennent ” 


les peintres — qu'elles s'adressent évidemment à quelque chose de plus 
haut que le sens purement mélodique, à quelque chose qui cest la raison 
même ct qui intervient pour avoir sa part des jouissances que l'oreille per- 
çoit et ajouter aux émotions que le cœur éprouve. C'est le propre de cette 
musique d'éveiller, chaque fois qu'on l'écoute, la faculté csthétique. Harmo- 
nieusc et robuste Minerve, clle n'est pas sculement fille de la spontanéité et 
de l’imagination, celle est fille aussi de la science et de la reflexion. 

C'est ce côté sérieux dans le talent de l’auteur des Huyuenots qui lui a donné 
si promptement ct si aisément prise sur un peuple aussi naturellement lit- 
téraire que le peuple français ct par ecla mème très-sensible à la conve- 
nance et à l'expression dans les œuvres d’art. Quoique nous fassions, nous 
sommes les fils de Boileau, de Molière et de La Fontaine ; en prenant un 
billet de parterre pour l'opéra, nous ne pouvons pas ne pas emporter avec 
nous l’amour du vrai, de la clarté, le sentiment du net ct du positif, enfin 
cette haute faculté de raison qui est fondamentale chez nous et qui sc re- 
trouve dans notre langage comme cile ‘est dans notre cerveau. Les Italiens 
sont alliés à la musique pour la passion : comme la musique était la seule 
distraction, l'unique spéculation qui ne füt pas prohibée par leur gouverne- 
ment, ils y mirent toute leur âme, et la musique devint ainsi pour eux un 
refuge cnchanté contre la servitude.Les Allemands y allèrent per la voie des 
idécs, par le chemin philosophique: voie ténébreuse, mystérieuse, remplie 
d’accents inconnus ct de vagues murmures que surprirent Weber et 
Becthoven. Mais pour nous la musique sera toujours une sœur de la raison, 
au moins par alliance ; et c'est précisément pourquoi Meyerbeer nous a se- 
duits, fascinés pendant vingt-cinq ans ; c'est précisément pourquoiil lui « suffi 
d'une seule victoire,gagnée en 1831 ,par la première représentation de Robert, 
pour avoir raison même de la popularité de Rossini, l'improvisateur su- 
blime, qui crée la mélodie avec toute l’insousiance d'un enfant qui souffle au 
soleil des bulles de savon au bout d'un chalumeau. 

Il semble qu'on pourrait à la rigueur comparer Rossini à Rubens et à 
Murillo, et Meyerbeer à Michel-Ange ct à Poussin. Comme l'auteur du jugc- 
ment dernicr, il est porté au colossal ; sa touelre est violente. Jamais rien de 
vague dans ses mélodics qui, pour n'étre pas dansantes, carrées, faciles 
à retcnir, n’en sont pas moins d’une précision très-rigourcuse. Que la ligne 
soit courte, brise, tourmentée, soit qu’il cn résulte souvent, à une première 


MEYERBEER ET L'ÉTOILE DU NORD. 513 


audition, de la confusion pour l'oreille, soit encore. Mais une fois que l’on 
a saisi les lineaments de la pensée de l’auteur ct, pour ainsi dire, la configu- 
ration de la mélodie à travers la simultancité des sons et l'enchevétrement 
des accords, on est frappé de la fermeté du dessin, de l'sccentuation, de la 
netteté de la ligne. C’est de la musique solide, bien arrétée , sans transpa- 
rence, éloffée; à aucune place le tissu n’est uni, mais toujours il s'offre 
chargé d'ornements les plus variés avec incrustations de pierreries. 

C'est cette habitude propre à Meyerbecr de briser la mélodie juste au 
moment où l'orcille s'apprète à en suivre le développement qui a fait croire 
à plusieurs que le souffle, l'abondance manquaient à ce maitre. Mais qu'on 
ne s'y trompe pas, celte habitude tient non pas à l'impuissance, mas à 
un parti pris, à un système. Au fond, que veulent le musicien, l'écrivain, 
l'artiste ? produire, certaines conditions étant données, une émotion assez 
forte pour nous arracher aux préoccupations du monde extcricur. Qu'im- 
porte alors que le musicien y arrive par des périodes longues, suivics de 
ritournelles attendues, ou par des phrases brusquement coupées et enchai- 
nées avec art les unes aux autres. Le style de Fénelen ou de Muassillon ne 
ressemble pas à celui du père Lacordaire ou de Michelet. La haine du rem- 
plissage, l'horreur du lieu commun, et aussi l'instinct si vivace en lui de la 
précision, lui ont sans doute fait adopter ce dernier système. Il y a été aussi 
porté par l'esprit tourmente de notre âge qui vit en lui et dans sa mu- 
sique. 

Ce qu'on peut en effet reprocher à cette musique, c'est de n'être pas sim- 
ple, c'est d’être laborieuse dans son ensembe et ses détails; la 
science n'y est pas exempte de recherches. Mais quel écrivain a été simple 
depuis Châteaubriand ? La simplicité n'est pas le fait des peuples avancés en 
civilisation et surtout des peuples en quête de nouvelles formules sociales, 
politiques ou religieuses. Qui ambulat simpliciter, umbulal confidenter dit 
Salomon. La simplicité , la eonliance, la paix, la sérénité, ces vertus 
se touchent et se ressemblent, mais elles manqueut forcement à une épo- 
que où prédominent, comme dans la nôtre, l'ardeur novatrice, l'ambition 
inquiète, les espérances demesurées et les exagéralions tumultueuscs. 

Aussi, pour bien juger et bien saisir les œuvres de Meyerbecr, il faut sc 
reporter à l’époque de leur naissance. Toute notre fièvre de 1830 s’est d'ail” 
leurs bien calméc! et nous sommes loin de ces années où nuit ct jour le 
Vésuvec littéraire était en pleine éruption. Quelle époque ! 

C'était le temps où Victor Hugo publiait Notre-Dame-de-Paris et les 
Feuilles d'automne, Lamennais les Paroles d'un Croyant, de Vigny Chattcr- 
ton, et Barbier les lambes. Un jour, Châteaubriand, rencontré dans la rue, 
&tait spontanément porte en triomphe par les Écoles ; le lendemain, le père 


o14 MEYERBEER ET L'ÉTOILE DU NORD. 

Enfantis s'essayait à devenir Dieu, en pleine Cour d'assises. L'apocaly pse 
astronomique de Fourier, ln Palingénésie sociale du vénérable Ballanche 
étaient lues, méditées et. comprises. Le monde fut témoin d'une inonda- 
tion lyrique sans exemple; il pleuvait des sonnets et des religions, des 
constitutions et des romans. M. Saintc-Beuve qui fait, à l'heure qu'il est, 
tous les lundis, des prônes littéraires dans le Moniteur, révait autre chose 
que les soporifiques lauriers de La Harpe, il aspirait à renouveler la poétique 
du siècle, et, dans ses vers, Victor Hugo s'appelait le grand Victor tout court. 
C'était le temps des longs cheveux, des grandes barbes, des femmes incom- 
prises. Personne qui ne voulüt mettre un coin de roman dans sa vie. On 
jetait le défi à la destinée; à vingt ans, l'écolier souhaitait d’être foudroyé 
par quelque grande passion, fül-ce au prix de la mort. En ce temps-là, on 
vit le-chevalier Desgrieux lire à Manon Lescaut étonnée qui ouvrait de 
grands yeux les Médilations et les Harmonies de Lamartine. Werther fut 
dépassé ; le Pot au Feu de Charlotte fut renversé avec dédain par Lélia, En 
ce temps-là encore, M.de Musset, l’auteur de Rolla et de Namouna n'était 
pas devenu une contrefaçon de M. Dupaty ou de M. Cumpenon. Lamartine. 
l'Orphéc de ce temps, partait, comme un roi, pour l'Orient sur un navire 
qu'il avait frêté à ses frais ; et ce même Lamartine, vieilli ct découronné, 
de cette main qui toucha la lyre où vibrait le nom d'Elvire, tourne aujour 
d'hui la meule du feuilleton dans les bureaux du Constitutionnel, que rail- 
lait Antony le batard. Les acteurs eux-mêmes portaient au front un éclair 
d'idéal et d'enthousiasme hélas ! éteint. Ils s’appclaient : Nourrit, Falcon, 
Dorval, Taglioni, Frédérick Lemaitre. L'inerte piano devenait un trépied 
sous la main de Litz ; et devant la rampe en feu, les cheveux en désordre, 
passait et repassait comme une évocalion de Rembrandt, la silhouette de 
Paganini tenant sous son bras un magique violon rapporté du Brocken. 

Le siècle se trouva monté comme naturcilement au diapason de cette mu- 
sique; il se reconnut de suite dans l’étrangete brülante, dans la violence pas- 
sionnée et jusque dans l'ambition de cette langue nouvelle que parlait le mai- 
tre, Celle musique avait de l'imprévu, de l'incommensurable, pour ainsi dire; 
elle fascipait par sa force , son obscurité même : on s'y plongeait avec délices 
comme dans un gouffre harmonieux. Il me souvient, à ce sujet, et M. Scribe 
dut en rire, que nous fimes cette découverte qu'Alice et Bertram étaient 
un mythe représentant le bon et le mauvais principe. Il se trouvait que 
Meycrbeer avait mis en musique l’éternelle dualité, comme on disait alors. 

Seulement il est arrivé ceci : le grand mouvement littéraire de 1850, si 
hardi et si profond, est resté désordonné dans ses éléments, tumultueux, 
convulsif et jusqu’à un certain point stérile ! Ina jamais pu acquérir dans 
son ensemble, cette régularité classique, cette fixité sans laquelle il n’y a rien 


MEYERBEER ET L'ÉTOILE DU NORD. 515 


de durabl:, tandis que la musique de Mevyerbeer, romantique dans son 
essence; revêlit du premier coup l'aspcct ct la grandeur classiques. Suprème 
honneur pour ce maitre! en même temps que sa musique est au fond vio- 
lente, dramatique, passionnée, la forme est précise, l’ensemble bien or- 
donné; à tout instant, il la domine. Il gouverne son inspiration, il ressent 
la passion extérieure, il respire le souffle qui énivre les âmes, sans en ètre 
énivré lui-même ; il est toujours en pleine possession de sa verve et de 
son génie. À côté de lui, M. Berlioz me parait volontiers persounifier assez 
bien les instincts démesurés, l'exagération, l'utopie, mais aussi l'impuis 
sance. Dans Meÿerbecr, au contraire, tout s'équilibre admirablement, la pas- 
sion ct le style; il est ce qu'il veut ètre, épique dans Robert, dramatique 
et passionné dans les Huguenots, religieux et solennel dans le Prophite, 
brillant et plein de fantaisie dans l'Étoile. 

Une chose aussi que ce maitre possède à un haut degré et qui a manque 
à la littérature de ce temps, c'est la conscience ct lu tenue, ce reflet de ln 
conscience. De là, cette lenteur à produire dont on lui a fait un reproche, 
cette sollicitude inquiète, puérile aux yeux de quelques-uns, qu'il apporte 
aux répétitions de ses œuvres, et qui n’est, après tout, que le respect de l'art 
ct de soi-même, cette révérence intérieure, recommandée par la sagesse an- 
tique. Soyez sûrs, quoi qu'il arrive, que ce n’est pas lui qui nous donnera ja. 
mais ses mémoires comme Alexandre Dumas ct George Sand, son autobio- 
graphie comme M. Berlivz, ou des feuilletons politiques cominr M.Ad. Adam. 
Il a le droit de dire ce que disait Poussin, envoyant ses tableaux à Paris : 
« ce ne sont point des tableaux que vos peintres cxpédient cn vingt-quatre 
heures ct en sifflant.» {l tient avec raison que ve qui importe ce n'est pas le 
temps qu’on met à produire une œuvre, mais simplement le mal faire. 

Quant au reproche qu'on lui a fréquemment adressé d'étouffer ln voix 
sous le fracas de l'orchestre, je n’en veux pas parler. Platon sc plaignait 
déjà de son temps des empiétements de la flûte sur la voix humaine; et, au 
train dont vont les choses, on peut prévoir encore un nouveau dévcloppe- 
ment des masses chorales et instrumentales, au détriment des chanteurs. 
Seulement, pour avoir de la grosse et savante musique, nous n'en aurons pas 
moins de la petite musique, facile à saisir et fortement rhythmée. C'est là 
que nous tendons par les motifs que j'ai indiqués en commencant. 

A une société qui ne cousidère l’art que comme unc distraction à peine 
au-dessus de celle que procure l'action de fumer un cigare . il faut évi- 
demment une musique de second ordre, une espèce de perfectionnement 
du genre de M. Musard : les grandes partitions de Meyerbeer seraient 
trop lourdes pour son tempérament. En sommes-nous la? je souhaite que 


non. Militaire ou industrielle, l'action est grande. dans l'atchier comme 


516 MEYERBEER ET L'ÉTOILE DU NORD. 


sous la tente ; muis, dans l’ordre des choses de l'esprit, dans le monde de 
l’art, on ne surprend que d'’insipides battologies. Le rapetisse-toi des Chi- 
nois semble être devenu chez nous une maxime à l'ordre du jour. L'art 
n'est plus ce qu'il doit être, uno jouissance élevée qu'il faut conquérir, une 
initiation à un monde supérieur. 


Le lecteur eut sans doute préféré à l’élueubration ci-dessus une simple 
analyse de l'Etoile du Nord; mon intention était bien tout d'abord de me 
conformer à l'usage, de commencer par tracer le sommaire du libretto et de 
finir per l'appréciation impartiale des morceaux les plus saillants de la parti- 
tion. Mais le feuilletoniste projtose et le démon du feuilleton dispose ; et :l a 
cctte fois disposé les choses de telle façon que de fil en aiguille, de phrase 
en phrase, d'alinéa en alinéa, je me suis laisse aller à esquisser au fusain ct 
sans beaucoup d'ordre, un chapitre moitié littéraire, moitié musical, sur les 
rapports de la musique de Meycrbcer avec la littérature contemporaine. Que 
lc lecteur me pardonne cette digression involontaire; une excuse, après 
tout, me reste, c'est la publication que l'administration théâtrale vient de 
faire des principaux comptes-rendus auxquels a donné licu dans les jour- 
naux de Paris l'apparition de l'Etoile du Nord. J'y renvoie le lecteur, en lui 
signalant, entre tous, l’article de M. Fétis, un homme du métier, celui-là, et 
non un musicien d’instinct ct d'occasion, une réputation classique, un cri- 
tique, un professeur sérieux, peu disposé à la fantaisie et au paradoxe, on 
en conviendra. Sur la foi de M. Fétis, les personnes timides peuvent 
donc admirer l'Etoile du Nord comme elles admirent les Huguenots, sans 
craindre de se compromettre. 

L'Etoile du Nord est, du reste, parfaitement montée à Lyon. On sent que 
l'œil du maitre, artiste et expcrt consommé pour tout ce qui regarde la 
mise en scène a passé par là, surveillant, avec unc attention scrupuleuse, 
l'évolution du moindre comparse et fixant la place du plus potit accessoire. 
De l’aveu des juges les plus difficiles, l'orchestre a admirablement marché, 
il a été digne de la haute réputatien de son chef, digne de la grande œuvre 
qu'il interprétait. L'histoire fait mention de la statue d’un Jupiter qui avait 
trois yeux, deux à la placs ordinaire et un au milieu du front. M. George 
Haini, lorsqu'il est assis à son pupitre souverain, en a au moins autant : 
deux pour lire la partition, et celui du front pour guider le chanteur ; il me 
semble même qu'il en possède encore deux autres derrière la tête pour 
surveiller sa légion d'instrumentistes ; et, de fait, il ne la perd jamais de 
vue ; son ubiquilt magnétique s'étend, également active et vigilante, de la 
grosse caisse aux timballes. Les honneurs de la soirée ont été pour 
Mme Barhot. Constamment digne, noble et touchante, du rôle le plus difii- 


MEYERBEER ET L'ÉTOILE DU NORD. b1© 


cile sans contredit qu'elle eût encore abordé, elle a su faire son meilleur 
rôle. C'est ainsi que le vrai, le solide talent se révele ct s'affirme. Les 
épreuves sérieuses le grandissent ct lui profitent. Cette création de Cathe- 
rine est un excellent présage pour le succès des prochains débuts de 
ectte dame à l'Opcra-comique de Paris. Je l'en félicite vivement. M. Bar- 
bot, son mari, en acceptant le petit rôle du pâtissier Danilowitz, a com- 
pris qu'avec Meverbeer les plus petites choses ont leur importance; il 
s'en est tiré le mieux du monde, ct il ne pouvait en être autrement ; car 
ce n'est pas non plus le talent, ni la méthode, ni la bonne volonté qui lui 
manquent, il ne péche que par cct excès de zèle que blämait feu M. Tallev- 
rand ; en voulant trop bien faire, il lui arrive de forcer la voix, de prolon- 
ser le son outre mesure. Son chant, finit par ressembler quelque fois à 
un semis de points d'orgue. M. Belval jouit de la faveur populaire ,— 
nimium gaudens populuribus auris. — Aussi a-t-il emporté les applaudisse- 
ments de haute lutte ; et, en l’entendant chanter l’autre soir son duo 
amoureux avec Catherine, je ne pouvais m’empècher de faire cette ré- 
flexion : ces basses sont bien heureuses, en vérité. Du temps de Cimarosa 
et de Paisiello, et jusqu'à Rossini, elles n'avaient rien à chanter, ou du 
moins bien peu de chose. Le beau monde raffolait alors des voix hautes et 
des castrats ; ces vivantes antithèses des basses gouvernaient te théatre 
au gré de leurs caprices et à l'exclusion des voix graves. Enfin, Malherbe 
vint où plutôt Rossini, et les basses opprimées virent luire de meilleurs 
jeurs , il allongea leurs rôles ; puis Mcyerbeer les prit en sérieuse estime et 
leur donna une importance à faire mourir de dépit tous les ténors détrônes. 
Néanmoins, jusqu’à présent, les ténors avaient gardé le privilége de jouer 
les amoureux ct voilà que Meyerbecr le leur a enlevé, au grand scandale 
des vieux amateurs qui ne peuvent s’accoutumer à ce singulier spectacle 
d’une basse roucoulant l'amour sur un ton caverneux avec accompagnement 
de trilles sombres. N'oublions pas non plus les vocalises de Mme Rauis, ni 
M. Filhiol qui, nonobstant son origine méridionale et son accent gascon, 
est entré dans la peau du Kalmouk Gritzanko avec une aisance incompara- 
ble, ce qui prouve bien, en dépit de la guerre actuelle, l’uffinité secrèle qui 
a existé dans le passé entre loutes les races humaines et qui doit les réunir 
dans l'avenir. | 
Maintenant, Lterminons par ce cri que poussait autrefois le héraut romain 
ü la fin des représentations scéniques. ct qui ne fut jamais mieux à sa place 
que, l'autre soir, après l'audition de l'Etoile : p'audite, applaudissez! ap- 
plaudissez, citoyens : 
: Jeans TISSEUR. 


TABLE 


VES MATIÈRES CONTENUES DANS LE TOME IX. 


(SECONDE SÈRIF:. 


LYON. — HISTOIRE DÉPARTEMENTALE. — ARCHÉOLOGIE. — MONUNENTS. 


—DOCUMENTS.—AUTOGRAPHES.——PIÈCES POUR SERVIR À L'HISTOIRE 


DE Lyon. 


Joseph Bano. 


MonFaALcoN. 


La Rocue La Career. 


- Josepu Bano. 


GasparD BELLIN. 


L'ABBÉ Jozisois, 


A. BEerxaro. 
Pauz ST-Oune. 


Feu GRANDPERRET. 


Victon SuiTH, 
Victor Su1T4. 
Léon Boire... 


L'ansr CaRisTOPnE. 


Leon Boite. 


Josspa Bano. 


FE. v'ESCHAVANNES. 


Cansicnor.. 


D'AIGQUEPERSE.. 


Bulletin monumental.................... 
Origines et bases de l’histoire de Lvon...... 
Lettre au sujet de l'église d’Avenas......... 
Parcours de Lyon à Chalon par le chemin de 


Un chapitre du budget de la ville de Lyon... 
Sur le nom de Monglave donné par quelques 

auteurs à la ville de Lyon.............. 
Notice historique sur le diocèse de Lyon..... 
Le Gourguillon au XIlle siècle. ............ 
Etablissement de la commune à Lyon...... 


BIOGRAPHIE. —— NÉCROLOGIE. 


Aime Roÿék::2:240 os dusdeidenaseaees 
Barthélemy Courbon .................... 
L'abbé Jacques: ut seuruases 
Joseph Lançon......................... 
Le cardinal Jeau de Rochctaillée. .......... 
Claude-Louis Grandperret................ 
Joseph Feuillet........................ ; 


HISTOIRE. — VOYAGES. 


La diplomatie française en Orient , sous Frau- 
COS AR Te née 
Une promenade cn Suisse et au lue Majeur. 
cuite CEE near om henn tent 
La ville de Pau, son château, ses environs, 


ses arives. soso ses. 


25, 149, 284. 


248 


79 
345 
396 
137 


GasparD Beurin. 


L'arz Satzer. 


Morez DE Voueinr. 


SERVAN DE SUcxy. 


TABLE DES MATIÈRES. 


Un martyr au NV siéele. 


LITTÉRATURE. 


Improvisation à la seance publique de l'Acade- 
mie impériale de Lyon (11 juillet 1854).... 
Lettre sur Restif de la Bretonne........... 
Additions à l'article Restif de la Bretonne. ... 
Sur un poème inédit d'un auteur lyonnais 
encore INCONNU soso. 


Notmot, Tasarrau, F. Bouirnier, Rentrée des Facultés, Discours . .. 


L Aspr Rotx. 


Vicron Suiru. 
A. \. 

A. V. 
St-OLIvE. 


Hicaaro. 


Léon Boirez. 


A. V. 


Asez DALLEMAGNE. 


Macrice SimonxerT. 


Leon Boire. 
A. V. 
Hicuaro. 


AL. ve Botssirr. 
MoNFALCON. 


A. Brasaro. 


Note au sujet du discours de rentrée de M, l'a- 
vocat-général Valantin....,............ 


BIBLIOGRAPHIE. 


Inscriptions antiques de Lyon par M. de Bois- 


Le Lotus, par Rafacl Blas ................ 
Fables , par M. Villefranche. .............. 
Nabuchodonosor , par Besse des Larzes..... 
Notice sur le pont St-Esprit, par Léon Alègre. 
Histoire des classes agricoles en France, par 

Dareste de la Chavanne ................ 
Pensecs d’un solitaire, par Félix Olivier. .... 
Histoires des expéditions militres d'Edward Ill, 

par Lepoitevin de Lacroix. .... Sihuasiens 
Voyage en Grèce , par M. Yemeniz......... 
Mes premiers et derniers souvenirs littéraires, 

par M. Monnier de la Sizcranne.......... 


. Fables , par Alexis Rousset. ............... 


Bourg en Bresse en 1854 , par M. Joseph Bard. 
Pensées d'un solitaire, 2° compte-rendu..... 


CORRESPONDANCE. 


Lettre au sujet d’une note de M. Monfalcon.. 
Réponse au sujct de la lettre de M. de Boissieu. 
Lettre à M. Joseph Bard au sujet du parcours 

de Lyon à Chalon.................... 


519 


203 


4ù 
219 
343 


306 
463 


+00 


72 
18 
82 
83 
164 


233 
245 


246 
320 : 


334 
418 
427 
492 


253 
254 


220 


Jusepx Baru. 


Ux LirrénraTerur, 


L’Asré Rovux. 
Léox Borrez. 


J. Tissere. 


LorTeT. 


Paur St-Ouive. 


TABLE DES MATIÈRES. 


Reponse de M. Bard à la lettre de M. À. Bernard, 
au sujet des noms latinisés . 7........... 


BEAUX-ARTS. — THÉATRES. 


La littérature lyonnaise à l'Exposition de 1855 
Les dais de St-Nizier et de St-Polycarpe..... 
Le gendre de M. Poirier.................. 
M: Géoroy sisi mes 
Meyerbeer et l'Étuile du Nord............. 


VARIÉTÉS. 


Société protectrice des animaux {séance publi- 
que du 14% juin 1854) ......... ....... 
Le Jardin-des-Plantes livré à la Compagnie des 


Supplément à la note sur lc Jardin-des-Plantes. 


— Chute du pont de la Quarantaine.......... 
POÉSIES. 

SEnvax DE Sue. CeSSV hs vicsiames assises ln sou 
Anruvr DE Gravinion. Une Mère ...........,..... lésions este 
AvecserT(MmeGexro).Le Svlphe et la jeune fille................ 
Garier Moxavon, La chanson du rossignol.................. 
Raraez BLas, Hymne nuit és rss aibretensiens 
AIME ViNGTRINIER. Les deux Voyageurs. .... Se 


FIN PR LA TABLE DU TOME !%. 


LA 


84 
85 
168 
343 
509 


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